Un commissaire des guerres en campagne
Journal d’un commissaire des guerres pendant le Premier Empire
Alexandre Bellot de Kergorre


Campagne d’Autriche en 1809
Une nouvelle guerre avec l’Autriche étant imminente, je reçus, l’ordre de me rendre à Strasbourg. Le jeudi saint, 30 mars 1809, à neuf heures du soir, je quittai Paris; quatre jours après, nous étions dans la capitale de l’Alsace où, malgré un travail excessif, nous pûmes assister ù une fête donnée à l’armée par les Facultés de droit et de médecine.
Les Autrichiens ayant envahi la Bavière, le télégraphe en porta la nouvelle à Paris. Deux heures après, la réponse annonçait le départ de l’Empereur, qui arriva comme l’éclair a Strasbourg et prescrivit au quartier général de se rendre à Donauwerth. Je partis en voiture avec un de mes collaborateurs par Bischofï’sheim, Rastadt, Ettlingen, et nous arrivâmes a Stuttgard, puis a Caustadt, comme Sa Majesté venait d’y passer. La ville et les villages étaient en mouvement, toute la population s’étant portée sur la route. Pris pour des gens de sa suite, nous eûmes part aux saluts adressés à ses voitures. La cour de Bavière, chassée de Munich, s’était retirée à Dillingen, qu’elle encombrait et épuisait; nous ne pûmes y trouver à manger; il survint un orage affreux et c’est ce jour-là même, 19 avril, que l’Empereur gagna la bataille de Ratisbonne.

Arrivé a neuf heures du soir à Donauwerth, j’eus grand’peine à me loger. Quoique le quartier général fût parti le lendemain pour Ingolstadt, j’y restai le jour suivant, afin de reposer mes chevaux, que je gardais, n’en pouvant point trouver d’autres. M. Blondin, commissaire des guerres attaché à M. Daru, m’y apprit que j’étais nommé contrôleur des vivres et mon frère décoré de la croix du Mérite militaire de Pologne, ce qui me fit un double plaisir.
Nous rencontrâmes sur la route d’Ingolstadt beaucoup de blessés et de prisonniers, provenant des affaires de Ratisbonne, et quand nous arrivâmes à la première de ces villes, le quartier général la quittait pour Landshut. Nous en partîmes pour Neustadt, où je me croisai avec mon frère, arrivant de Varsovie, où je l’avais laissé deux ans auparavant. Près de Landshut, nous vîmes les effets du combat de la veille, à rentrée de la ville; le spectacle était affreux, les Autrichiens l’avaient vivement défendue contre les Bavarois ; leurs bagages encombraient le terrain, les maisons du faubourg étaient criblées de balles, percées de boulets ou écroulées; pressé» de rue en rue. l’ennemi n’avait pas eu le temps de brûler le pont, Landshut, se ressentait de ce désordre, son encombrement était immense, les vivres rares.
En arrivant de Ratisbonne. l’Empereur appela M. Daru, qu’il entretint longtemps à une croisée. Il apportait la fameuse proclamation qui annonçait à l’armée qu’avant un mois elle entrerait a Vienne. Jusqu’à onze heures, Napoléon regarda défiler les nombreuses voitures du quartier général. Montant alors en calèche, avec le prince Berthier, son mamelouk sur le siège, et escorté des chasseurs de sa Garde et des chevau-légers bavarois, il fut plus d’une heure à sortir de la ville, à cause de l’encombrement du défilé; sa figure était impassible, et M. Daru le suivit à neuf heures du soir.
Nous arrivâmes à huit heures du soir à Wilbiburg; les ponts brûlés, les cadavres, les débris de toute sorte annonçaient la fuite précipitée de l’ennemi. Le lendemain, nous passâmes à Muhldorff, à OEtting, et ensuite à Burghausen, où l’armée concentrée attendait la réparation du pont de bois brûlé par l’ennemi et la construction de celui de bateaux. Les nombreux bivouacs commençaient à 3 lieues de cette ville, que les Autrichiens avaient évacuée à l’arrivée de l’Empereur. Napoléon ne cessa, par sa présence, d’accélérer la construction du pont; malgré une pluie torrentielle, il s’y tenait constamment, encourageant les ouvriers, portant même des matériaux, aidé du prince Berthier ou d’un maréchal. Ce jour-là, à cinq heures, le pont étant prêt, la Garde et le corps Oudinot passèrent, suivis d’une masse d’hommes, de canons et de caissons. Ce pont était effrayant par sa légèreté, les poutres n’étaient que des perches. Lorsque l’artillerie voulut défiler après l’infanterie, le pont se brisa et quelques hommes périrent; depuis, on suspendait à chaque instant le passage pour le réparer, mais, malgré cette précaution, son élasticité épouvantait tout le monde. La seconde nuit, un convoi de poudre, bivouaqué près de nous, se mit en marche, ce qui nous permit de faire du feu.
L’Empereur partit le second jour de notre arrivée, donnant l’ordre au quartier général de le suivre, mais l’encombrement du pont ne nous permit de passer que le lendemain, vers trois heures. Le temps affreux jusqu’alors devint un peu moins mauvais. Les religieuses du couvent des Dames anglaises, où logeait M. Daru et que nous avions quelquefois protégées, nous donnèrent des subsistances que les circonstances nous rendaient précieuses.
À sept heures, nous étions à Bronau (Braunau), le lendemain, à Ried. Le pays était dévasté et, jusqu’à Vienne, ce fut la même chose. La marche précipitée du quartier général ne nous permettant pas de l’atteindre, M. Pichault, mon collègue, partit en poste avec M. Levrault, de Strasbourg, directeur de l’imprimerie de l’armée. Nous arrivâmes à Lambach comme cette ville brûlait, par suite d’une imprudence qui en détruisit la moitié.
Ebersberg (Ébelsberg), sur la rive droite de la Traun, tient à la rive gauche par un pont de bois fort long. Le combat avait commencé à la tête de ce pont, que les Autrichiens, dans leur retraite précipitée, n’avaient pu ni couper, ni brûler. Cinq fois la division Claparède l’enleva, cinq fois elle fut repoussée sans décourager les conscrits et les tirailleurs du Pô qui la composaient. Ebersberg était en flammes, démoli à moitié par le canon. Des milliers de blessés s’étaient jetés dans les maisons, où les flammes les atteignirent ; ils moururent dans les tourments de l’enfer. Les maisons, vis-à-vis le pont, en étaient remplies; des monceaux de cadavres plus ou moins brûlés gisaient pêle-mêle avec les décombres; les poutres embrasées faisaient le plus affreux spectacle; lorsque nous y entrâmes, il y régnait un silence de mort. Un grand nombre de corps était encore sur le pont; d’autres, jetés par-dessus, pour faire place à l’artillerie, formaient des entassements sur les bas-fonds. Les pertes, sur ce point, étaient immenses; on pouvait juger par les victimes entassées du nombre de celles que le torrent avait entraînées, près de la porte si bien attaquée et défendue. Un détachement de troupes de la confédération du Rhin, bivouaquant sur le pont, avait formé avec des corps un retranchement circulaire, pour se mettre à l’abri du vent. C’est au milieu de ce mur de morts qu’étaient son feu et sa marmite.
La rivière passée, l’horreur augmentait à la vue de cette ville dont le feu n’avait rien épargné, excepté l’église. Nous marchions à pied avec précaution, au milieu des cadavres et des poutres renversées.
Une odeur insupportable s’exhalait de ces corps. Les horribles contorsions de leurs membres exprimaient les plus atroces douleurs. Ne pouvant les éviter, nos roues les écrasaient. La chaleur, les exhalaisons effrayaient quelquefois nos chevaux, qui reculaient ou se cabraient. Nous apercevions parfois quelques blessés sortant des ruines éteintes ; leurs souffrances nous eussent déchiré l’âme, si, au milieu de ces diverses scènes, nous n’eussions été étourdis comme le soldat l’est au milieu du feu. L’ordonnateur des hôpitaux et le régisseur général de ce service, arrivés avec nous, réunirent quelques secours pour ces infortunés. Dans toute la ville, que je traversai entièrement, je ne vis d’autre habitant qu’une vieille femme, semblable à un spectre au milieu des ruines. Plus on approchait du château, plus on trouvait de morts. Il est placé sur les bords escarpés de la Traun, sur un plateau dominant la ville. L’audace française avait tellement effrayé les quarante mille Autrichiens qui défendaient cette position, qu’une compagnie de voltigeurs mit en fuite trois régiments placés pour protéger la retraite.
Nous étions engagés dans des rues étroites et escarpées, lorsqu’un détachement de grenadiers et chasseurs de la Garde arriva au galop. Nous crûmes, au premier moment, ces gens repoussés par l’ennemi qui combattait encore à gauche, sur nos derrières; mais ces cavaliers donnant des coups de plat de sabre à nos postillons, pour les faire avancer, crièrent que le grand parc chargé de poudre traversait la ville eu flammcs. Dans ce pressant danger, rien ne pouvait arrêter sa marche, et, intéressés nous-mêmes à ce qu’il ne sautât pas, nous gagnâmes promptement un endroit assez large pour deux voitures. Il nous tardait de voir la fin de cette suite de caissons, défilant près de nous au galop, presque au milieu du feu.
Dans la forêt d’Enns, où gisaient beaucoup de blessés autrichiens non encore relevés, nous fûmes dépassés par un parlementaire de cette nation, venant de leur droite, que Napoléon avait laissée beaucoup en arrière pour suivre ses succès sur leur centre. L’armée bivouaquait en avant de la ville, et M. Daru travaillait, mangeait et couchait sur de la paille avec sa suite, dans une chambre de la municipalité. Comme contrôleur des vivres, je fus à la manutention demander du pain, pendant que mes collègues cherchaient à, acheter des vivres. Je revenais fort satisfait d’en avoir obtenu, lorsqu’en rentrant dans notre chambre j’appris qu’on m’avait volé mon petit paquet contenant du linge, des chemises, une cuillère en argent, et surtout mon sac à coucher sur la paille; je regrettai infiniment ce dernier objet, que je ne pouvais remplacer. En comptant sur la parole de l’Empereur, il fallait encore dix jours pour atteindre Vienne, et, depuis longtemps, je n’avais pas ôté mon habit.
Le lendemain, je trouvai mon frère et m’installai avec lui dans une auberge. L’armée défila durant deux jours. Le matin du second, l’Empereur partit, et retrouvant sur la place l’encombrement de Landshut, il resta au fond de sa calèche, tandis que le prince Berthier, debout sur le devant, apostrophait avec colère les présents, cherchant à faire place. À huit heures, nous partîmes à pied et joignîmes M. Daru à Amstadten (Amstetten), déserte comme les autres villes, douze, heures après. J’étais si fatigué que, au lieu de déjeuner avec lui, je dormis deux heures sur le canapé d’une chambre, où trente officiers mangeaient en faisant un bruit horrible.
A six heures, nous nous méttions à table avec l’intendant général, lorsqu’un officier lui apporta l’ordre de se rendre à Melk, où nous le suivîmes. Quelques lieues avant cette abbaye, nous attendîmes le jour pour passer à gué l’Ybs, torrent venant des montagnes. La plage était encombrée par une grande quantité de voitures, engravées pour la plupart, tandis que d’autres avaient été entraînées par le courant.
Les ressources immenses du couvent de Melk le rendaient fort important pour l’armée : l’Empereur et une foule de généraux et d’officiers y logeaient avec plus de trente mille hommes. Au premier moment, il y eut un désordre; les caves furent forcées et les corridors inondés de vin; cependant, tout le monde en eut, et de fort bon. L’Empereur avait pris ce couvent sous sa protection spéciale ; pourtant, peu après son départ, le général X…, traité magnifiquement, fit mettre l’argenterie dans ses caissons. Les instances des moines n’ayant pu empêcher cet acte de brigandage, ils annoncèrent que l’un d’eux partirait pour apprendre à Sa Majesté ce qui se passait : à l’instant même, l’argenterie fut restituée.
Nous quittâmes l’abbaye dans l’après-midi ; la nuit était close quand nous arrivâmes à Saint-Pölten. Ignorant que le pont était détruit, nous faillîmes nous jeter dans la rivière; mais, la nuit, nous avions la précaution de ne traverser les ponts qu’à pied. Engagés sur celui-ci, nous aperçûmes tout à coup, à la lueur des étoiles, qu’il était coupé. Ne pouvant retourner, nous fîmes reculer la voiture et établîmes un barrage, comme auraient dû faire ceux qui nous avaient précédés, puis nous revînmes en ville.
Le jour suivant, nous reçûmes l’ordre d’aller à Schönbrunn ; la fatigue des chevaux nous fit demeurer à Buckersdorf (Purkersdorf), village à trois lieues de Vienne, où, par hasard, nous trouvâmes à manger.
L’ignorance des officiers arrivant de Schönbrunn, dont l’un disait Vienne pris, et l’autre soutenait le contraire, prouve combien, à l’armée, le vulgaire sait peu ce qui s’y passe ; à une lieue de la capitale, on n’en connaissait pas le sort. C’est vers huit heures du matin, à Schönbrunn, que nous apprîmes la capitulation, ainsi que l’entrée de nos troupes dans Vienne, où nous suivîmes M. Daru à dix heures. Les voitures n’y pénétraient qu’avec des billets. Je fus frappé de la sécurité que montraient les habitants; et cependant, peu d’heures auparavant, on avait lancé des obus pour hâter la reddition de leur cité.
C’est avec beaucoup de peine que nous fûmes logés, le soir, chez le prince de Kaunitz, qui, avant la guerre, avait été ambassadeur en France. Le général Àndréossy occupait son palais[1]il s’agit du palais d’été, aujourd’hui disparu, situé dans le faubourg Maria Hilf. On nous y témoigna la plus mauvaise volonté. Je ne me croyais pas obligé, chez un prince, d’avoir à faire du bruit pour obtenir du linge; mais, en me couchant, je trouvai au lit des draps sales, et j’ordonnai aux domestiques de les changer; sur leur refus, je pris un des tableaux de l’appartement et menaçai de le mettre en pièces si je n’étais servi a l’instant; je le fus immédiatement. Il y avait dix-sept nuits que je ne m’étais déshabillé ! Mon frère était avec nous, nous nous trouvions très bien; mais deux jours après, le commandant du faubourg vint nous déloger. M. Pichault et moi fûmes chez la sœur du comte Haugxvitz, ministre prussien, où, la première nuit, on brisa nos vitres avec des pierres; mal dans cette maison, nous obtînmes de demeurer chez la comtesse de Kunsbourg, petite- fille du prince de Colloredo, mort premier ministre. Nous mangions chez elle : rarement nous avions pu accepter ses offres réitérées de dîner avec elle à deux heures; mais, à cinq, une table recherchée et servie par un nombreux domestique nous attendait. Nous jouissions autant que possible de sa société, de son esprit et de son amabilité.
Douée d’un physique charmant, pleine de grâces, appartenant aux premières familles de l’Empire, dame du palais de l’Impératrice, décorée de la Croix-Etoilée de Marie-Thérèse, elle réunissait chez elle tout ce que la Cour comptait de plus distingué.
En l’absence de son mari, son père et sa tante, le comte et la comtesse de Kuefstein, logeaient avec elle. Comme elle était privée de ses chevaux par la guerre, nous mimes les nôtres à sa disposition ; mais elle préféra aller à pied, possédant la simplicité qu’on trouve si généralement dans la haute noblesse de la capitale et si rarement dans celle de province.
Dix jours après notre arrivée à Vienne, les 21 et 22 mai, pendant les fêtes de la Pentecôte, se livra la célèbre bataille d’Essling, qui pensa devenir funeste à notre armée par la rupture des ponts. J’allai avec mon frère et M. Pichault au Prater, qui n’était séparé du champ de bataille que par le Danube; la foule était immense et son agitation nous ayant fait rentrer en ville, nous montâmes sur la tour de l’église Saint-Charles. Une épaisse fumée couvrait la plaine et empêchait de bien distinguer les combattants; cependant, on apercevait les masses ; le feu de l’artillerie et de la mousqueterie, terrible jusqu’au moment où les ponts se rompirent, s’était ralenti de notre côté, dans l’obligation où nous étions de ménager nos munitions. Les mouvements populaires nous contraignirent encore de rentrer chez nous. Malgré le canon, qu’on entendait comme sur le champ de bataille, la promenade des bastions était couverte d’hommes et de femmes parées; une garde nationale, à laquelle l’Empereur avait laissé ses armes et ses canons, que, même, il avait passée en revue, maintenait l’ordre au milieu de la plus vive anxiété.
Après ce combat sans résultats, que de grandes pertes de part et d’autre, les deux armées prirent position, l’Empereur retourna à Schönbrunn et l’on construisit les superbes ponts d’Ebersdorf. C’est dans ce temps-là, qu’à une revue qu’Elle passait journellement, Sa Majesté faillit être assassinée par un jeune homme d’Erfurth, appartenant aux sociétés secrètes de l’Allemagne. Voulant, disait-il, parler à l’empereur Napoléon, cet étudiant s’approcha plusieurs fois de lui; toujours, on l’éloignait ; enfin, le grand maréchal Duroc le fit arrêter et l’on trouva sur lui un poignard. Après la revue, Sa Majesté le questionna Elle-même et lui demanda pourquoi il lui en voulait ; il répondit qu’il agissait dans l’intérêt général. Cet illuminé, qui ne cessa de montrer le plus grand courage, fut fusillé.
Mon frère étant tombé malade, M. Gilbert, médecin en chef de l’armée, me donna un docteur de confiance et vint souvent lui-même le voir. Mme de lvunsbourg mit sa maison à ma disposition, et les moines de Klosterneubourg, où mon frère avait séquestré pour deux millions de vin, lui en envoyèrent de très vieux, en reconnaissance de sa conduite chez eux, où il avait dû remplir une mission de rigueur.
La disette faisait assiéger jour et nuit la maison des bouchers et des boulangers, mais la tranquillité ne fut pas troublée pour cela. J’ai traversé la foule à toute heure, sans entendre un murmure, et cet état de crise dura jusqu’à l’affaire de Wagram. Depuis quelques jours, on annonçait le passage du fleuve, lorsque l’Empereur vint de Schönbrunn à Ebersdorf. Le mouvement commença à minuit, du 4 au 5 juillet, par un temps épouvantable et une nuit obscure; on en profita pour enlever la petite ville d’Enzendorf, qui fut brûlée. Le matin, le ciel s’était rasséréné, le canon tonnait et tous les habitants de Vienne s’étaient placés sur des éminences. Je montai à l’observatoire situé dans ma rue, Oberbekerstrasse, d’où, avec une lorgnette, je distinguai parfaitement la bataille; quel horrible spectacle que de voir, dans une plaine immense, cinq cent mille hommes aux prises, quinze cents pièces d’artillerie vomissant la mort, sept ou huit villages en flammes! Avec la nuit, le feu cessa, mais recommença le lendemain avec fureur; je grimpai à l’observatoire d’où je distinguai, vers deux heures, la retraite de l’ennemi se dessiner. Le soir, le bruit du canon s’éloigna et la chute du jour empêcha de suivre les mouvements des armées, qu’on avait parfaitement vus au centre et à notre gauche ; quant à notre droite, elle était trop éloignée pour qu’on pût distinguer autre chose que son feu. Comme la nuit précédente, les villages embrasés rougissaient le ciel. J’ai assisté à bien des batailles, je me suis trouvé au milieu du feu; mais je n’ai jamais si bien vu les chocs de deux armées.
Peu de jours après, désirant connaître la plaine de Wagram, j’y fus en calèche avec M. Pichault. Nous visitâmes d’abord Ebersdorf, où la Grande Armée avait longtemps campé. Trois ponts conduisaient à une petite île, trois autres à l’île Lobau, surnommée Napoléon, et trois autres à la rive gauche du Danube. Les deux premiers bras sont fort larges, le dernier l’est moins. L’île était devenue une vraie forteresse. Sur la rive gauche, nous parcourûmes Gross-Aspern, pris et repris cinq à six fois : il ne restait que quelques débris de murs, les riches moissons qui auparavant couvraient la plaine avaient disparu. Au retour, les ponts et les routes étaient garnis de lanternes: les ponts nous parurent d’une solidité remarquable, qui ne permit pas aux Autrichiens de les rompre, comme à Essling.
Nous visitâmes également le camp de Spitz, en avant du Tabor, dernier pont de Vienne. Le prompt établissement des fortifications étonnait singulièrement les Viennois.
L’armistice qui suivit les batailles de Wagram et de Znaïm, et prépara la paix, ramena beaucoup de familles dans la capitale. Les sociétés se rouvrirent peu à peu. Depuis longtemps, j’en avais une toute formée dans celle de Mme de Ivunsbourg. J’y avais remarqué le prince Ernest de Schwarzenberg, frère du feld-maréchal; de mœurs simples, chanoine, puis évêque, il aimait passionnément la musique et allait souvent au théâtre. J’y rencontrais également Mme de Saint-Quentin, femme d’un officier émigré, commandant le régiment de landwehr où servait M. de Kunsbourg; Mme de Fraiser, Anglaise, dont la fille, amie intime de Mme de Kunsbourg, épousa le baron de llammer, célèbre helléniste. J’allais aussi souvent chez la princesse de Colloredo, douairière, veuve du premier ministre ; Normande et née comtesse de Crenneville, elle avait épousé dans l’émigration un officier autrichien, dont elle avait eu une fille. Devenue veuve peu après son mariage, elle vint à Vienne solliciter une pension du premier ministre, qui l’épousa et la fit nommer gouvernante des archiduchesses Marie-Louise et Léopoldine. Cette dernière épousa le prince du Brésil, et la comtesse de Kunsbourg la conduisit, en 1810, à Rio-de-Janeiro et y resta deux ans. La princesse fit de vaines instances pour retenir Mme de Kunsbourg, à qui, malgré son refus, l’empereur François a été fort reconnaissant de son dévouement.
La jeune comtesse de Kuefstein, petite-fille de son mari, et de l’âge des archiduchesses, fut élevée avec elles jusqu’à seize ans; elle épousa alors le comte de Kunsbourg, qu’un physique très extraordinaire eût sans doute fait renoncer au mariage, partout ailleurs qu’à la Cour. Excepté son ancienne élève, Mme de Colloredo voyait peu la famille de son second mari. Elle fit avancer rapidement son frère, le comte de Crenneville, émigré comme elle; il était alors lieutenant général et gouverneur de la Styrie ; il épousa, peu après, sa nièce du premier lit. Cette jeune personne était chanoinesse, mais la croix qu’elle portait ne l’empêchait pas de vivre dans le monde avec tous les avantages que lui donnait sa haute position. Le salon de Mme de Colloredo réunissait plusieurs émigrants français : le prince Victor de Rohan, homme déjà d’un certain âge, mais qui n’avait rien perdu de sa vigueur, témoin la belle retraite qu’il fit après l’affaire d’Ulm, à travers l’armée française qui l’avait coupé et ne put l’empêcher de conduire son corps de cavalerie en Bohème. Nos bulletins avaient raconté qu’un Français seul était capable de ce fait d’armes. La gaieté de M. et Mme de Bethizy, dans un âge très avancé, leur avait fait donner jadis les noms de Philémon et Baucis. Lorsque nous faisions de la musique, ils demandaient toujours des morceaux d’opéras anciens, qui réveillaient en eux le souvenir de Paris. Le baron de Thugut, célèbre dans le commencement de la Révolution, faisait partie de la même société.
Sauf les émigrés, M. de Colloredo ne recevait aucun Français ; mais à son retour à Vienne, j’avais été l’objet d’une exception spéciale, due à Mme de Kunsbourg. Les sentiments connus de cette dame peuvent faire présumer que Marie-Louise n’avait pas reçu, dans son enfance, d’impressions favorables à Napoléon ; un des bulletins de la campagne d’Austerlitz avait même dit, en annonçant le départ de Vienne de l’Impératrice, que cette princesse avait dans sa voiture Mme de Colloredo, qui, née Française, portait à sa patrie une haine invétérée. Depuis quelque temps, elle n’était plus gouvernante des archiduchesses, mais elle en parlait fréquemment; aussi, à cette époque, étais-je instruit d’une foule d’anecdotes les concernant. J’eus, un jour, occasion de souper en grande cérémonie chez cette douairière, à la suite d’une réunion musicale où se trouvait le compositeur Clementi, qui donnait des conseils à plusieurs jeunes personnes présentes, toutes d’une grande force sur le piano; quoique déjà âgé, il fut difficile de le déterminer à jouer. En sortant de là avec le prince de Rohan, une suite nombreuse de domestiques, rangés jusqu’à la rue, plusieurs avec des torches, recevaient de l’argent. Le prince me parla de cet usage, inconnu en France, et qui, quoique général dans beaucoup d’endroits, ne m’a paru usité à Vienne que dans des occasions rares. Je ne l’ai pas remarqué dans les maisons de banque où j’ai mangé. Le comte Jean de Colloredo n’allait pas chez sa belle- mère, mais venait souvent chez sa nièce. Sa femme, belle Hongroise et petite-maîtresse, attirait autour d’elle une foule d’adorateurs; on comptait parmi eux : le duc de Cadore, à l’époque de son ambassade, et comme il se trouvait encore en Autriche, on le prétendait jaloux de M. Pelé (1), contrôleur des vivres, homme très distingué qui, depuis, épousa Mlle Tallien (Thermidor) et qu’il voulait, disait-on, faire alors renvoyer de Vienne. A son retour chez lui, M. de Cadore envoya à la comtesse une caisse de souliers, l’un des plus jolis présents qu’on pût faire à une étrangère, tant est grande et méritée leur réputation hors de France; mais soit vengeance, soit sans intention, ils se trouvèrent être trop grands, ce qui piqua vivement Mme de Colloredo.
Un autre ami de la maison était le baron de Kaub, conseiller aulique, qui vint a Paris en 1810 pour les contributions à payer par l’Autriche, et en 1815 pour celles à payer par la France. Je fis aussi connaissance de M. et Mme de Martens, parents du ministre saxon; le mari prit du service dans l’armée française et, en 1815, je le retrouvai à Paris. Le comte de Fries, que je rencontrai aussi, banquier fort riche, était cousin du roi de Prusse par sa femme, née princesse de Hohenzollern; leurs sociétés étaient fort distinctes ; le mari fréquentait la haute finance et la femme la grande noblesse. Près d’eux demeurait le comte Pallfy, sur l’hotel duquel la calomnie disait que le général Andréossy avait fait diriger le peu de bombes lancées sur Vienne : le général avait eu, dit-on, à se plaindre de la comtesse durant son ambassade, et la direction des obus était, paraît-il, la suite de cette aventure.
Désirant prolonger l’agréable existence que je menais à Vienne, je me fis désigner, à la paix, pour être employé près de l’ordonnateur en chef, chargé de diverses liquidations. Mon frère, de son coté, reçut l’ordre de s’établir à Saint-Polten, puis à Melk. Au moment du départ de l’armée, on fit sauter les fortifications; cet événement causa une vive peine aux habitants, qui en ont pourtant profité pour construire sur leur emplacement de très beaux quartiers.
Ne pouvant plus loger militairement, je quittai la maison de Mme de Kunsbourg et m’installai chez M. Artaria [2]Artaria existe toujours, non loin du Graben, riche marchand italien, qui recevait beaucoup d’artistes, parmi lesquels était le célèbre Hummel,premier pianiste de Vienne et successeur de Haydn, comme maître de chapelle du prince Esterhazy, et aussi Juliani, la première guitare de l’Europe.
Peu de jours après, l’empereur d’Autriche rentra dans sa capitale, où son armée l’avait précédé de vingt-quatre heures : l’entrée des troupes fut triste et silencieuse, mais on accueillit l’Empereur avec un enthousiasme tenant du délire; sans suite ni gardes, vêtu d’un carrick gris, presque comme un domestique, il était avec le comte de Wrbna, son grand chambellan, dans une mauvaise calèche qu’un bourgeois n’aurait osé louer. La voiture ne pouvait avancer, tant le peuple l’entourait; une foule de gens s’y tenaient accrochés, tous voulaient toucher leur Maître, qu’on porta dans ses appartements lorsqu’on fut parvenu à la cour du palais. Le soir, la ville fut illuminée et, le lendemain, on chanta un Te Deum à la cathédrale, où l’Empereur se rendit avec toute sa cour. L’étiquette avait fait mettre à cheval les chambellans, dont les souliers et les pantalons de soie blanche contrastaient singulièrement avec la neige qui tombait avec abondance. La cérémonie se fit avec pompe, car si la Cour est, habituellement, d’une grande simplicité, dans certaines occasions elle affiche beaucoup de luxe et étale un grand nombre de diamants. Le prince Esterhazy, commandant né de la garde hongroise, possède un uniforme de hussards valant, dit-on, huit millions. C’est un immeuble, sorte de majorât, passant toujours à l’aîné de la famille.
Les princes arrivèrent successivement; on adressait, à l’occasion de la dernière guerre, de vifs reproches à l’archiduc Charles, que les Français défendaient avec conviction. Ce prince, devenu boiteux par suite de blessures, avait en outre des attaques d’épilepsie; comme l’Empereur et ses autres frères, il est d’une grande simplicité. Tous les jours, on rencontre le monarque ou sa famille à la promenade, dans la rue, au spectacle, vêtus en simples particuliers, recevant et rendant continuellement des saluts. Je les ai vus à une redoute, surtout l’Empereur, avec des habits que je n’aurais jamais osé porter. Ce jour-là, nous avions éprouvé un tremblement de terre. L’Empereur et ses frères restèrent longtemps à cette redoute, où ils n’avaient pas l’air de s’amuser. Ils se promenèrent constamment, à la file les uns des autres, ne parlant qu’aux seigneurs de leur suite. Le prince de Ligne, âgé de quatre-vingts ans, était entouré des femmes les plus distinguées, qui se faisaient un plaisir d’attaquer ce vieillard, renommé pour l’étendue et la fraîcheur de son esprit. Ainsi que toute la Cour, les princes parlent constamment français. François II [3]en 1809, il s’agit bien sûr de François I est très accessible; le plus petit particulier peut s’adresser à lui dans des audiences publiques où tout le monde est admis sans distinction de rang ni de mise. Quelques sentinelles veillent seulement auprès de lui. En général, l’administration autrichienne est très paternelle et la majesté des souverains ne parait que dans de rares occasions.
Vers la fin de janvier, je fus avisé que, par suite de nouvelles mesures, j’étais compris au nombre des agents de mon grade mis à la disposition du ministre et que je devais me rendre immédiatement à Paris. Ce fut pour moi un coup de foudre; je quittais une situation où je devais croire rester encore longtemps, et charmante ; j’allais passer en Espagne ou être congédié! Quinze jours après, M. de Cessac, ministre de l’administration de la Guerre, me comprit dans la mesure générale du licenciement du 1er mars 1810.
References[+]