Cabrera – Pierre-Antoine Husson – Le Consulat et le Premier empire

Journal de la campagne que j’ai faite en Espagne et des malheurs que jai éprouvés pendant ma captivité dans les années 1808, 1809 et 1810, jusqu’à mon arrivée en Angleterre, le 29 septembre 1810.

Par l’adjudant-major Husson

 

Janvier. — Nous partîmes donc de bien bon matin de Xéres pour aller à Puerto Réal, où, pas plus tôt armés, on nous intro­duisit dans une vaste écurie dans laquelle était une compagnie de contrebandiers qui, voyant que nous ne possédions rien, nous abîmèrent de coups pour satisfaire leur rage. Aussitôt après cette conduite infâme, bien heureux mille fois de n’avoir pas succombé, on nous conduisit au port. Chemin faisant, je fus arrêté pur un moine qui, me prenant à la gorge et me montrant un poignard, m’ordonna de crier : « Viva Fernando y muera Napoléon », sinon qu’il me massacrerait : je laisse à penser si je me fis prier dans cette occasion. Nous nous embarquâmes, au milieu d’une grêle de pierres, avec les haillons qui nous restaient sur le corps, pour aller sur un ponton (la Viéja Castilla), à bord duquel on nous entassa tellement, qu’au bout d’un mois, une épidémie, sorte de peste, s’empara du vaisseau. On tombait ordinairement malade la nuit, la respiration était gênée; le matin, on perdait connais­sance, les lèvres noircissaient; dans le courant du jour, le délire redoublait et on succombait le second jour.

Février. — J’eus le malheur de tomber malade au moment où les conquêtes de nos armées et les progrès qu’elles faisaient en Andalousie firent ouvrir les yeux à nos monstres qui, enfin, créèrent un hôpital, à un quart de lieue de Cadix, où, sans le savoir, je fus transporté. O Démanche, 0 Belhomme (i), mes deux bons amis ! que ne vous dois-je pas de tous les soins que vous avez pris de moi, et, sans vous, quelle eut été ma position, malade depuis le 4 février jusqu’au 17 mars, dénué de tout…

Mars. — Le hasard me rappela néanmoins à la vie après avoir échappé, dans le plus fort de ma maladie, à l’émeute de la popu­lation de Cadix qui était venue assiéger notre hôpital. Ces furieux nous tirèrent des coups de fusil et tuèrent, dans la salle où j’étais gisant sur la paille, plusieurs de mes camarades. Ils furent apaisés par le clergé qui exposa au dehors de la porte les signes sacrés de la religion qui furent respectés par ces assassins.

Nous nous disputions la paille, et sitôt qu’un de nos compagnons mourait, nous augmentions notre lit du sien. Je quittai donc, le 17 mars, ce séjour de la mort, pour aller retrouver dans une prison flottante mes deux excellents amis. Il mourut à bord du ponton l’Argonaute, depuis le 1er février jusqu’au 24, même mois, 517 hommes sur 2.500. Ces malheureux, qui manquaient de tout, passaient souvent trois et quatre jours sans eau et sans pain. 0 France !, ô familles malheureuses, vous ne serez point vengées et, par l’or que ces tigres versèrent dans les coffres des généraux, ces crimes restèrent impunis !

Neuf autres bâtiments étaient mouillée sur la même ligne que le nôtre, couverts de nos soldats qui succombaient faute de sub­sistance. Tous les matins, on voyait les Espagnols enlever des chaloupes pleines de cadavres et, le soir, la baie en était couverte, les Espagnols qui étaient chargés d’enlever les morts, se réjouis­sant à les mutiler. Chaque jour nous amenait ce cruel spectacle qui dura jusqu’au 27.

La Junta, ayant pris la résolution d’expédier aux îles Canaries et Baléares une grande partie des prisonniers, je fus embarqué sur un vaisseau marchand qui faisait partie de l’expédition des îles espagnoles de la Méditerranée. Je me séparai de Demanche sur qui le sort n’était pas tombé, mais Belhomme était de notre convoi. Le bâtiment sur lequel j’étais s’appelait la Sally, corvette américaine et le hasard voulut que le capitaine, M. Saunders, fût ami d’un nommé M. Bartera, négociant auquel j’étais recom­mandé. Il m’envoya, par le capitaine, une somme assez considé­rable qui pouvait, à mon débarquement, me faire sortir de la misère où j’étais.

Avril. — Nous mîmes à la voile, le 2 avril, par un assez beau temps. Nous passâmes le détroit de Gibraltar en longeant la cote d’Afrique et nous étions à peu près à la hauteur de Carthagène lorsqu’un coup de vent très violent se fit sentir le 5 au soir. Nous prîmes le large et allâmes mouiller à Gibraltar où nous restâmes devant la ville depuis le 8 au soir jusqu’au 11. Je ne ferai pas la description de ce rocher fameux, la clef de la Méditerranée.

Nous continuâmes ensuite notre route et, malgré les vents contraires, nous jetâmes l’ancre, le 25, dans la baie de Palma. La Junta supérieure de ces îles nous laissa jusqu’au 9 mai sur notre vaisseau, au quart de ration et ayant, pour toute boisson, un peu d’eau croupie. On ne nous plaignait nullement de la vermine qui nous rongeait depuis notre première entrée sur les pontons. Tout nous fit apercevoir que l’art de graduer nos peines devait être porté à un raffinement jusqu’alors inconnu et il semblait que les ordres étaient de nous faire souffrir de manière à nous sentir mourir, aussi ne tardâmes-nous pas à éprouver ce raffinement de la barbarie espagnole. Cette Junta se résolut enfin de nous envoyer dans l’île déserte de Cabrera, à neuf lieues sud de Majorque, pour nous tirer d’affaire comme nous pourrions, exposés à l’ardeur du soleil, sans abri, et manquant d’eau.

Dépouillé encore une fois de la petite fortune qu’on m’avait faite à Cadix, je débarquai donc à Cabrera, dans la plus affreuse misère, mais armé d’un courage à toute épreuve, exposé, pour commencer, à mourir de soif, n’y ayant dans l’île qu’une source qui fournissait par jour à chaque homme un verre d’eau mêlée de sable, et encore fallait-il être là et à son tour, pour le boire, et ainsi tous les jours. Nous avions de plus, le cruel spectacle de voir nos soldats, qui avaient échappé aux maladies des pontons, succomber d’inanition. Que n’auraient-ils pas eu à se reprocher, les gens avides, qui étaient cause des tourments sans nombre que nous éprouvions, s’ils avaient au moins eu part à nos malheurs ! se seraient-ils parés de chapelets au lieu de faire briller aux yeux de l’ennemi leurs épées ? alors ils n’auraient pas causé à la France une guerre meurtrière, ils auraient sauvé les fils de plusieurs milliers de familles, tandis qu’ils en sont les premiers bourreaux. Hommes sans honneur, qui étiez à notre tête, de quoi n’êtes-vous pas coupables ? Combien de fautes n’avez-vous pas commises ? combien d’officiers n’avez-vous point déshonorés ? Tremblez ! Un jour viendra que Napoléon vous interrogera sur ce que vous avez fait des soldats qu’il vous avait confiés ? qu’oserez-vous répondre ? et quel supplice mériterez-vous ? Vous leur avez ôté le courage en leur disant, la veille du combat : « Vous irez en France, cama­rades, déposez vos armes, elles vous suivront… ».