Cabrera – Louis-Joseph Wagré – Le Consulat et le Premier empire

Ce qui nous confirmait dans l’idée que nous ne sortirions jamais, c’était l’ironie avec laquelle répondait  le   père   Damien,   aumônier  espagnol, auquel on avait confié le salut de notre âme. Lorsque nous lui demandions si on ne nous rendrait pas bientôt la liberté :  » Quand ma canne fleurira ou bien quand les piquets de vos tentes prendront racine „, disait-il avec un rire qui décelait la joie de son àme vindicative. Cette réponse insultante était-elle bien placée dans la bouche d’un ministre de Dieu?

Néanmoins je dois dire à la louange du père François qu’on avait adjoint au père Damien, que jamais il ne profita de notre misère pour nous en faire sentir l’amertume. Au contraire, il nous exhor­tait à la patience, et aurait voulu de tout son cœur pouvoir briser nos chaînes: « Ayez confiance en Dieu et prenez courage, nous disait-il ; c’est par la pa­tience et la résignation que vous surmonterez vos souffrances. Si j’ai quelques bonnes nouvelles à vous apprendre, soyez certains que je me ferai un plaisir de les porter à votre connaissance. „

Effectivement, il tint parole ; car quelques jours avant notre délivrance, il partit pour Palma, et lorsqu’il eut appris que la paix était faite, il revint aussitôt à Cabrera pour nous en faire part. Il n’eut rien de plus pressé que de se rendre dans la cha­pelle où il célébrait habituellement le service divin,et de faire sonner la cloche deux heures plus tôt que de coutume. Dès que nous l’entendîmes, nous ne doutâ­mes pas que ce bon pasteur avait quelque chose de favorable à nous annoncer, et nous nous y rendîmes avec un empressement extraordinaire et en si grand nombre, que la chapelle ne put nous conte­nir tous.La joie brillait dans ses yeux,et il nous ou­vrit alors son cœur, dont l’émotion était visible.

u Mes amis, nous dit-il, j’étais allé exprès à Palma pour m’informer si Celui qui nous accable de ses bienfaits comme de sa colère lorsque nous l’avons méritée, ne vous dégagerait pas bientôt de vos liens. Mes vœux et mes prières ont enfin été enten­dus, et j’ai l’espérance que le terme de vos maux est arrivé. Cet être tout-puissant a eu pitié de votre sort, et ses décrets viennent de s’accomplir en fai­sant cesser la guerre qui seule vous retenait encore dans ce lieu de désolation. Prosternez-vous à ses pieds avec moi, rendons-lui des actions de grâces, et invoquons sa miséricorde pour qu’il daigne acti­ver votre délivrance, qui ne saurait tarder mainte­nant. „ Après cette petite allocution, nous entendî­mes sa messe, et nous nous retirâmes ensuite avec confiance en criant:  » Vive le père François ).

 

Nos forces s’affaiblissaient davantage. Cela est si vrai que plusieurs Cabrériens avaient perdu toute intelligence. Ce n’étaient plus que des brutes à figure humaine. L’indifférence avait pénétré dans tous les cœurs. La citerne qui avait d’abord servi de théâtre était abandonnée depuis longtemps, et nos travaux habituels, consistant dans la fabri­cation de divers petits objets d’utilité ou d’agré­ment, étaient négligés.

Le plus âgé de nous comptait à peine quarante ans, et le plus jeune vingt-deux à vingt-trois. Cha­cun paraissait en avoir trente de plus.