Cabrera – Souvenirs de Delroeux – Le Consulat et le Premier empire

Description de l’île de Cabrera.

L’île de Cabrera n’est à la vérité qu’un rocher calcaire s’élevant très haut au-dessus de la surface de la mer, les contours en sont très irréguliers entresemées de collines et de vallons ; elle est environnée d’un grand nombre d’aspérités et d’îlots,  de différentes grandeurs, qui à la vue quand on en est éloignés de quelques lieues représentent des pains de sucre dont Cabrera, qui en espagnol signifie chèvre, semble par sa grandeur et sa position commander aux autres.

Il y a deux petites anses dont l’une est au midi; et l’autre qui est au nord a le nom de port, c’est sur le haut d’un rocher à son entrée qu’est construit le fort qui a servi de refuge aux Gotha durant l’invasion des Maures, c’est la seule habitation qu’il y existe.

Le port est sûr, et assez profond, l’entrée en est difficile, mais les bâtiments y sont bien à l’abri.

La circonférence de l’île de Cabrera est de trois lieues mais elle est difficile à traverser, vu le grand nombre de collines plus ou moins prononcées dont elle est couverte. Celles qui occupent le centre, sont assez élevées et escarpées pour mériter le nom de montagnes. Un seul ravin était cultivé. Cabrera ne possède qu’une seule fontaine d’eau douce ce qui fait que l’eau est extrêmement rare, surtout dans l’été.

Il y avait une quantité de broussailles, quelques petits sapins, qui servirent pour construire nos baraques. Le lentisque, le caroubier, le myrte et le chêvre-feuille étaient éparés dans les fentes des rochers.

Il n’y avait rien de plus commun que de petits lézards bleus et gris ; nous y trouvâmes des tarentules, des scorpions; les rats y abondaient, on leur fit la guerre, et une guerre à mort, aussitôt pris, aussitôt grillés et mangés.

Cabrera possède aussi des mines de sel, des grottes, dont la plus considérable pourrait contenir deux mille hommes.

Débarquement à l’île de Cabrera

Nous avions tous pour ainsi dire les larmes aux yeux en apercevant ce fatal rocher que nous envisagions comme notre tombeau.

On nous y débarqua comme un troupeau de moutons abandonné de son Pasteur, et ce fut en vain que nous y cherchâmes un abri, il n’y en avait point d’autre que le Ciel.

On crut nous rassurer en feignant de nous dire que nous n’y étions que pour faire quarantaine, mais au bout de quarante jours, nous fûmes bien détrompés par l’arrivée d’un Commissaire envoyé de Majorque pour nous passer en revue, lequel nous annonça que nous resterions prisonniers jusqu’a la paix, que son Gouvernement avait reçu l’ordre de nous envoyer les vivres par une barque, que la ration pour homme devait être de 16 onces de pain, 8 onces de fèves, et une once d’huile, par jour.

Bien faible ration, qu’un nombre pouvaient s’incorporer en un seul repas ; encore si elle nous eut été envoyée exactement, nous nous aurions comptés heureux, mais au contraire, il ne se passa jamais de mois sans que nous perdîmes cinq ou six rations.

Nous débutâmes par songer qu’il était de toute nécessité de nous abriter et provisionnerement nous construisîmes des baraques en broussailles et en bois, mais manquant d’outils, et n’ayant pour toute ressource que l’industrie et l’énergie françaises, nous ôtâmes les cercles en fer aux haquets que nous avions emportés de Cadix, nous les battîmes avec des pierres et les aiguisâmes en forme de couteaux, puis nous mettions quelquefois deux jours pour abattre un petit sapin.

Nos habits qui étaient déjà en lambeaux à notre entrée à l’île de Cabrera, furent bientôt entièrement usés, et nous fûmes obligés d’aller tout nus, comme des sauvages. Heureux celui qui pouvait cacher sa nature.

Nous avions déjà passe cinq mois sans qu’il y eut tombé d’eau, le Ciel se montrait toujours serein, mais un jour que j’avais travaillé beaucoup, je fus tout à coup réveillé en sursaut au milieu de la nuit, par une pluie des plus fortes qui battait violemment sur ma figure, un orage des plus terribles éclatait sur Cabrera, les coups de tonnerre se succédaient sans interruption, et en moins d’une heure, ma baraque fut entraînée par les flots.

Afin d’éviter le retour d’un semblable malheur, j’en construisis une autre en pierres, dont les bas des murs avait cinq à six pieds d’épaisseur.

Nos officiers ayant su exciter la compassion des Anglais qui étaient venus nous visiter, ceux-ci les transportèrent en Angleterre ainsi qu’une partie des sous-officiers.

Une de nos grandes souffrances fut la soif, la fontaine fournissait si peu que l’officier espagnol qui nous fut donné pour Commandant y avait établi une garde, de sorte que pour obtenir un verre d’eau, il fallait en y arrivant se placer le dernier de file et attendre patiemment son tour, comme à la Confesse. Bien souvent, quand on avait avalé ce verre d’eau, on se trouvait encore plus disposé à boire qu’auparavant ; l’atération était tellement forte qu’un grand nombre, après avoir bu, allaient continuellement se replacer à la queue. M’y étant présent plusieurs fois, mais voyant qu’il aurait fallu y rester quelques heures pour avoir mon tour j’y renonçais entièrement et j’eus, comme aux pontons, encore une fois recours à un morceau de plomb.

Apres le départ de nos officiers, nous vîmes chaque jour notre position devenir de plus en plus misérable, on nous laissait très souvent trois jours sans un seul morceau de pain.

Il n’y eut bientôt plus d’ordre nulle part, soit dans la manière de recevoir les vivres, ou de la forme de les distribuer ensuite aux prisonniers. Les plus effrontés s’armant de leur audace s’érigeait en souverains, pour pouvoir plus facilement soustraire quelque chose de la ration déjà si petite des plus faibles.

Nous n’avions plus d’égards pour les hommes gradues, on voyait de simples soldats revenir de la corvée, les mains vides, faisant porter la hotte par des caporaux et quelquefois même par des sous-officiers; il arrivait que des sergents-majors se trouvaient dans une escouade tenue par un caporal ou un simple soldat.

Etait-il question de vider quelque différend survenu entre camarades ? on assujettissait à l’extrémité de deux bâtons deux moitie de ciseaux, on s’en servait en guise d’épées; tantôt c’étaient des lames de couteaux, des rasoirs, et plus d’une fois on a employé des alines, et des aiguilles à voiles, puis on se battait à mort.

La barque aux vivres était-elle en retard, les comestibles haussaient alors d’une manière effrayante, tandis que tout ce qui n’était pas bon à manger n’avait plus de valeur réelle; pour un morceau de pain le plus souvent moisi, on aurait donné un objet de la valeur d’un napoléon, pour une livre de fèves, on aurait eu une reconnaissance de cent francs, payable en France.

Le 10 septembre (1810) fut le jour le plus désastreux qui vint éclairer Cabrera, les vivres étant devenus si rares à Majorque par suite de la presque occupation de l’Espagne par les Français que le peuple se jeta sur les notes, et les pilla, de sorte, que nous fûmes huit jours consécutifs sans en recevoir.

Les premiers jours de cette fatale disette, nous étions résignés, à cause que nous étions habitués d’être frustrés de temps en temps de quelque ration, mais quand fûmes au cinquième, la consternation devint générale : les trois quarts étaient étendus par terre dans une extrême défaillance et n’ayant d’espoir que dans le secours du Tout-Puissant !

Ah! Mon cher Lecteur ! Combien n’êtes vous pas heureux, de ne pas avoir vu de vos yeux, un spectacle aussi touchant qu’était celui-là ! Ici se trouvaient des hommes nus et décharnés, plus effroyables à voir que des squelettes; là étaient des misérables étendus par terre, souffrant tout à la fois la faim, et la soif, écumant comme s’ils eussent été enragés, et proférant avec peine ces mots « Mes chers amis ! si vous avez l’un ou l’autre le bonheur de revoir la France, faites savoir à mes parents que jusqu’à mon dernier soupir, ils furent présents à ma pensée. » C’était dans la grande grotte qu’on voyait encore quelque chose de plus attendrissant : figurez-vous deux cents hommes aussi nus que l’enfant qui vient de naître, les morts et les mourants, étendus pêle-mêle, et presque tous méconnaissables, étaient ou allaient bientôt n’être plus que des cadavres : l’aspect des morts et des moribonds était capable d’arracher des larmes à l’homme le plus féroce et le plus barbare !

Voyant qu’il n’y avait plus de ressource, le Conseil ordonna qu’on tuerait le baudet que le gouvernement de Palma nous avait envoyé et qui servait à transporter les vivres à l’ambulance, on nous en distribua une once par homme, cette triste réfection que nous fîmes cuire avec du trèfle sauvage, sauva la vie à un grand nombre.

Dans des moments aussi malheureux qu’étaient ceux-là que de tristes réflexions se présentaient à mon esprit, et me faisaient vivement regretter la maison paternelle ; mais faisant de grands efforts sur moi-même je fis voeu de ne laisser échapper le moindre murmure.

Et vous Pères et Mères ! Si vous aviez cru qu’un sort pareil était destiné pour vos tendres enfants, n’auriez-vous pas mille fois mieux préféré les voir mourir devant vos yeux, que de les laisser arracher d’entre vos bras, pour devenir ainsi les malheureuses victimes de l’ambition, de l’avarice, et de l’injustice ?

Quelle honte pour vous barbares et cruels Espagnols ! d’avoir laisse périr des milliers de Français, par la faim, la soif, et la nudité, vous vous montrés encore plus inhumains envers nous qu’envers les Incas dans le Nouveau Monde !

Pardon, mon cher Lecteur, si je m’écarte un instant de mon sujet. Je m’y trouve entraîné par le triste souvenir de ces jours de douleurs !

Les expressions me manquent pour vous faire apprécier le tableau touchant que je dois ici présenter à vos yeux.

Les plus robustes d’entre nous étaient montés depuis deux jours sur le faite du rocher afin d’annoncer par des cris de joie, l’arrivée de la précieuse barque aux vivres ; il y en eut même qui ne surent plus en descendre. Enfin le huitième jours quelques faibles cris se firent entendre, nous apprenant qu’une barque était en vue. Quelle joie ! Quelle heureuse nouvelle pour ceux que la Providence a conservés : on reprend courage; on se hâte de distribuer ce pain tant désiré ; on tâche de rappeler à la vie tous les moribonds, mais les estomacs étaient si resserrés qu’on fut obligé de faire dissoudre le pain en bouillie, pour pouvoir se l’incorporer. Malgré cette précaution, il y en eut encore un grand nombre qui succombèrent, au moment que la vie venait de nous être rendue.

(« Il est difficile de se faire une idée des souffrances que nous eûmes à endurer pendant les neuf jours que nous restâmes entre la vie et la mort. En effet, qu’on se représente la position de 7 000 malheureux qui restaient encore dans l’île à cette époque, et qui, tous à la fleur de l’âge (le plus vieux n’avait pas 40 ans), enfin presque tous conscrits de 1808, se voyaient à la veille de terminer leur carrière par la mort la plus affreuse.  » – Louis-Joseph Wagré, Souvenirs d’un caporal des grenadiers.)

L’infection des cadavres, l’affaiblissement que nous causa cette affreuse disette, jointes aux privations continuelles, ne tardèrent pas à nous livrer en proie à de terribles maladies, et au flux de sang, de sorte qu’en peu de temps, la mort, l’impitoyable mort, avait déjà moissonné la moitié de nos malheureux compagnons. Si la Péninsule n’eut servie de vache à lait pour repeupler à mesure Cabrera, il aurait été presque désert.

Les premiers confrères qui nous arrivèrent furent des voltigeurs du 14e de Ligne, deux régiments des Westphaliens; une partie du 67e de Ligne, du 21e Léger et d’une infinité d’autres régiments dont les numéros me sont échappés de la mémoire.

(Le vélite Billon fut, le 12 avril 1810, parmi les premiers arrivants. « En posant le pied sur ce rocher… nous fûmes saisis d’horreur. Leur sort que nous venions partager, l’état de ces malheureux, de ces spectres, de ces cadavres ambulants, arrachant pour s’en nourrir quelques racines dépourvues de substance nutritive, parfois même vénéneuses, se disputant quelques gouttes d’eau bourbeuse, nus, brûlés par un soleil torride, assiégés de maladies contagieuses, étonnantes, inconnues… nous plongèrent dans la plus douloureuse compassion. »)

Ces nouveaux venus étaient comme une petite ressource pour plusieurs d’entre nous sous le rapport de l’habillement, car comme nous étions tout à fait nus, et eux bien vêtus, possédant en outre des couteaux, ciseaux et autre objets d’une nécessité indispensable et dont nous étions privés à cause qu’on nous avait entièrement dépouillés.

Les Majorquains achetaient presque pour rien les produits des Cabrériens, car un grand nombre de prisonniers s’occupaient; il y avait des ouvriers en bois, en écaille, en cheveux, etc. Les arrivants furent cause qu’on établit une espèce de marché où l’en entendait crier de tout côté : « Qui est-ce qui veut acheter ? Qui est ce qui veut vendre ? » Ou :« Qui est-ce qui veut changer du pain, des fèves, de l’huile, du fil ou habits, etc. » J’ai vu donner un louis pour la moitié d’un pain et l’acquéreur et le vendeur moururent également de faim.

Nos malheurs nous avaient tellement aigri l’esprit que nous devînmes injustes, brutaux et querelleurs. Quand un prisonnier était en danger de mort, s’il était possesseur d’une pièce d’habillement quelconque, ceux qui habitaient le même gîte que lui, se la disputait bien souvent avant qu’il n’eut terminé sa misérable carrière; ils allaient même quelquefois jusqu’a se battre.

Il y en avait qui étaient démoralisés à un tel point, que le détournement d’un chou à leur préjudice suffisait pour assommer le voleur. J’en ai vu auxquels on avait coupé le nez ou les oreilles, d’autres furent jetés à la mer : chacun prétendait se faire justice sans intermédiaire.

Ceux qui avaient commis quelque larcin, pour éviter la brutalité de ceux à qui ils avaient porte préjudice, étaient obligés de se réfugier dans quelque trou, ou dans des grottes, et vivre ainsi isolement de leurs compagnons comme s’ils eussent été les rebuts de la nature. La grande grotte fut longtemps occupée par une centaine de ces malheureux tous aussi nus que l’enfant qui vient de naître. Dans une semblable position les plus courageux supportent mieux l’adversité, ils prennent un ascendant moral sur leurs semblables.

Comme j’avais le bonheur d’être de ce nombre, tous les hommes de la Compagnie m’avaient choisi pour être leur chef et l’arbitre des différends qui survenaient entre eux.

Quand il s’agissait des distributions, afin d’éviter toute contestation, j’avais soin de peser exactement toutes les portions que je posai par terre, puis je numérotai tous mes hommes, et déposant les numéros dans l’urne en suivant l’ordre des rations, chacun prenait celle qui lui était assignée.

Afin de rétablir l’ordre et de maintenir la police, on forma un Conseil devant lequel on traduisait tous ceux qui s’étaient rendus coupables de quelque délit; car les vols étaient très fréquents, et le plus grand nombre voulait se venger d’une manière horrible et affreuse.

Le Conseil étant établi, celui qui y comparaissait, soit pour avoir soustrait une vingtaine de fèves, quelques feuilles de chou, ou un morceau de pain, si le délit était malheureusement avéré, le criminel (je dis criminel parce que les vivres étaient pour nous des objets si sacrés qu’en détourner la moindre parcelle était regardée comme un crime) était juridiquement lapidé.

La punition la plus légère qu’on infligeait ordinairement consistait à être attaché entièrement nu à un poteau, sans pouvoir prendre aucun aliment. Le patient était ainsi exposé à l’ardeur d’un soleil brillant, et à toutes les intempéries des saisons, tout le temps que devait durer sa peine qui était ordinairement de 24 heures.

Quant on distribuait les vivres pour quatre jours, il y en avait beaucoup qui mangeaient le tout le premier jour, cela était cause que celui qui voulait en conserver plus longtemps, était oblige de rester en faction auprès, sans quoi il courait risque d’être volé. Quand la distribution se faisait à la brune, il y en avait qui s’établissant en guet-apens, tombaient à l’improviste sur ceux qui logeaient à l’écart, pour les dévaliser.

Un grand nombre d’autres, profitant de la faim et de la misère de leurs semblables, leur prêtaient à usure, chaque fois que la barque faisait défaut; ils n’étaient pas honteux de donner la moitie d’un pain, pour en recevoir un à l’arrivée des vivres : alors c’était une nouvelle peine car il arrivait très souvent que les débiteurs devaient davantage de vivres qu’ils n’en recevaient et étaient impitoyablement maltraites de leurs créanciers qui ne voulaient rien rabattre.

Le gouvernement majorquin nous avait envoyé un officier chargé de maintenir la police, et protéger les décisions du Conseil. Au bout de quelque temps, nous nous aperçûmes que le plus grand de tous les voleurs c’était cet Hidalgo: il faisait le négoce avec nos vivres, les donnait pour différents ouvrages en bois et autres, qu’il faisait faire aux prisonniers. Profitant des fois que la barque était en retard, il les vendait à qui il voulait, à ceux qui avaient de l’argent car, alors, les vivres n’avaient plus de prix. Il fut quelquefois imité par les membres du Conseil.

Nous fîmes nos plaintes concernant cet Hidalgo : il fut remplacé par un prêtre qui, s’il aurait eu véritablement la charité qui doit être jointe à la sainteté du caractère dont il était revêtu, nous aurait été d’un grand secours tant pour le spirituel que le corporel. Au contraire, il insulta plus d’une fois à notre malheur en s’aliénant une grande partie des esprits à son début. Un jour, quelques hommes lui ayant demandé combien de temps devait encore durer notre captivité, il ne leur répondit qu’en plantant sa canne en terre et en disant : « Vous ne sortirez d’ici que quand ma canne sera fleurie ! » faisant voir par cette réponse inhumaine, quoique prêtre, que le sang espagnol lui coulait dans les veines.

Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que quant au corporel nous ne pouvions attendre aucun soulagement de sa part; néanmoins nous lui construisîmes une église, et nous eûmes la satisfaction de pouvoir assister au sacrifice de la Messe. Les malades furent aussi mieux soignés.

Nous recevions de temps en temps la visite de quelques bâtiments anglais, en croisière dans la Méditerranée, qui venaient relâcher à Cabrera et jamais ils ne quittaient notre île sans laisser des traces de leur générosité. Ici, je me croirais injuste si je n’adressais aux marins anglais, pour mes compagnons d’infortune et pour moi, mille remerciements.

Digne peuple d’Albion que de reconnaissance ne devons nous pas à votre ingénieuse charité ? Combien de fois ne vit-on pas vos matelots se déshabiller, et ôter jusqu’à leurs chemises pour vêtir celui qui le premier se présentait à leurs yeux et pleurer ensuite parce qu’ils n’avaient plus de quoi satisfaire leur coeur compatissant ?

Les officiers anglais ayant fait une quête en notre faveur sur les bâtiments de leur escadre, elle nous procura à chacun une pièce d’habillement j’en eus un pantalon seul vêtement qui me fut donné l’espace de sept ans.

Cette quête nous procura aussi de la graine de choux, de tabac, etc. De sorte que celui qui avait encore assez d’énergie s’arma de courage pour défricher un peu de terre, et l’ensemencer. A dire vrai, la chose n’était cependant pas facile, à cause que nous étions dépourvu d’outils, et que le terrain qui ne se trouvait que dans les vallées, était tellement pierreux qu’un jour ne pouvait suffire pour en défricher un mètre.

Encore, après en avoir extrait les grosses pierres qui servaient à la construction d’une muraille pour clore le potager, la terre qui restait était encore mêlée d’éclats de pierres qu’on ne pouvait jamais entièrement nettoyer. J’eus beau prier ceux de la baraque de m’aider à la culture, ils me répondirent : « Le courage nous manque, quand nous n’avons pas de pain sur la planche ! »

Leur indolence ne fut pas capable de m’arrêter; tous les jours dès cinq heures du matin, armé d’un petit bâton pointu, je me rendais au travail, je déterrais les pierres, j’en construisais un mur, et au bout de deux mois de persévérance, j’étais parvenu à défricher six à sept verges de bonne terre, que j’ensemençais de choux et de petit tabac des Iles, qui par la suite me furent d’un grand soulagement : je mangeais les choux et ne faisant point usage de tabac, j’échangeais avec les fumeurs pour des fèves, du fil, et quelquefois pour un morceau de pain. Ce qui soutient l’homme au milieu des privations, c’est l’espoir d’un avenir meilleur, mais une fois qu’il est miné par la misère, il perd insensiblement cet espoir, qui bientôt devient presque nul : son intelligence et ses facultés se ralentissent à un tel point, qu’il se rapproche de plus en plus de la brute. C’est ce que j’eus l’occasion de remarquer bien des fois parmi les prisonniers.

J’y ai vu des hommes qui avaient reçu une instruction distinguée devenir au bout d’un certain temps, grossiers, stupides et méchants au delà de l’imagination.

Malheureusement Cabrera n’offrait aucune ressource qu’on rencontre presque partout ailleurs : il n’y avait qu’une seule espèce de tubercule à qui à cause de sa ressemblance avec la pomme de terre, nous avions donné le nom de patate.

Quand nous découvrîmes cette plante, nous crûmes avoir trouvé le remède au plus grand de nos maux. Le remède présumé était encore pire que le mal : c’était un poison lent, consumant peu à peu les entrailles de ceux qui en mangeaient.

Je m’en aperçus la première et dernière fois que j’en fis usage.

Le bois qui avoisinait l’endroit où nous avions construit nos baraques ne tarda pas longtemps à être tout brûlé. Comme il était impossible de pouvoir supporter la fraîcheur des nuits couchés par terre sans habillement et sans feu, je me trouvais tous les jours obligé d’aller au bois quoique nous fussions huit dans la baraque, les autres se trouvaient ou trop faibles ou trop paresseux pour m’y accompagner.

Il en était de même quand il s’agissait de se procurer du sel, qu’on ne pouvait prendre que dans le fond d’un précipice, en y descendant le long d’un rocher auquel il fallait le cramponner et remonter de la même manière. Si malheureusement un moellon se détachait on faisait la bascule, et de roche en roche jusqu’au fond, on était tout à fait mutilé, d’où on ne pouvait guère espérer de pouvoir sortir. Un jour entre autres qu’il nous en fallait, je me fis accompagner d’un nomme Castel, de Tourcoing, tout récemment arrivé dans l’île et que j’avais recueilli dans la baraque en qualité de pays. Comme il n’avait pas encore souffert et qu’il était robuste, je croyais qu’il m’aurait été d’un grand secours pour la corvée; mais aussitôt qu’il eut aperçu les cadavres de ceux qui étaient tombés depuis peu, il se mit à dire qu’on le tuerait plutôt que d’y aller. De sorte que je fus encore une fois obligé de m’acquitter seul de cette périlleuse commission.