Cabrera – Robert Guillemard – Le Consulat et le Premier empire
Robert Guillemard
Sergent

J’avais été mis sous la responsabilité du capitaine du brick chargé de me porter à ma destination : à dix heures et demie, ce bâtiment leva l’ancre ; et à deux heures de l’après-midi, nous étions en vue de Cabrera.
En approchant de la côte, nous vîmes les rochers qui la bordent, couverts de monde : je pus bientôt distinguer les individus, qui tous avaient les yeux fixés sur nous, et paraissaient suivre nos mouvements avec anxiété. Je les examinai à mon tour, sans pouvoir me rendre compte de ce que je voyais : une pensée soudaine, et que l’étonnement seul et la stupéfaction avaient précédée, me dit que c’étaient-là les Français dont je venais partager le sort. Un grand nombre étaient entièrement nus , noirs comme des mulâtres, et portant des barbes de sapeurs, sales et mal en ordre ; d’autres avaient des lambeaux de vêtement, mais étaient sans chaussure, ou avaient les jambes, les cuisses et les reins à découvert. J’évaluai le nombre de ces nouveaux camarades à peu près à cinq ou six mille, parmi lesquels j’en vis enfin trois portant des pantalons et des uniformes encore à peu près entiers ; tous s’agitaient, se mêlaient sur la plage et les rochers, poussaient des cris de joie, frappaient des mains, et ne nous perdaient pas de vue. Je présumai que l’arrivée des vivres était la cause de ces transports et de ce mouvement; mais d’autres objets vinrent me distraire : le sol à quelque distance du rivage était parsemé de huttes groupées, et assez semblables aux baraques de nos camps; mais moins régulières et moins propres. Devant une de ces baraques, sur un tronc de pin, d’une quinzaine de pieds de hauteur, et traversé à son sommet par une barre en forme de croix, était attaché un homme nu de la tête aux pieds, faisant des efforts violents. Pourquoi l’avait-on mis là ? C’était une des premières choses que je me proposais de demander, après mon installation à Cabrera. Je l’expliquerai plus loin.
Enfin, le brick toucha presqu’à la terre, et vint s’amarrer contre un rocher, sur lequel fut jetée une planche servant de pont. Le passage en fut permis à une vingtaine de prisonniers, tandis qu’un peloton de trente Espagnols se tenait prêt à faire feu sur ceux des autres qui auraient fait le moindre mouvement pour s’avancer. Les vivres furent débarqués sur la plage, par les hommes à qui on avait permis de s’approcher ; j’y descendis moi-même ; et au bout d’une heure environ, le brick appareilla, et disparut.
Un immense demi-cercle se forma autour de l’endroit où avaient été déposés le pain et la viande. Dix à douze individus se placèrent au centre : l’un d’eux, tenant une liste, appelait à tour de rôle les différents corps, en énonçant à haute voix le nombre des hommes qui les composaient; trois ou quatre s’avançaient, recevaient les rations pour tous leurs camarades, les emportaient ; et le corps entier procédait alors à la distribution particulière. Je ne donnerais pas une idée bien juste de cette opération, en disant qu’il y régnait l’ordre le plus parfait : ce n’était pas de l’ordre, c’était une espèce de gravité religieuse. Je doute que, dans aucun gouvernement, les imposantes et sérieuses fonctions d’ambassadeurs et de ministres aient jamais été remplies avec la dignité empreinte sur la figure et dans tous les mouvements des distributeurs. Le pain semblait être un objet sacré, dont on ne pouvait, sans crime, détourner la moindre parcelle, pour en changer la destination : les plus petits fragments, que le transport en faisait détacher, étaient ramassés avec respect, et placés sur le tas auquel ils appartenaient. Occupé à examiner cette singulière cérémonie, je n’y pris aucune part : je ne savais à qui m’adresser pour avoir les rations auxquelles j’avais droit comme les autres ; aussi bientôt je fus seul, car chacun tira de son coté. Mais cela ne m’inquiétait guère : j’avais dans un sac quatre pains, deux livres de bœuf salé, et une bouteille de rhum ; avec cela, je pouvais attendre la prochaine distribution. J’errais sur le rivage avec un bâton à la main, et mon sac sur le dos ; et je me disposais à pénétrer dans l’intérieur de l’île, lorsque je fus accosté par quelques prisonniers, et dans peu d’instants entouré par une foule considérable. La distribution des vivres était d’un trop grand intérêt pour eux, pour qu’ils eussent pu faire d’abord attention à moi ; mais il paraît qu’après le soutien de leur existence, ce qui les flattait le plus, c’était d’apprendre des nouvelles de leur patrie. Je fus accablé de questions qui avaient pour but la situation de divers régiments, mais surtout celle de la France et des affaires de la péninsule. Je dis tout ce que je savais. Plusieurs fois, en parlant de nos derniers succès, ma voix fut couverte par des acclamations spontanées, où se mêlaient des expressions de bravoure, d’orgueil national et de vengeance.
Tout à coup un individu perce la foule, en criant : « C’est Guillemard ! », se fait faire place, arrive jusqu’à moi, et m’embrasse. J’eus quelque peine à le reconnaître : c’était Ricaud, sergent du 9e de ligne, échappé comme moi à l’affaire d’Ebersdorf. Il était sans chemise, portait un pantalon de toile, qui avait été coupé à la hauteur des genoux, et laissait ses jambes nues ; un fragment de veste extrêmement courte, et une chaussure faite avec des semelles de souliers, attachées au dessus de la cheville par des ficelles, ce qui ressemblait assez au brodequin des anciens, complétaient son costume.
Comme je n’avais plus rien à dire, le cercle se fondit, et la foule se dispersa. Ricaud me prit par la main, me mena vers une espèce de baraque haute d’environ trois pieds, qu’il occupait avec trois autres militaires, et m’invita à y coucher, jusqu’à ce que je me fusse procuré un gîte. Nous soupâmes devant cette baraque ; je fis part à Ricaud et à ses camarades de mes provisions ; ils y joignirent une partie de ce qu’ils avaient reçu. Nous causâmes longtemps : la nuit se fit ; et nous nous étendîmes sur deux pouces d’herbe sèche, qui couvrait le sol de cette demeure, où l’on ne pouvait entrer que l’un après l’autre, avec assez de difficulté, en rampant sur le ventre. J’avais besoin de repos, et je m’endormis bientôt profondément ; mais ce ne fut pas pour longtemps. Vers le milieu de la nuit, des ruisseaux d’une eau froide, et qui frappaient avec force sur ma figure et diverses parties de mon corps, m’éveillèrent en sursaut. Un orage éclatait sur l’île; les tonnerres se succédaient presque sans interruption ; et il tombait une forte pluie mêlée de grêle, et chassée par un vent violent. La couverture de notre baraque, composée d’herbe et de quelques poignées de joncs, ne pouvait résister longtemps à cet assaut : bientôt elle fut criblée ; et la baraque elle-même devint une petite mare dans laquelle nous barbotions. Les jurements de mes camarades ne tardèrent pas à s’unir au fracas des éléments. Pour comble de malheur, nous étions cinq dans un endroit qui n’avait été construit que pour quatre, et nous ne pouvions nous remuer sans nous incommoder, nous fouler mutuellement. On s’en prend à tout, quand on est mécontent : un de mes hôtes invectiva Ricaud, et lui reprocha d’avoir invité un étranger qui augmentait la gêne de leur position. Celui-ci lui répondit avec aigreur, et voulut lui imposer silence. Ils s’accablèrent d’injures, et ne s’en seraient pas tenus là sans doute ; mais force leur fut de le faire, car la baraque n’avait pas assez de hauteur pour qu’on pût y rester, même à genoux; et il était impossible d’en sortir, avant que celui qui était le plus près du trou eût défilé. Après avoir beaucoup crié, il fut convenu qu’ils se battraient le lendemain. La pluie cessa, et nous nous rendormîmes.