Cabrera – Souvenirs de Delroeux – Le Consulat et le Premier empire
J’essuie l’amputation du doigt majeur de la main droite
Quand mon potager fut bien ensemencé, je ne pus rester dans l’inaction. M’étant aperçu que dans une autre escouade plusieurs prisonniers confectionnaient des paniers et de petites corbeilles, qu’ils échangeaient ensuite avec le patron majorquais pour des vivres, je résolus de les imiter, je fis donc du mannelier, et mon début avait assez bien réussi. Mais à peine ma huitième corbeille était-elle achevée, qu’un morceau d’osier m’entra dans le doigt majeur de la main droite, je fus aussitôt en proie à une douleur continuelle, qui m’obligea d’abandonner le travail. Quelques jours après il s’y déclara un panaris, qui me laissa bientôt plus de repos ; n’ayant absolument rien pour le panser, la gangrène ne tarda pas à s’y mettre. Il y avait déjà quinze jours que je n’avais fermé l’oeil quand, heureusement pour moi, le brick anglais (la Guadeloupe) entra dans le port. Son chirurgien m’ayant vu en cet état dit qu’il fallait de suite m’en faire l’amputation ou sans quoi je ne tarderais pas à perdre le poignet, il me dit qu’il viendrait le lendemain me faire l’opération. Il tint parole, et avant de se mettre à l’oeuvre il me fit boire un verre de rhum (seule liqueur que j’ai incorporé l’espace de sept ans) .
Je souffris cruellement pendant quinze jours, et ne pouvant retrouver le sommeil, il me fit prendre deux fois de l’opium.
Cet accident diminua extrêmement mes forces, et quoique je visse tous les jours la mort moissonner quelques-uns de mes camarades, je ne perdis cependant pas courage, et je faisais tout mon possible pour en inspirer à ceux qui se laissaient aller au désespoir.
De temps à autre, il nous venait des recruteurs qui enrôlaient ceux qui voulaient prendre parti, moyennant qu’ils sussent l’italien ou le flamand. J’aurai pu m’engager car je savais me tirer d’affaire dans ces idiomes, et même en allemand. Loin de blâmer mes camarades je faisais tout pour eux, quand je voyais qu’ils étaient résolus sans répugnance de prendre parti pour l’Espagne. Quant à moi je ne pus jamais me résoudre à servir contre la France.
Un jour que nos marins de la Garde aidaient les Espagnols à décharger l’eau qui nous avait été envoyée de Majorque ils s’emparèrent de la barque, jetèrent les Carrocos à la mer, et firent voile vers la France. Nous en payâmes la discipline, car nous fûmes privés d’eau douce, autre que celle de la fontaine, tout aussi longtemps que dura notre captivité.
Il y en eut qui s’évadèrent en s’emparant d’une barque de pêcheurs qui avait accostée notre rocher. Ce fut encore à nos frais, car on nous retint notre ration pour indemniser les pêcheurs.
D’autres construisirent de petites barques très faibles, avec lesquelles ils s’aventurèrent à quitter à la sourdine ce misérable rocher.
J’obtiens double ration pendant cinq mois.
Comme il arrivait continuellement de nouveaux prisonniers, dont une partie succombait au bout de quelque jours, il entrait dans l’intérêt des chefs de brigades de ne point porter tous leurs morts sur les mutations afin de profiter de leurs rations. Pour empêcher cette supercherie quand le Commissaire nous passait en revue, son habitude était de nous compter un à un et de nous faire ensuite défiler devant lui, et nous plaçait sur un promontoire fort resserré, où il établissait une ligne de soldats à vingt pas de distance d’un côté de la mer à l’autre. C’était le seul moyen qu’il avait cru pouvoir adopter pour ne pas être trompé.
Je me mis dans l’idée que malgré cette ligne de Carrocos, il n’aurait pas encore été impossible de pouvoir réussir à le tromper. Fort de ce dessein, lorsque je fus compté, je me détachai de la brigade et me dirigeai en feignant de rassembler un tas de bois vers les factionnaires. Ces derniers me firent signe que je devais me retirer, en agitant leurs armes. Je fis semblant de retourner, puis j’hésitai un instant, et pendant le temps qu’ils regardaient d’un autre côté pour en faire retirer d’autres, je me mis à courir à toutes jambes passant entre deux soldats espagnols qui lâchèrent leur coup de fusil et se mirent à mes trousses ; mais comme je n’avais rien dans le ventre, j’étais beaucoup plus leste qu’eux. Ce fut en vain qu’ils me poursuivirent, je me confondais dans la foule, et n’ayant pas été reconnu je fus encore compté une fois et j’obtins double ration l’espace de cinq mois.
Ce tour de force qui m’a si bien favorisé me fut d’un secours extrême, surtout à la veille d’une catastrophe aussi triste que celle qui va suivre.
Arrivée de dix-huit cents prisonniers d’Alicante. Fin de notre captivité.
Jusqu’alors quoique le gouvernement majorquais nous eut fait perdre à peu près la sixième partie de nos rations il n’avait pas encore jusqu’à cette époque refusé de recevoir les prisonniers qu’on lui amenait. Il est vrai que, vu les circonstances de la longueur de la guerre et de la stérilité de l’île, nous leur étions à charge. Cependant malgré l’arrivée continuelle de nouveaux confrères notre effectif était beaucoup inférieur qu’à notre entrée à Cabrera.
Dans la péninsule les prisonniers qu’on n’envoyait pas sur notre roche étaient en partie dirigés vers Alicante. Quand cette ville fut à la veille de tomber au pouvoir de notre armée, les prisonniers qui s’y trouvaient au nombre de dix·huit cents furent envoyés à Majorque ; le gouverneur ne voulut pas les recevoir. Le général anglais qui s’en était chargé les ayant débarqués de son chef à Cabrera nous fûmes obligés pour empêcher que ces infortunés ne mourussent de faim de les substanter de notre faible ration.
Ce fut pour lors, Grand Dieu, que la misère devint grande, et se fit sentir au delà de l’imagination. Cette ration diminuée d’un tiers quand on la recevait pour quatre jours, suffisait à peine pour faire un bien triste repas, aussi une heure après la distribution les trois quarts d’entre nous n’avaient plus rien à manger. Ne sachant plus avec quoi assouvir leur faim, ils allaient dans les collines chercher des lézards, des racines, des patates, etc., aliments qui les empoisonnaient. Nous incorporions tout ce qui nous tombait sous la main, tels que des scorpions, des herbes sauvages, des buffleteries, etc. Il y en eut même qui mangèrent jusqu’aux excréments de leurs camarades ! D’autres, las de mener une vie aussi misérable, y mettaient un terme en se précipitant du haut des rochers à la mer. De ce nombre, fut un de mes plus chers amis nomme Vales, son père tenait le Café Valois au Palais-Royal à Paris.
Ah, mon cher lecteur ! J’ai la main qui tremble, le coeur qui s’attendrit au point que mes larmes coulent en abondance, au sujet que je me trouve obligé de tracer le tableau touchant dont je fus témoin. Un Lithuanien (ou pour mieux dire un anthropophage) eut la scélératesse d’égorger son camarade, tandis qu’il dormait, pour se repaître de sa chair.
Il en avait déjà préparé le coeur et le foie, qu’il faisait cuire dans un pot de terre, lorsque la Providence permit qu’on s’en aperçut. Amené devant le Commandant qui, lui ayant demandé comment il avait pu se résoudre à commettre une action si atroce, ce misérable répondit que c’était la faim qui l’avait fait agir, qu’il savait qu’il méritait la mort, qu’il désirait qu’on la lui donnât plutôt que de le faire souffrir davantage, ce qui l’exempterait d’un tuer d’autres. On le mit aux fers en attendant la décision du gouverneur.
Il fut fusillé huit jours après à l’endroit où il avait commis ce crime.
Et vous cruels Espagnols ! Vos coeurs n’auraient-ils pas du s’attendrir en entendant le récit d’une semblable catastrophe ?
Mais point du tout ! Voyant que nous ne succombions pas tous, vous eûtes l’audace de nous faire redoubler les travaux ! Vous nous fîtes faire des routes pour pouvoir traverser Cabrera dans toutes les directions. Il n’était pas rare de voir quelques-uns de nos infortunés camarades succomber sous le poids d’une grosse pierre. Encore, celui qui avait le malheur d’arriver trop tard pour la corvée était privé d’une ration le jour de la distribution.
Nos maux allaient toujours croissant et nos forces en diminuant : aussi les mauvaises choses que nous mangions nous donnèrent des maladies, qui en mirent un grand nombre aux abois.
Il en mourut une si grande quantité qu’on fut obligé de brûler les cadavres, tant l’infection était grande.
Il y avait cinq mois que j’avais obtenu double ration quand un autre Commissaire plus fin que son prédécesseur vint nous passer en revue.
Il n’y eut plus lieu de le tromper, mais en revanche il était plus juste, notre sort le toucha sensiblement. Il nous promit qu’il ferait tout son possible pour que son gouverneur soit plus exact à nous envoyer les vivres. C’était un ancien Suisse qui fut obligé de quitter la France après l’affaire du 10 août. Notre position parut s’améliorer et il est présumable que si nous avions toujours été sous sa direction que nous n’aurions pas tant souffert.
Un jour que des corsaires algériens cherchaient à capturer quelques navires espagnols à cause que ceux-ci étaient en retard de payer le tribut accoutumé à la Régence, ils s’emparèrent de notre barque aux vivres et de soixante-quinze prisonniers. Ils jetèrent notre pain à l’eau, à cause qu’étant comme de coutume à moitie gâté, ils n’auraient pas su le manger !
Quant aux prisonniers, ils les emmenèrent à Alger dans l’intention de les vendre comme esclaves. Malheureusement pour eux le consul français s’y opposa, et les ayant rendus aux Majorquais qui les mirent à Cabrera, ces infortunés ne furent pas longtemps sans s’apercevoir que leur condition était pire que celle des esclaves, aussi les entendions-nous tous les jours maudire le consul qui avait réellement cru leur rendre service.
Le capitaine du brick anglais s’était chargé de faire parvenir quelques pétitions, soit en France, soit en Angleterre, afin qu’on ait voulu prendre des mesures pour tâcher d’améliorer notre malheureuse position. Mais il semblait que nous étions oubliés sur la terre.
N’ayant aucune connaissance des affaires du temps, rien par conséquent dans l’avenir ne pouvait nous faire prévoir le terme de notre exil.
Ne songeant plus qu’a l’empire de la terre, Napoléon nous avait aussi mis dans l’oubli. Voulait-il faire peser sur nous la faute des chefs, lui qui nous avait si souvent appelés ses enfants !…
Minés et affaiblis par la misère et les privations de toute espèce, ceux qui avaient survécus voyaient journellement diminuer leur peu de force, ensuite venaient le chagrin et le désespoir, qui ne tardaient pas à être suivis d’une espèce de marasme qui les enlevait. Mais un bien petit nombre, dont grâce au Seigneur je fais parti, eut le bonheur d’en sortir.
Comment exprimerai-je la joie que je ressentis le 14 mai 1814 en voyant entrer une frégate française dans le port de Cabrera ? Cette nouvelle si heureuse et si inattendue me causa une telle impression que je fus plus d’un quart d’heure sans pouvoir retenir mes larmes et proférer une seule parole. Je rentrai avec cette nouvelle et je voulais en instruire les hommes de la baraque, mais il m’était impossible : je faisais des signes, semblable à un homme qui rêve, ma bouche s’ouvrait sans laisser échapper aucun son; mes camarades crurent que j’avais perdu la raison.
J’avais entendu une salve d’artillerie, les musiciens, de la frégate jouant des airs analogues à notre position; j’avais vu flotter le pavillon français, je ne savais pas encore si tout cela était ou songe ou réalité. D’ailleurs nous avions déjà été tant de fois trompés.
Le capitaine et son équipage ne purent se contenir, en voyant des hommes si nus et si décharnés, de se répandre en invectives contre ces brutaux d’Espagnols qui durant cinq ans nous regardèrent pire que des animaux, en nous laissant sans vêtements, sans abri, et les trois quarts du temps sans vivres ; ils s’émurent et mêlèrent leurs larmes aux nôtres. Le capitaine nous fit distribuer du pain; il prit même sur son compte de nous donner à chacun une demi-bouteille de vin. Les musiciens répétèrent ensuite à diverses reprises : Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille?
Il ne pouvait revenir de sa surprise lorsqu’on lui apprit que nous n’étions plus que 350 hommes reste des 27000 pris à Baylen ; et 3000 des 19000 amenés en diverses fois à l’île de Cabrera.
N’étant venu que pour savoir au juste le nombre que nous étions avant de mettre à la voile, il nous promit qu’il allait directement a Marseille afin de faire diligenter les transports, qui furent huit jours en route, mais comme ils ne pouvaient contenir que la moitie de notre monde il fut décidé que ceux qui étaient entièrement nus partiraient les premiers.
Il fallu que je me résignasse à attendre le retour des mêmes transports et, quoique nous eussions une meilleure ration, ces jours d’attente nous parurent très longs. Une fois au cinquième jour après leur départ nous étions continuellement sur la cime des rochers pour tâcher de découvrir les bâtiments.
Ils arrivèrent enfin le huitième jour et nous mîmes à la voile avec la grâce de Dieu, le jour de la Pentecôte. Notre traversée fut assez heureuse, puisque quatre jours après nous débarquâmes au lazaret de Marseille, où nous fîmes quarantaine.
FIN
[1] Ces Souvenirs furent pour la première fois publiés dans « L’épopée impériale racontée par la Grande Armée », Théo Fleischman. Paris, 1964.
[2] « Il est difficile de se faire une idée des souffrances que nous eûmes à endurer pendant les neuf jours que nous restâmes entre la vie et la mort. En effet, qu’on se représente la position de 7 000 malheureux qui restaient encore dans l’île à cette époque, et qui, tous à la fleur de l’âge (le plus vieux n’avait pas 40. ans), enfin presque tous conscrits de 1808, se voyaient à la veille de terminer leur carrière par la mort la plus affreuse. » (Louis-Joseph Wagré, Souvenirs d’un caporal des grenadiers.)
[3] Le vélite Billon fut, le 12 avril 1810, parmi les premiers arrivants. « En posant le pied sur ce rocher… nous fûmes saisis d’horreur. Leur sort que nous venions partager, l’état de ces malheureux, de ces spectres, de ces cadavres ambulants, arrachant pour s’en nourrir quelques racines dépourvues de substance nutritive, parfois même vénéneuses, se disputant quelques gouttes d’eau bourbeuse, nus, brûlés par un soleil torride, assiégés de maladies contagieuses, étonnantes, inconnues… nous plongèrent dans la plus douloureuse compassion. »