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Sainte-Hélène – Bertrand – Mars 1818

(Conversation sur le divorce.)

Le divorce était une chose si naturelle, si politique, si importante pour tout le monde que jamais je n’ai regardé cela comme une difficulté. Je savais bien que j’y ferais aisé­ment consentir Joséphine et ses enfants. Fouché vint gâter cela en y mettant le nez. Je l’eus renvoyé pour avoir osé porter les regards dans mon lit, si cela n’avait eu l’air d’éli­miner cette idée de divorce.

 Lorsque j’y fus décidé, je fis comprendre à l’impéra­trice que le divorce était nécessaire dans son état à elle. C’était dans l’intention de divorcer que je l’avais fait cou­ronner impératrice; sans cela, je ne l’eus pas fait, car c’était inutile. Le divorce (sans le couronnement) eût peut-être paru n’avoir pour but que de mettre de côté un mariage ridicule ou clandestin. Au lieu qu’après le couronnement qui était un acte solennel, le divorce, lui-même acte solennel, ne fai­sait que consacrer l’établissement de l’impératrice. Que fal­lait-il pour que l’impératrice pût, à l’avenir et devant la pos­térité, jouir du rang supérieur qu’elle avait occupé ? Que fallait-il pour que ses enfants fussent assurés, l’une (Hortense) du trône de Hollande qu’elle occupait, l’autre (Eugène) de celui d’Italie, qu’il pouvait espérer ? Il fallait que mon gouvernement et ma dynastie se consolidassent; or pour cela il fallait que j’eusse des enfants. Ce que veut le peuple, ce sont des enfants de celui qu’il a choisi. Les frères, les neveux sont loin d’attirer le peuple comme le font les (propres) enfants. C’était donc dans l’intérêt de Joséphine elle-même que le divorce eut lieu. Et tout le monde fut d’accord sur cela. 

L’Empereur ne s’habille pas. Les démêlés de Noverraz et de la femme de chambre lui donnent de l’ennui.

Le Grand Maréchal parle, le soir, à Marchand pour qu’il loge Joséphine chez lui et qu’elle mange chez lui. L’Empe­reur, après, y voit des difficultés.

L’Empereur fait appeler le Grand Maréchal, le matin, et lui dicte le chapitre de la Syrie.

Il faut travailler, sans quoi, je serais mort avant huit jours.

La Syrie est environnée de déserts, au Sud et à l’Est. Elle a fait longtemps le commerce de l’Inde par l’Euphrate, le Golfe Persique et la Mer Rouge. Elle avait des comptoirs sur le Golfe Persique et le bras le plus oriental de la Mer du Sud. Ce fut la source de la fortune de Tyr. Des caravanes passaient par Palmyre, Balbeck. Le commerce se fit aussi à Jérusalem et fut une des sources de richesse de Salomon.

Le désert qui sépare l’Egypte et la Syrie a 60 lieues. C’est par ce désert que l’Egypte a été envahie par Cambyse, par Alexandre. Les Arabes et les Ottomans ont toujours été un grand obstacle, mais jamais autant qu’à présent. Pour­quoi cela ? L’industrie des hommes avait diminué ce désert : il y avait des villes à Qatyeh, à El’Arych.

Ce désert se divise en trois parties : de Salheyeh à Qatyeh, de Qatyeh à El’Arych, d’El’Arych à Gaza ou Kahn- Younès. Il faut une place à Qatyeh et une à El’Arych. Qatyeh est à quatre lieues de la mer et de Peruse ou Tyneh sur le lac Menzaleh. El’Arych n’est qu’à une demi-lieue de la mer, et la ville qui était là, Rhinocolura avait des môles pour la navigation. Il est donc facile d’approvisionner ces deux places par mer : Le siège en sera difficile; l’on devra donc faire venir de Gaza les bois, les fascines, les vivres et l’eau. Après les avoir prises, il (l’assaillant) formera des magasins pour son armée. Cela prendra beaucoup de temps et donnera à l’ennemi le moyen de prendre des mesures, de réunir ses forces. Or, gagner du temps est le but des fortifications. De toutes les frontières la plus forte est, sans contredit, celle qui est défendue par un désert de cette espèce. Les hautes montagnes ne tiennent que le deuxième rang, les fleuves, le troisième. Dans la montagne, on trouve au moins de l’eau et du bois. Ici, il faut tout porter.

Lorsqu’Alexandre attaqua le grand monarque de Perse (Darius) après sa première victoire, au lieu de marcher en Perse, il force le détroit d’Issus qui mène en Syrie, fait le siège de Tyr, va en Egypte, il y passe un an et laisse der­rière lui la Perse. C’est ce qui lui a valu la bataille d’Arbelès, que, sans cela, il n’eût pas eue, si après ces premiers succès, il avait poursuivi l’ennemi. On ne comprend pas trop la raison de cette manœuvre.

M. Balmain rencontre le général Bingham à la prome­nade. Il venait le visiter. Le général Gourgaud est très gai, très bien portant, Il paraît que le général Bingham n’approuve pas sa conduite.

L’Empereur fait appeler le Grand Maréchal, le matin. La bonne de Mme de Montholon est dangereusement malade. La veille, le Grand Maréchal a demandé à l’Empereur s’il pensait que Napoléon Bertrand serait comte un jour. Il répond :

Oui, suivant toutes les probabilités. Au reste, c’est une question oiseuse. Si je juge des affaires du monde par moi, qui aurait pu prévoir, quand j’étais jeune officier d’artillerie, que je m’assoirais sur le trône de France et ensuite que j’abdiquerais et serais à Sainte-Hélène ! Votre père eût-il jamais pensé que son fils serait grand cordon, commandant un corps d’armée, gouverneur d’un vaste pays (l’Illyrie), grand officier de la Couronne de Fer ? Peut-être Napoléon Bertrand sera-t-il mort avant qu’il puisse réaliser les espoirs de sa famille; mais s’il n’est pas idiot, il est probable qu’il servira bien, même si les Bourbons règnent, qu’il sera même en faveur, parce que les Bourbons voudront se populariser. Or rien ne peut être plus populaire. Les maux de la France viennent de ce que les Français ont trop aisément changé de parti et ne se sont pas attachés à la cause qu’ils devaient servir. Or, votre carrière est sous ce rapport distinguée. Il faut même croire que la proscription finira sous peu, qu’il y aura un acte de grâce qui annulera les jugements et fera rentrer tout le monde, excepté les régicides.

L’ancienne noblesse d’ailleurs ne fera aucune difficulté de reconnaître la nouvelle. C’est conforme à leurs principes. Les Saint-Aulaire… et tant d’autres ne sont pas de nouveaux nobles (…).

 

[Le Retour de l’île d’Elbe.)

Le grand avantage du Retour de l’île d’Elbe est d’avoir tiré le premier coup de fusil à Grenoble, c’est-à-dire au milieu du royaume, parce qu’aux yeux des Grenoblois, j’avais déjà l’air d’avoir conquis la moitié du royaume : tout ce qui était derrière moi. J’étais déjà un conquérant. C’est ce qui m’avait décidé à ne pas attaquer Antibes ni Toulon. Si j’avais atta­qué Antibes, je n’aurais eu qu’un médiocre renfort et si je n’avais pas le commandant pour moi, je ne réussissais pas, comme l’expérience le prouva. Il en eût été de même à Toulon, car il fallait avoir le commandant pour moi et fomen­ter une conspiration, ç’eût été bien ennuyeux; autrement je n’eus pas pris Toulon.

Lorsque j’ai demandé à Masséna :

— Qu’eussiez-vous fait si j’avais marché sur Toulon ? Aurais-je réussi ?

Masséna répondit avec franchise :

— Je n’en sais rien, mais je ne le crois pas. D’abord, j’aurais marché contre vous. Les troupes, je crois, ne se fussent pas battu contre vous et n’eussent pas tiré, mais les carabiniers de Marseille, sûrement. Je n’aurais pas mis un grand zèle à vous attaquer, mais enfin j’aurais marché, j’au­rais fait mon devoir. Notre ligne de conduite était simple et tracée par les circonstances et notre position. Je n’aurais certainement pas cru au succès. Je ne puis donc dire ce qui serait arrivé.

Je jugeais bien qu’il fallait débarquer à la rade de Juan pour éviter Antibes. Quelques officiers voulaient qu’on marchât sur Antibes pour reprendre les 25 hommes. Je fus sage de ne pas prendre ce parti qui pouvait tout changer. On disait que je venais pour brûler et dévaster le pays. Le bataillon que j’y aurais gagné ne m’eut pas beaucoup renforcé. Je perdais 7 heures et si j’arrivais trop tard à Grasse et après un échec, je trouvais peut-être la population sous les armes et, à cause de la montagne, déjà si difficile, j’avais une grande difficulté à surmonter. La lune ne s’étant levée qu’à 11 heures ou minuit, je ne pus partir qu’alors, mais mon avant-garde arriva à Grasse à 8 heures, presque aussitôt que la nouvelle d’Antibes. On n’eut pas le temps de prendre des mesures. La population était pour moi, et le maire le jugea bien. Grasse franchie, la plus grande difficulté était passée.

L’art a été de se dérober par une marche imprévue et rapide; de traverser dans le premier moment d’étonnement Grasse, la seule ville qui pouvait m’offrir de la résistance, et, ne trouvant plus après que de petits endroits dont j’étais le maître, de me faire par là supposer des forces supérieures à celles, petites en vérité, que j’avais avec moi. J’aurais dû avoir 3.000 hommes, ç’eût été plus sûr. Ma plus grande (faute) est de n’avoir pas amené mes Polonais montés; je pouvais avoir 80 chevaux. C’est une chose immense qui donne tout de suite l’air d’une armée. L’arrière-garde arrive avant qu’on soit prévenu, c’est tout différent. L’influence de 80 che­vaux est immense. La seconde faute est de n’avoir pas acheté un deuxième brick, pareil au premier (l’Inconstant), avec cela et, sans transports, je pouvais tout emmener. Troisième faute : nous aurions dû porter l’imprimerie de Porto-Ferrayo pour imprimer les proclamations à bord, car cela nous a fait du tort de ne les avoir écrites qu’à la main. On en man­qua, et ensuite on n’y eut pas foi.

 

Le docteur vient en visite. L’Empereur a fait relire la première version des Campagnes d’Italie. Il y a placé les campagnes de Moreau, de 1796.

L’armée de Sambre et Meuse passa le Rhin, et, au bout le général Latour, ou prendre avec toutes ses forces une bonne position près de Kehl en repassant le Rhin. Mais le pire de tout était de se diviser, de rester avec une partie de ses forces sur le Rhin, s’exposer à être cerné, à rentrer en désordre, comme il a fait, au lieu de repasser le Rhin, comme un général victorieux ou qui avait eu des succès. Le général Desaix occupa heureusement Ulm dans la retraite et y prévint l’ennemi de 24 heures. C’était une grande faute de ne pas l’avoir occupé d’abord, de ne pas en avoir fait un point de départ, un centre d’opération. Ulm, position importante sur le Danube, est la clé de cette partie de l’Alle­magne et du bassin du Danube qui règne du milieu de la Thuringe à celui du Tyrol.

La faute capitale du plan de campagne est de n’avoir pas marché la droite au Danube, s’appuyant à Ulm, pour de là se joindre par la gauche avec l’armée de Sambre et Meuse, au lieu d’aller par la Forêt Noire, par les villes fron­tières et en corps séparé.

Le plan de campagne en général était vicieux. La faute en appartenait au gouvernement, guidé par les faux prin­cipes qui dominaient alors : on était trompé sur les causes qui avaient produit les succès de nos armées en 1793.

A cette époque, la France forma deux grandes armées qui agirent, l’une sur la droite de l’ennemi, l’autre sur la gauche. Le résultat fut de faire repasser le Rhin à l’ennemi et de reprendre les places de Valenciennes, Landrecies, etc. Mais on n’en devait pas conclure que le plan de campagne était bon. Au contraire, on réussit malgré les vices du plan de campagne et par la grande supériorité du nombre de nos troupes. L’armée autrichienne se réunit toute entière à Fleurus, et l’armée que la France avait là, sous le commandement de Jourdan, était aussi forte que toute l’armée autrichienne réunie. Pichegru, qui était sous Dunkerque, avait alors une armée inactive. Si cette armée avait été réunie à celle de Jourdan, alors l’ennemi eût été accablé sous des forces supé­rieures qui eussent débordé comme un torrent sur ses flancs et ses derrières, et on eût obtenu un grand résultat sans courir aucun risque.

Cependant ce plan, quoique très vicieux, l’était beau­coup moins que celui de 1796, parce qu’en 1793, les deux armées françaises agissaient sur leur terrain, que leurs quatre flancs étaient bien appuyées par nos places, et, quoique les deux armées ne fussent pas dirigées par une même tête et que leur communication ne fût pas immédiate, cependant elle avait lieu, et leurs mouvements étaient raccordés, toutes les 24 heures, par des ordres de Paris. Mais en 1796, c’était bien différent. On agissait en pays étranger et les deux armées étaient tout à fait sans nouvelles ni communications l’une  vers l’autre. Il fallait donc un autre plan.

Quel but devait-on avoir ?

1° Couvrir la frontière du Rhin, empêcher l’invasion dont le prince Charles menaçait la France.

2° Empêcher l’armée du Rhin de se dégarnir pour envoyer des renforts en Italie, qui avait alors de grands succès et appelait l’attention des ennemis.

3° Détacher de la coalition le Wurtemberg, Bade et la Bavière.

4° Forcer le petit prince de Saxe qui n’était pas entré dans la neutralité de le faire.

5° Nourrir l’armée en Allemagne et en retirer des contritions

6° Enfin prendre au cœur de l’Allemagne une bonne position qui contînt tous les petits princes, qui menaçât l’Autriche, qui la forçât à la paix et à céder à la France la ligne du Rhin.

Or, pour remplir ce but, il fallait poster une armée d’environ 140 à 150.000 hommes, assez forte pour en imposer à l’Autriche et aux petits Princes. Puisqu’on voulait les places et la ligne du Rhin, il fallait être en mesure de dominer cette ligne ; pour cela, il fallait avoir Mayence que l’on prendrait.

Il fallait donc une seconde armée d’observation, de 60 à 80.000 hommes, chargée :

1° sur sa droite, de garder la Hollande et d’observer la ligne des Neutres du Nord; d’assiéger Mayence et Erenbreitstein;

2° de bloquer Mannheim et Philippsbourg. Ces places seraient tombées de famine avant la fin de l’hiver, après six mois de blocus. Or ces places ne furent pas même bloquées, elles ne furent qu’observées. Il fallait ouvrir la tranchée devant Mayence, 24 heures après avoir passé le Rhin : en deux ou trois mois cette place eût été prise, et après, on eût pu prendre Mannheim et Philippsbourg.

Une chose principale pour une armée est de bien appuyer ses ailes, qui sont le point faible. Les ailes s’appuient à un fleuve ou à une chaîne de montagnes, à une ligne de neutralité. .Si on ne peut appuyer une de ses ailes, c’est un inconvénient à corriger. Les deux ailes sont les deux points faibles. Si, au lieu d’avoir une seule armée, vous en avez deux, alors vous avez quatre ailes : quatre points faibles, et si ensuite chacune de ces deux armées se partage en deux autres corps qui sont isolés, qui ont, chacun, deux ailes, vous avez alors, 6, 8, 10, 12 ailes ou points faibles, sur lesquels l’ennemi peut jeter des forces importantes. C’est donc une faute capitale de ne pas les appuyer.

Une chose d’une grande importance est la ligne d’opé­rations par laquelle se font les communications, arrivent les renforts, les vivres, etc. Pour en diminuer la longueur et les chances que l’ennemi a de l’intercepter, on doit avoir toutes les cinq ou six marches une place, un point d’appui où on remise ses vivres. Si on a une aile bien appuyée, on établit sa ligne d’opération le long de cette aile. Si les deux ailes sont en l’air, on l’établit dans le centre de son armée et perpendiculairement à sa ligne de marche.

D’après ces principes, les deux armées devaient pas­ser sur un même pont, à Kehl, marcher et n’avoir qu’une ligne d’opération : celle de Stuttgart s’appuyant au Danube, s’emparer de la place d’Ulm; y avoir le dépôt des vivres, de là appuyer la droite au Danube et se fortifier sur l’Iller, avec des têtes de pont pour manœuvrer sur l’autre rive du Danube. On n’avait rien à craindre pour le Rhin, lorsqu’avec une armée de 150.000 hommes on était au cœur de l’Alle­magne. Pour ce plan, il ne fallait que 210.000 hommes. Or la France en employa davantage. Elle avait à l’armée du Rhin et de Sambre et Meuse 150.000 hommes; ensuite elle avait 20.000 hommes en Hollande — elle en avait même davantage —; enfin elle avait des hommes dans l’intérieur de la France. 

 

L’Empereur fait appeler le Grand Maréchal, le matin. Le docteur a vu Balcombe, qui n’ose plus venir, même par les fossés. Le Gouverneur lui reproche de venir ici pour nous exciter à dépenser de l’argent.

L’Empereur va faire la bataille de Waterloo. Ce serait une bonne chose de la mener activement.

(Sur la cérémonie du Ko-Ton ou Ko-Tou, en Chine.).

Le Ko-Tou n’est pas une cérémonie religieuse. C’est une cérémonie réglée par l’étiquette du palais, par laquelle chacun reconnaît à Pékin que l’Empereur est l’image de Dieu.

Le Grand Maréchal fait part de ce qu’il a lu de la protestation de lord Amherts, qu’on voulait obliger à faire le Ko-Tou.  Il s’y refusa , parce que lord Macartney ne l’avait pas faite et qu’il avait des instructions de son souverain.

Les Chinois assuraient que lord Macartney l’avait faite .

(Ici longue digression sur le Ko-Tun)

L’ambassadeur ne représente son souverain que dans les affaires, et encore à charge de ratification, mais il ne le représente pas  dans les cérémonies (…). Les ambassadeurs ont le droit de prétendre avoir le pas sur les particuliers, d’être traités comme les grands officiers de la Couronne,  comme les grands de l’Empire, voilà tout. Les ministres et les chargés d’affaires sont assimilés aux grades inférieurs.

Il y a dans les ambassadeurs des prétentions ridicules. Ils prétendent avoir le pas sur les premiers du royaume, mais cette prétention est aujourd’hui périmée en Europe (…). Ce qui a contribué à donner aux ambassadeurs une fausse Idée de leur situation, c’est l’ancien usage provenant du régime féodal. Des souverains possédaient des provinces à titre de vassalité, comme le Roi d’Angleterre possédait la Normandie. Alors il fallait prêter serment d’homme-lige entre les mains du souverain. Pour s’en dispenser, on envoyait des ambassadeurs, et, dans ce cas, les ambassadeurs représen­taient réellement les souverains. Mais c’est un cas particulier, spécifique et qui n’a pas d’influence sur le cas général.

C’est à Tilsitt que l’Empereur de Russie reçut la nou­velle que l’ambassadeur russe n’avait pas voulu faire le Ko-Tou et n’avait pas été reçu. Je lui prouvai alors que son ambassadeur avait eu tort. 

 

L’Empereur dîne à table.

Après le dîner, il fait appeler les enfants, comme le Dimanche précédent et donne à Hortense (Bertrand) son habit de Premier Consul, offert par la ville de Lyon, pour s’en faire une robe. Il promet un cadeau à celui qui saura le mieux sa table de Pythagore.

Le général Gourgaud écrit au docteur pour qu’il vienne le voir.

Le Grand Maréchal dîne avec l’Empereur. On parle encore de l’ambassade de lord Amherst en Chine :

Son grand tort est d’avoir donné à entendre qu’il ferait le Ko-Tou moyennant la déclaration de l’Empereur (de Chine) que lord Macartney l’avait fait, et une autre déclaration qui conservait l’honneur de son souverain, et ensuite de s’être retiré, sur l’opposition qu’ont mise les personnages de la factorie (de Canton). Motif peu convenable : il se décida parce que les instructions de son gouvernement semblaient l’y autoriser et avec l’espoir d’obtenir pour le commerce (anglais) les avantages qu’il désirait. Or c’est là une raison de marchands. Le Ko-Tou était ou n’était pas admissible pour l’honneur de la Grande-Bretagne. S’il ne l’était pas, il ne fallait pas le faire pour des intérêts commerciaux. »

L’Empereur lit l’Histoire de la Chine :

Les Chinois sont instruits. En un an, ils peuvent cons­truire 30 vaisseaux et, avec quelques marins de l’île de Formose, faire beaucoup de mal aux Anglais. Il paraît qu’ils ne rejettent pas les améliorations des Européens pour la guerre. L’Empereur de la Chine n’est pas impopulaire. Il fait les grandes campagnes et l’on voit dans la guerre contre les Eleuths qu’il veut que sa tente soit placée la dernière — ce qui est d’un général. Cette guerre a lieu dans des déserts et à quelqu’analogie avec celle des Arabes : on entre en cam­pagne s’il a plu et s’il y a des herbes.

Le docteur a visité, la veille, Gourgaud qui s’étonne que le Grand Maréchal ne soit pas venu le voir, surtout lors­qu’il est venu si près à l’intérieur de Longwood. Sa mission est un point mal défini, cela contrarie l’Empereur.

L’Empereur rentre chez lui de bonne heure, ne fait appeler le Grand Maréchal qu’à 6 heures.

Les ambassadeurs ne sont pas inviolables et certainement si un ambassadeur eût conspiré contre moi, j’aurais fait comme Cromwell. Leurs maisons ne le sont pas davan­tage. Si un des conspirateurs assassins de Guise se fût retiré chez un ambassadeur, il y eût été inviolable ? C’est par trop absurde. Le respect pour les ambassadeurs ne repose que sur le droit des gens. Du moment qu’ils le violent, ils ne sont plus couverts.

L’Empereur a continué l’Histoire de la Chine, en 12 vo­lume, in-quarto :

Je ne peux en venir à bout. Les cartes et l’histoire sont pleines de noms barbares et l’orthographe du même mot varie souvent : on y donne à Gengis-Khan trois ou quatre noms différents, et l’auteur fait souvent un étalage de science inutile.

Il est dommage que cette Histoire ne soit pas mieux dite et je regrette de ne pas l’avoir fait faire quand j’étais sur le trône. Elle est fort intéressante. Un peuple qui certai­nement était civilisé et possédait les beaux-arts avant nous, qui est sans contact et sans communication avec les autres nations, ne peut être qu’intéressant. Il paraît que leur religion est celle que les Anciens prêchaient dans leurs mystères : la religion naturelle qui a toujours existé. Ils ont comme les Grecs une foule de faux dieux.

Le général Gourgaud écrit au Grand Maréchal pour lui demander les fonds qu’il lui a offerts, les 20 livres de Slaven et le reçu des livres.

M. Balcombe vient. Il doit dire à Gourgaud qu’il a des fonds à lui.

Le Gouverneur envoie des livres que lady Holland a fait expedier.

Le Grand Maréchal apprend la triste nouvelle de la mort de Mme Dillon.

 

13 mars.

Gourgaud vient à la barrière. M. Jackson vient chez le Grand Maréchal. Il lui demande s’il a reçu la lettre de Gourgaud. Il répond aux divers points. Il eût écrit et visité le général Gourgaud, s’il eût pu écrire des lettres cachetées et lui parler sans la présence d’un officier anglais. Il irait à l’instant même, s’il pouvait lui parler seul. Mais Jackson dit qu’il doit être présent.

Le Grand Maréchal a chargé M. Balcombe de lui porter 20 livres. Balcombe a depuis un mois 12.000 francs à lui remettre. Il paraît que Gourgaud n’était pas sûr que ces fonds fussent à sa disposition : il peut les toucher. Le Grand Maréchal en avait offert 6.000 lorsque l’Empereur n’avait encore rien donné à Gourgaud. Depuis, l’Empereur lui ayant accordé 12.000 francs, il doit les toucher. Les refuser serait une insulte pour l’Empereur, du moment qu’il a besoin d’argent.

Et s’il refusait celui de l’Empereur pour prendre celui du Grand Maréchal ?

Consentir à cette insulte, le Grand Maréchal ne le peut. Le général Gourgaud n’a aucun motif pour refuser ce que lui offre son ancien souverain et son bienfaiteur. S’il le fait, il a grand tort. Le Grand Maréchal ne peut ni lui en faciliter le moyen ni avoir l’air de l’approuver. Il prétend empêcher une faute dont lui, Gourgaud, sa famille et ses amis, lui sauraient un jour mauvais gré. S’il refusait les bienfaits de l’Empereur, ce serait une preuve qu’il conserve de mauvais sentiments pour l’Empereur, et le Grand Maré­chal ne sépare jamais sa conduite de celle de l’Empereur. Il ne le ferait pas pour son père. Il ne le fera pas pour le général Gourgaud. Il a rompu pour cela avec tous ceux qui se sont ligués contre l’Empereur. Il n’oubliera jamais que Gourgaud a partagé ici leur existence et leurs malheurs, qu’il a été leur commensal, qu’il passait tous les jours deux heures avec lui. Il lui a ouvert sa bourse quand il a cru qu’il man­quait d’argent. Une simple observation de Gourgaud et il lui eût offert davantage, s’il l’eût désiré. Le Grand Maréchal est prêt à le faire encore. Gourgaud le trouvera toujours dis­posé à l’obliger, mais pour cela il ne faut pas qu’il manque à l’Empereur, sans quoi, dans cette circonstance, le Grand Maréchal favoriserait un acte coupable, et on croirait qu’il est de connivence avec lui. Lorsque le général Gourgaud est parti, l’Empereur chargea le Grand Maréchal de lui faire remettre 12.000 francs et de lui dire qu’il continuerait sur sa tête la pension qu’il faisait à sa mère. Il répéta que, si pour une raison quelconque cette pension n’était pas versée, Gourgaud pourrait s’adresser à lui et qu’il faisait son affaire de la faire payer. Le général Gourgaud a refusé dans le pre­mier moment l’offre personnelle du général Bertrand. Il a refusé les 12.000 francs de l’Empereur. Il a refusé la lettre que le Grand Maréchal offrait d’écrire au prince Eugène pour la pension. Il a eu tort, mais il n’avait pas alors sa tête. S’il persistait, ce serait une grande faute et une erreur de son côté. Il n’a donc qu’un parti raisonnable et convenable à prendre et  s’il conserve pour l’Empereur le respect et l’égard qu’il lui doit, il trouvera toujours le Grand Maréchal prêt à le servir, mais il faut pour cela qu’il lui en donne le moyen.

Le général Gourgaud fait demander à Balcombe les 12.000 francs. Nous prévenons Balcombe qu’il partira lundi.

L’Empereur dîne à table.

Gourgaud part à la pointe du jour. L’Empereur dicte les diverses lettres pour sa famille.

Les demoiselles Balcombe viennent à Longwood et voient l‘Empereur. M. Cole vient pour terminer les comptes. Il demande au Grand Maréchal de faire un compte définitif qui comprenne les dettes du Grand Maréchal, de Cipriani et Pierron ( ?) . Le Grand Maréchal répond qu’il ne peut le faire, qu’il arrêtera son compte, celui des dépenses de Longwood, mais qu’il ne peut arrêter les autres.

Le Grand Maréchal et sa femme rencontrent à la promenade le général Bingham. Il paraît qu’il a peu vu Gourgaud, qu’il l’a rencontré par hasard à son départ et lui a souhaité bon voyage.

L’Empereur prend médecine, le matin.

M. Balcombe rencontre le Grand Maréchal et sa femme, leur parle de Gourgaud. Il a dit les choses les plus extravagantes. Il devrait conserver de la reconnaissance pour I’Empereur qui est son bienfaiteur. Après la deuxième visite, il n’a plus voulu aller chez lui (Balcombe) ni faire de visite; il l’ai remercié. A certains moments, il disait qu’il n’oublierait pas ce qu’il doit à l’Empereur et n’en dirait rien; que si Cipriani fût mort plus tôt, il ne serait pas parti; que c’était un homme sans instruction qui s’était fermé la porte des Français ; que M. de Montchenu a servi en France et que le général Gourgaud ayant dit au dit Montchenu qu’il avait donné de l’argent à la canaille pour crier Vive l’Empereur ! il l’avait mandé dans un post-scriptum au duc de Richelieu; que le Gouverneur faisait de lui (Gourgaud) le plus grand éloge; que c’était un homme de beaucoup de juge­ment ; qu’il s’est toujours bien conduit, qu’il a respecté les règlements; — que l’Empereur pouvait s’échapper quand il voudrait, bien qu’il n’en fût pas cependant convaincu; qu’il avait même en ce moment une occasion, mais qu’il ne la saisirait pas; parce qu’il était plus flatté qu’on s’occupât de lui ici que d’être libre en Amérique; qu’il avait toujours eu les jambes enflées; — qu’il était très bien ici.

Gourgaud est entré en fureur quand Balcombe a dit qu’il n’avait pas de fonds pour les 12.000 francs et se fâcha de ce que le Grand Maréchal ne lui eût pas envoyé ce qu’il avait offert. Mais M. Sturmer lui a fait comprendre que (lui Gourgaud), refusant de l’argent de l’Empereur, je n’avais pu agir autrement. Il avait chargé M. Balcombe de me dire de venir le voir, qu’il manquait d’argent et pouvait se porter à des excès.

M. et Mme Sturmer et M. Balmain reviendront, samedi, au jardin de la Compagnie.

L’Empereur dicte la deuxième partie de la bataille de Waterloo.

Le docteur (O’Meara) va en ville et dîne chez le docteur Baxter. Il condamne, ainsi que le major Emmet, la conduite de Gourgaud. Le Gouverneur n’a pas donné à Gourgaud les 12.000 francs, il les a fait expédier.

L’Empereur se promène au clair de lune dans le jardin. Il parle de la possibilité d’évasion et dicte au Grand Maré­chal deux questions à poser à MM. Balmain et Sturmer : s’ils se chargeraient de faire parvenir une lettre à leurs souverains et ministres.

Le Russe ne vient pas plus que la veille.

Rien de neuf.

Le général Bingham et le colonel Wynyard vont aux Courses. M. et Mme Balcombe les rencontrent à leur retour.

L’Empereur vient chez Mme Bertrand, se promène dans l’allée, le soir, et vomit avant de rentrer. Sa manie de priser paraît troubler sa digestion.

Narbonne est le seul ambassadeur que j’ai trouvé et ç’eût été mon seul ministre des Affaires Etrangères. Le matin, Narbonne allait chez la princesse Bagration et autres. Et là, les pieds sur les chenêts, en redingote, il causait, savait tout ce qui se disait dans les cercles, les petites sociétés — les ordres donnés la veille. Aussitôt son arrivée à Vienne, il dénicha (sic) Metternich qui avait endoctriné Otto. Peut- être au reste fut-ce, par événement, un malheur, car à Dresde, Metternich eût peut-être entendu à un arrangement mais sachant ses vues secrètes découvertes et honteux qu’elles le fussent, il se décida à repousser la paix.

La noblesse est la seule propre à fournir des ambas­sadeurs, parce qu’il n’y a de familiarités, de confidences entre eux que parmi les gens de même espèce. Dans le temps où Metternich était bien et de bonne foi avec la France, il me disait que Narbonne était le seul qui convint à l’Ambassade de Vienne ; que Vienne se partageait en deux clans : cent oligarques qui conduisaient tout et le reste qui ne comptait pas. Or il n’y avait qu’un noble, que Narbonne qui pût conve­nir aux oligarques. Choiseul-Gouffier eût aussi bien convenu. Il s’était mis en avant, et, au retour de l’île d’Elbe, il envoya sa fille Mme de Chabrillan offrir ses services, en homme qui regarde la cause des Bourbons comme perdue de nouveau.  C‘est Talleyrand qui a éconduit Narbonne et Choiseul-Gouffier.

Note de Bertrand : Cette conversation a eu lieu le 24 mars ; elle va être continuée ci-après.

Le général Bingham, sa femme et Mme Wynyard visitent Mme Bertrand et vont en voiture dîner à Plantation House.

Mme Bertrand avec ses enfants visitent Mme Cole dans son cottage; elle est en ville; on y trouve sa sœur. La jeune-fille dit qu’on lui a fait des reproches de ce qu’elle se char­geait de lettres; que certainement elle ne fût pas venue si souvent chez Mme Bertrand si ce n’était pour cela.

Il arrive des nouvelles d’Europe. M. Bertrand (père) écrit, le 23 octobre, la mort de Mme Dillon. Le colonel Fagan envoie des souliers à Mme Bertrand. Le Gouverneur envoie le Morning Chronicle, de la fin de septembre et du commencement de novembre; il s’arrête au numéro qui contient l’ana­lyse des Lettres (du Cap).

 

28 mars

Le Gouverneur envoie le Star et quelques livres de la part de M. Goulburn : l’ouvrage d’Alphonse Beauchamp, l’Itinéraire de l’île d’Elbe, la Vie de Fouché.

L’Empereur se décide à faire imprimer les 9 séries de préambules au Retour de l’île d’Elbe et qui étaient intitulées : des Bourbons. On l’appellera : Manuscrit de l’île d’Elbe.

L’Empereur est malade et ne voit personne.

 

Continuation de la conversation du 24 (mars) :

Champagny n’était rien. Le duc de Vicence ne savait pas écrire. A Châtillon, il fut très maladroit : il ne devait pas donner l’ultimatum mais seulement agir en conséquence ni négocier autrement. Talleyrand, s’il eût été de bonne foi, eut pu réussir. Il fallait garder Gand, Anvers et Mayence six mois, cela suffisait. Au bout de trois ans, on était en état de tout reprendre.

Au retour de Dresde, Sieyès me disait : Laissez avaler aux Français un peu d’humiliation. Dans quelque temps ils seront enragés, et ce seront eux qui vous pousseront à la guerre et à reprendre le Rhin. Vous trouverez alors la Bel­gique et le département du Rhin, Murat et les Italiens enra­geant sous la botte des Autrichiens. Vous aurez 800.000 hommes.

Au retour de l’île d’Elbe, j’ai commis plusieurs fautes : la première : de convoquer le Corps législatif; la deuxième : de nommer Fouché ministre; la troisième : de ne pas faire couper la tête à Fouché; la quatrième : de nommer Carnot ministre; il fallait le laisser pour présider la Chambre.

1° Il fallait se borner à faire voter l’Empire par le peuple et ne pas commencer par proposer une constitution — réunir l’assemblée à Tours, par exemple, la composer de 60 personnes ; elle eût bavardé, on eût gagné du temps. Il était évident que le Corps législatif serait mauvais. La France voulait de la gloire plutôt que la liberté. Que faisaient à la France quelques bavards ?

2° Je ne devais pas nommer Fouché ministre. C’était un principe dont on ne devrait jamais s’écarter dans une monarchie de ne jamais nommer un ministre disgracié. Il fallait l’exiler hors de Paris. Il est vrai que je ne connaissais pas bien ce qui s’était passé. Lavalette et Maret m’assu­rèrent qu’il s’était bien conduit. Il fallait s’en tenir au prin­cipe et à l’expérience. Fouché a retrouvé au ministère de la Police des agents qui l’avaient persécuté et qui n’ont plus su quelle conduite tenir. En général, j’ai été trop bon pour mes ministres. C’est une règle de les renvoyer à la première faute.

3° II fallait faire fusiller Fouché ou du moins l’éloigner, du moment qu’on l’avait pris négociant et trahissant. Sans lui, les Chambres n’auraient jamais agi comme elles l’ont fait. Elles se sentirent soutenues et dirigées par lui. C’est lui qui a fait chercher Lafayette, qui a tout encouragé, tout soutenu. Cet exemple en eût imposé.

4° II ne fallait pas nommer Carnot ministre. Il était mauvais ministre. Il avait perdu les affaires de vue. Il allait chercher des terroristes et ne connaissaient plus les per­sonnes qui me convenaient. Il proposa pour présider des commissions électorales des hommes qui n’étaient pas dans le système impérial, au lieu qu’il eût été très bon pour pré­sider le Corps législatif. Que pouvait-on espérer du Corps législatif ou de Lafayette ?

Dès le début, les députés ne voulurent pas prêter le serment. On ne pouvait donc rien en attendre après Waterloo. Il fallait les renvoyer ou les fructidoriser.

Si Talleyrand avait eu du talent à Iéna, il m’eût conseillé de détruire la Prusse. Il faisait un reproche à Maret de n’avoir pas prévu l’armement de l’Autriche. Mais, lui dis-je, m’avez- vous prévenu avant Ulm ? Mais alors cela était bien prévisible, on voyait d’Italie les Autrichiens former des camps sur la frontière et vous disiez : Gênes vaut bien la guerre.

Le mariage avec Marie-Louise est la plus grosse faute. Je devais épouser une Russe. Primo, je n’eus pas fait la guerre en Russie. Secundo, le mariage avec une Autrichienne était contre mon système. La France ne pouvait aller avec l’Autriche, au lieu qu’elle pouvait aller avec la Russie. C’étaient les mêmes intérêts. Si la Russie avait conquis Constantinople, j’en aurais eu ma part.

Ce qui a décidé l’Autriche à faire le mariage, ce fut mu proclamation en entrant en campagne. L’Autriche ne me craignait plus comme révolutionnaire. Dans la première invasion de Vienne, il avait été question de forcer l’Empereur (d’Autriche) à abdiquer et de le remplacer par son frère le grand-duc de Wurtzbourg. C’est ce coup qu’on voulut parer ; pour cela on a proposé le mariage.

La guerre contre la Russie n’est pas une faute. Je marchais avec la Prusse et l’Autriche. Tout le monde l’eût faite comme moi. L’expédition a ensuite mal tourné, mais ce n’est plus à la question.

Le jour suivant, discussion sur l’amour :

L’amour n’existe pas réellement. C’est un sentiment factice né de la société. Je suis peut-être peu propre à en juger : je suis trop raisonnable, cependant j’ai les nerfs trop sensibles. J’ai pu passer huit jours, quinze jours sans dormir à cause d’une femme, mais ce n’est pas là de l’amour. On a beau dire, l’amour ne résiste pas à l’absence. En général, je ne crois pas dans les hommes à la persistance d’un sentiment quelconque, si ce n’est la raison. L’honneur trace une marche. On prend un parti par raison. On s’y tient par raison et par honneur, cela se conçoit.

Lorsque j’étais jeune et en garnison à Auxonne, une dame d’Auxonne voyant sa fille amoureuse d’un jeune homme qui ne lui parut pas un parti convenable, ne dit rien à sa fille, fit atteler les chevaux comme pour aller à la campagne et se rendit à Bordeaux. Sa fille pleura le premier jour, ne voulut pas manger, fit les grimaces ordinaires, puis… se consola. Voilà l’amour. Il ne résiste pas à l’absence. Si jamais votre fille est amoureuse, n’en faites pas part à la société, partez et emmenez-la. Les seuls mariages bons sont ceux que font les parents, pourvu qu’ils ne sacrifient pas à l’am­bition, car si vous donnez à une jeune fille un vieillard de 60 ans, la question change et alors vraiment les parents ont tort. Le premier rêve d’une jeune fille, c’est un jeune mari. Si vous lui donnez un vieillard vermoulu, elle ne peut être satisfaite. Marier sa fille pour la fortune et l’ambition à quelqu’un qui la dégoûte est un tort que les parents doivent éviter.

Le roman d’Héloïse est une folie. Quelle sottise que cette épreuve ! Il était bien plus sage de se séparer. La voilà bien avancée avec ses principes. Elle déclare en mou­rant qu’elle l’a toujours aimé, et un jour, elle a manqué de se jeter à l’eau. C’est un roman dangereux. Avec ces beaux principes, votre fille épousera un garçon perruquier, un gar­çon baigneur bien pommadé, bien gentil. Quelle sécurité ! C’est aux parents à régler les goûts de leur fille. Il faut un mariage sage, mais il ne faut pas contrarier les goûts de sa fille pour lui faire épouser un vieil homme. Il n’y a que les têtes couronnées qui puissent sacrifier les goûts de leur fille. L’intérêt de l’Etat peut demander des sacrifices, mais hors cela, pour les particuliers il ne faut consulter que la raison, les convenances.

Lady Morgan écrit que Mme d’Houdetot disait que Rousseau n’avait jamais aimé. Je le crois : il s’aimait trop lui-même pour aimer les autres. Personne n’a moins de rai­son, il ne pensait qu’à briller. Quelle sottise de refuser la pension de la Reine, 2.000 francs et 6.000 du roi d’Angleterre. Il commence par dire dans Emile : dans la nature tout est bien. Ainsi, il ne faut pas de maisons, il ne faut pas de routes, quelle folie !

L’ambition mène tous les hommes. Les gens de lettres comme les autres. Que veulent-ils ? De la gloire, qu’on parle d’eux.

La noblesse est une sottise. Les gens illustres, oui (j’ad­mets). Aussi je voulus relever les familles qui avaient quelque illustration. Je les cherchais partout. J’avais pris le jeune Xaintrailles. Mais des gens qui n’ont rien fait ! qui ont acquis de la noblesse dans des places de maires ou de secré­taires du roi ont une noblesse ridicule. De quel droit, le fils d’un secrétaire du roi prétendrait-il passer avant vous ? Per­sonnellement, je n’ai jamais fait aucun cas de cette noblesse. Les Anglais ont un gouvernement bien plus raisonnable. Leur vraie noblesse, la Chambre des Pairs est composée d’hommes qui ont rendu service à l’Etat.