Correspondance de Napoléon – Août 1804
Étaples, 21 août 1804
A M. Fouché, ministre de la police générale
On m’assure avoir vu passer Barras sur la route de Bruxelles à Paris. Je ne vois point d’inconvénient qu’il y reste quelques jours; mais je ne crois pas qu’il soit utile, pour ses propres intérêts, qu’il y séjourne.
On m’assure qu’il avait le projet d’aller dans le Midi; ce projet est fort bon.
Je coucherai cette nuit dans ma baraque d’Étaples. Je retournerai à Boulogne demain, et probablement j’irai à Saint-Omer, Arras, et, dans dix ou douze jours, à Aix-la-Chapelle, d’où je partirai pour les quatre départements du Rhin.
Je désire que vous me fassiez rédiger avec soin des notes sur les différentes dilapidations qui s’exercent. Vous savez l’importance que j’attache à être bien instruit sur ce point.
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Vous trouverez ici un étrange mémoire qui m’est envoyé par le maréchal Murat. A la simple lecture, il sera facile à la police d’avoir des renseignements sur quelques-uns des individus dont il y est question. Toutefois, au milieu de ce bavardage, il est possible que cela mène à quelque chose.
Étaples, 21 août 1804
Au maréchal Murat
Monsieur mon Beau-Frère et Cousin, du moment que la place des droits réunis de Cahors sera vacante, j’y nommerai M. Lafond de Mongesty; mais il faut que sa vacance me vienne annoncée par le ministre. J’ai envoyé la note que vous a remise M. Delille, à Fouché.
Je suis aujourd’hui dans ma baraque d’Étaples.
Il me paraîtrait peu convenable que les officiers de la garnison de Paris payent la fête qui a été donnée. Faites-moi connaître la retenue qu’on doit leur faire pour cet objet.
Étaples, 22 août 1804
Au maréchal Berthier
L’Empereur me charge, Monsieur, de vous renvoyer la pièce ci-jointe et de vous faire connaître qu’il désire que vous accordiez la permission demandée, et que vous écriviez à M. Fox, par la poste de Hambourg, qu’à sa considération il a permis à son recommandé (On lit en marge : M. Phillips, qui demande la permission de passeren Angleterre pour y transporter les restes du marquis Tweedale, mort à Verdun.) de passer en Angleterre pour revenir ensuite à Verdun; qu’il a voulu en cela donner à M. Fox un témoignage de la considération qu’il porte à ses hauts talents.
Pont-de-Briques, 23 août 1804
A M. Cambacérès
Mon Cousin, je suis revenu hier soir à Boulogne. Prenez des renseignements indirects, et faites-moi connaître ce que vous pensez de la manière d’agir du nouveau service du trésor, et quelle influence il peut avoir sur la baisse de nos effets publics.
Pont-de-Briques, 23 août 1804
A M. Fouché
Monsieur Fouché, Ministre de la police, d’après le rapport que vous me remettez sur l’affaire de Nevers, elle ne ressemble en rien à celle de votre dernier bulletin. C’est une affaire de rien et à laquelle je ne prends aucun intérêt. Il m’importe fort peu que M. Chevalier ait sifflé, ou non, ces vers :
Je ne serai jamais dur, insolent ni fier,
Et me rappellerai ce que j’étais hier
Je désire cependant que vous remontiez à l’origine de cet article du bulletin, et que vous sachiez d’où celui qui le rédige l’a tiré et a pris qu’on avait prononcé le nom de l’Empereur, etc. Si je commence à lire les bulletins de la police comme je lis ceux de la place de Paris, auxquels je n’ajoute aucune foi, il en résultera pour moi un grand inconvénient, car cette manière d’être instruit m’est très-commode. Les bulletins sont signés par vous, et vous devez savoir d’où les articles en sont tirés. Écrivez aussi au fonctionnaire public qui a donné ces renseignements pour lui en demander la source Quant au préfet de la Nièvre, il paraît que c’est un homme léger. Il s’imagine faire une très-belle chose en taxant une grande partie des habitants de son département du nom de bourbonniens; ces termes ne valent rien; c’est faire un très-grand honneur aux Bourbons. Je suis extrêmement persuadé qu’il n’y a pas dans la Nièvre trois familles qui s’intéressent aux Bourbons et qui en aient reçu des bienfaits; mais il est tout simple qu’il y ait des mécontents qui ont perdu des biens, des charges, etc. Ne permettez pas qu’on se serve du nom de bourbonnien; exigez qu’on s’explique. Il ne faudrait que quelque hommes légers, comme le préfet de la Nièvre pour recréer à ce misérables Bourbons une immense existence en Europe. Ce n’est pas la première fois que cela arrive à ce préfet; je lui ai fait demander des détails et des noms, et il les a toujours éludés.
Mettez M. de Steube en surveillance, et faites-moi connaître quelles sont les personnes qu’il voit habituellement, et quelle est sa manière de vivre.
Les rapports des adjudants de place de Paris parlent d’une nouvelle administration des jeux; je vous prie de me faire connaître ce qu’il en est.
Je désire avoir quelques détails sur le produit de la récolte dans les trois contrées qui approvisionnent Paris. Faites connaître dans Paris que l’exportation des blés est arrêtée. J’ai effectivement ordonné au ministre de l’intérieur de prescrire cette défense par une circulaire.
Pont-de-Briques, 24 août 1804
A M. Portalis
Monsieur Portalis, Ministre de l’intérieur par intérim, vous devez avoir aujourd’hui le montant des votes pour l’hérédité. Joignez-y ceux des armées et de la marine, et faites-moi connaître le résultat total; il doit être de plus de trois millions de votes.
Pont-de-Briques, 24 août 1804
A M. Talleyrand
Monsieur Talleyrand, Ministre des relations extérieures, il est impossible de se comporter plus mal que ne l’a fait M. Pichon dans ces dernières affaires de Saint-Domingue. Il a fourni aux Américains des pièces contre nous. Il s’est conduit comme un agent de l’Amérique, et non comme un agent français.
Je vous renvoie la correspondance de quelques jours.
Je vois de grandes discussions en Amérique, où les Américains paraissent avoir des torts, puisque nous sommes maîtres de leur interdire le commerce de Saint-Domingue, dont la souveraineté ne peut nous être contestée.
Il faut recueillir avec soin tout ce qui est relatif à cette affaire du comte de Lille, afin qu’on puisse, selon les circonstances, s’en servir.
Donnez ordre à M. Caillard, mon chargé d’affaires à Stockholm, de revenir à Paris. Il prétextera sa santé, qui exige son retour en France. Il emportera avec lui tous les papiers de la légation. Il aura soin, du reste, de ne se permettre aucun propos; il partira vingt-quatre heures après avoir reçu votre ordre; et, s’il se trouve interrogé par qui que ce soit, il doit dire toujours, même confidentiellement, qu’il avait depuis longtemps demandé un congé qu’il vient d’obtenir, pour profiter de l’absence du roi.
Faites demander à M. de Beuzel l’arrestation du père Morus à Ratisbonne; écrivez dans ce sens à Bacher.
Pont-de-Briques, 24 août 1804
A M. Talleyrand
Monsieur Talleyrand, Ministre des relations extérieures, je vous renvoie le projet de lettre à M. de Gravina, qui remplit mes intentions. Je désire qu’elle ne soit remise que trois jours après M. de Cobenzl aura reçu ses lettres de créance, et que l’annonce aura été dans les journaux. Ayez soin que votre lettre porte la date du jour où vous la remettrez.
Pont-de-Briques, 24 août 1804
A M. Talleyrand
Monsieur Talleyrand, Ministre des relations extérieures, vous trouverez ci-joint la note telle qu’elle doit être envoyée à M. d’Oubril. Il vous demandera sans doute une entrevue; vous la lui accorderez, mais vous ne lui donnerez aucune explication atténuante. S’il demande ses passe-ports, vous les lui donnerez, et, après avoir donnés, vous lui ferez connaître qu’il quitte Paris sans délai, mais qu’il ne dépasse pas les frontières de France que mon chargé d’affaires n’ait dépassé les frontières de Russie.
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NOTE
Le soussigné, Ministre des relations extérieures, a mis sous les yeux de S.M. l’Empereur la note du 2 thermidor de M. d’Oubril, chargé d’affaires de Russie.
Le soussigné a reçu l’ordre de déclarer que, toutes les fois que la cour de Russie remplira les articles de son traité avec la France, la France sera prête à l’exécuter avec la même fidélité, car la Russie pense sans doute que les traités lient également les deux parties contractantes.
Si le cabinet de Pétersbourg croit avoir quelques réclamations à faire en vertu des articles 4, 5 et 6 de la convention secrète du 18 vendémiaire an X, la France réclame l’exécution de l’article 3 du traité patent, qui s’exprime en ces termes :
« Les deux parties contractantes voulant, autant qu’il est en leur pouvoir, contribuer à la tranquillité des deux Gouvernements respectifs, se promettent de ne pas souffrir que leurs sujets respectifs entretiennent des correspondances, soit directes, soit indirectes, avec les ennemis des deux États, y propagent des principes contraires à leurs constitutions respectives, ou y fomentent des troubles : et, par une suite de ce concert, tout sujet de l’une des deux puissances qui, en séjournant dans les États de l’autre, attenterait à sa sûreté, serait éloigné de ce pays et transporté, aux frontières sans pouvoir, en aucun cas, réclamer la protection de son gouvernement. »
Cet article, rédigé avec autant de précision que de sagesse, décèle les dispositions vraiment amicales dans lesquelles étaient les deux puissances lors de ce traité.
La France n’avait donc pas lieu de s’attendre à voir la Russie accorder sa protection à des émigrés français , et les mettre en mesure, en les accréditant auprès de puissances voisines de la France, de se livrer à leurs dispositions haineuses contre la patrie. La France n’avait pas lieu de s’attendre à la conduite de M. de Markof, ministre de Russie en France, véritable auteur de la désunion et du refroidissement existant entre les deux États. Pendant son séjour à Paris, il s’est constamment étudié à encourager toutes les espèces d’intrigues qui pouvaient exister contre la tranquillité publique, et il a même poussé la déraison jusqu’à placer sous le droit des gens, par des notes officielles , des émigrés français et autres agents à la solde de l’Angleterre.
La France n’avait pas lieu de s’attendre, que l’on s’étudierait en Russie à renvoyer en mission à Paris des officiers qui auraient déjà excité des plaintes assez fortes pour avoir été portées à la connaissance de leur gouvernement : conduite étrange, d’après ce que se doivent tous les gouvernements, mais encore contraire à l’article ci-dessus cité.
Enfin le deuil que la cour de Russie vient de porter pour un homme que les tribunaux de France ont condamné pour avoir tramé contre la sûreté du Gouvernement français est-il bien conforme à la lettre et à l’esprit de cet article ?
Le Gouvernement français réclame l’exécution de l’article 9 de la convention secrète, dans lequel il est dit : « Les deux parties contractantes reconnaissent et garantissent l’indépendance et la constitution des sept îles ci-devant vénitiennes, et il est convenu qu’il n’y aura plus dans ces îles de troupes étrangères. »
Article évidemment violé par la Russie, parce qu’elle a continué à tenir des troupes dans les sept îles, que depuis elle les a renforcées avec ostentation, et qu’elle a changé le gouvernement de ce pays sans aucun concert.
Enfin la France réclame l’exécution de l’article 11 de la même convention, dont l’application évidente aurait été que, au lieu de se montrer si partiale pour l’Angleterre et de devenir peut-être le premier auxiliaire de son ambition, la Russie se fût unie à la France pour consolider la paix générale, pour rétablir un juste équilibre dans les différentes parties du monde, pour assurer la liberté des mers; ce sont les propres termes de l’article.
Telle devait être sans doute la conduite des deux puissances par rapport aux traités qui les lient; mais le cabinet de Russie voudrait que la France s’astreignît à remplir les stipulations qui sont à sa charge, sans lui assurer l’exécution de celles qui sont à son avantage. Ce serait agir comme un vainqueur le fait à l’égard d’un vaincu: ce serait supposer que la France peut être jamais intimidée par des menaces, ou dans le cas de reconnaître la supériorité de quelque puissance, que ce fût. Mais l’histoire des années qui ont précédé la paix faite avec la Russie démontre avec évidence que cette puissance pas plus qu’aucune autre, n’a le droit de prendre un ton exigeant avec la France. L’Empereur des Français veut la paix du continent; il a fait toutes les avances pour la rétablir avec la Russie; il n’a rien épargné pour la maintenir, mais, avec l’aide de Dieu et de ses armées, il n’est pas dans le cas de craindre personne.
Pont-de-Briques, 25 août 1804
A M. Talleyrand
Monsieur Talleyrand, Ministre des relations extérieures, je vous renvoie votre portefeuille. C’est actuellement la cour de Vienne qui a besoin de ma reconnaissance, puisqu’il est bien probable qu’elle éprouvera des difficultés dans toute l’Europe. La vanité de la Russie sera blessée, celle de la Prusse encore davantage. Mon intention est de ne céder aucune espèce de terrain à l’empereur d’Allemagne. Je le reconnaîtrai comme empereur d’Autriche, mais il a toujours été entendu qu’il me reconnaîtrait d’abord. Aix-la-Chapelle est l’endroit le plus convenable où puisse venir M. de Cobenzl. Quant à l’étiquette, je céderai à l’empereur d’Autriche, et l’empereur d’Autriche me cédera. Cela a été l’usage de tous les temps ; il serait ridicule que, pour être moitié plus forte, la France perdît de ses prérogatives. Il y aurait cependant un mezzo termine qui conviendrait assez : ce serait de déclarer l’égalité de tous les empereurs; celui d’Allemagne perdrait son rang, mais celui d’Autriche gagnerait l’égalité. J’ai vu avec plaisir l’usage que M. de Cobenzl a fait de la lettre du comte de Lille; mais il faut que l’Autriche fasse plus, qu’elle chasse l’ancien évêque de Nancy, M. de la Fare, qui , avec trois ou quatre commis mourant de faim, forme une espèce de légation à Vienne, que la Cour ne connaît probablement pas, mais qui ne peut être ignorée de la police. Si elle envoie M. de la Fare en Hongrie ou, dans tous les cas, à quarante lieues de Vienne, ce sera une chose agréable.
Pont-de-Briques, 25 août 1804
A M. Talleyrand
Monsieur Talleyrand, Ministre des relations extérieures, je désire que vous soyez à Aix-la-Chapelle le 12 de ce mois. L’itinéraire de ma route est Aix, Cologne, Bonn, Coblenz, Mayence et Trèves. Je ne compte point aller à Strasbourg. Les ministres, résidents ou chargés d’affaires de Hesse-Cassel, Bade et Francfort, se rendront à Aix-la-Chapelle ou à Mayence. Je désirerais aussi que M. Schimmelpenninck, qui est en Hollande, pût venir à Aix-la-Chapelle, ainsi que Semonville.
Vous enverrez les lettres de récréance à Champagny par un courrier extraordinaire. Vous lui écrirez de partir sur-le-champ, les affaires de son ministère exigeant sa présence. Si, comme tout me le fait penser, les lettres de créance de M. de Cobenzl sont expédiées pour Paris, il annoncera que je nommerai sous huit ou dix jours mon ambassadeur. Il accréditera en partant un chargé d’affaires, et il justifiera son départ avant l’arrivée de son successeur, par la nécessité de ne pas laisser dégrader les affaires de son ministère par un intérim prolongé. Il s’arrêtera à Ratisbonne pour s’il s’y trouve, et à Munich pour voir l’Électeur. Il se rendra ensuite Mayence, où je serai probablement alors, et où se prêtera son serment. Il partira de là pour aller prendre son portefeuille.
Mon intention est qu’il ne soit fait aucun mystère à la Prusse des dernières dépêches de Champagny relativement à l’érection de la Maison d’Autriche en Maison impériale héréditaire.
Vous verrez par les pièces ci-jointes que l’on achète toujours des armes à Wesel; portez-en plainte à M. Lucchesini.
Pont-de-Briques, 25 août 1804
A M. Lacépède, Grand Chancelier de la Légion d’honneur
La situation actuelle des Finances de la légion ne permettra pas de dépenser, cette année, 400,000 francs à l’hôtel de Salm. Je vous renvoie le devis des dépenses, qui sont ajournées à l’année prochaine. La Légion est obligée de payer, cette année, le montant de l’acquisition de l’hôtel. La dépense des réparations à faire étant répartie sur trois années, on jouira de cet établissement avant quatre ans. Il convient sans doute que la Légion d’honneur ait un aussi beau monument, mais il n’est possible de parvenir à le terminer qu’avec le temps. La situation des dépenses de l’État ne permet pas au ministre des finances de vous donner les trois millions pour l’an XI; il faut donc, pour le moment, se restreindre.
Boulogne, 25 août 1804
A l’Impératrice
Madame et chère femme, votre lettre du 5 fructidor (23 août) m’a trouvé à Boulogne. Demain, je serai à Saint-Omer. Le dix (28 août), je serai à Arras, le 12 (30 août) à Mons et le 13 ou 14 (1er septembre) à Aix-la-Chapelle.
Comme il serait possible que j’arrivasse de nuit, gare aux amoureux. Je serai fâché si cela les dérange. Mais l’on prend son bien partout où il se trouve.
Ma santé est bonne. Je travaille assez. Mais je suis trop sage. Cela me fait du mal. Il me tarde donc de vous voir et vous dire mille choses aimables.
Eugène fait la cour à toutes les femmes de Boulogne et ne s’en porte que mieux.