Cabrera – Louis-Joseph Wagré – Le Consulat et le Premier empire
Madame Daniel, surnommée la Mère-au- Vent, à cause de l’état de nudité où elle se trouvait faute d’habillements, avait perdu son mari en Espagne. Son fils partagea la captivité de sa mère. Ils construisirent une cabane où ils résidèrent tous deux jusqu’à leur sortie de l’île ; et nous étions touchés de la tendresse de cette mère, qui savait se priver de sa ration pour en donner au fils en lui disant : u Mon garçon, tu dois vivre pour raconter nos malheurs; et moi je dois finir dans cette île affreuse après avoir vu assassiner ton malheureux père „. Après le départ des officiers pour l’Angleterre, on s’empara de leurs tentes et on en forma un refuge pour les malades, dont le nombre était considérable, quoiqu’il en mourût tous les jours. On le nommait l’hôpital de la Colline, par rapport à sa situation choisie au pied d’un coteau. N’ayant pas de lits* pour les coucher, nous les étendions sur despaillasses, composées d’un peu de paille, d’herbes, de feuilles sèches. La majeure partie de ces malheureux n’avaient pas la possibilité de se remuer, et privés d’ah’ments et de soins, ils attendaient dans cette horrible position une fin qui n’était pas éloignée. Elle n’arrivait pas toujours d’elle même et à’pas comptés comme on va le voir.
Une nuit un orage épouvantable éclata, nos baraques de branches d’arbre furent bientôt presque entièrement démolies. Nous nous trouvâmes ainsi trempés jusqu’aux os. Dans cette fâcheuse circonstance, notre seul parti était d’attendre avec résignation le beau temps. Des cris nous parurent venir du côté de l’hôpital de la colline. L’obscurité que là pluie avait ramenée empêchait de rien distinguer. Nous entendions seulement quelques voix qui s’écriaient : au secours ! sauvez-nous ! et ces voix lamentables se perdaient parmi le bruit du torrent qui s’était formé dans la colline et qui entraînait nos camarades à la mer. Très peu échappèrent à ce déluge, et l’hôpital fut complètement détruit. Le lendemain matin nous eûmes la douleur de trouver quelques victimes accrochées sur leur passage dans des broussailles et dans les joncs. Nous leur rendîmes les derniers devoirs, et nous nous occupâmes ensuite à reconstruire nos habitations.
Un prisonnier dont la ration de quatre jours suffisait à peine pour un repas, pressé par la faim, passait ses journées dans les bois et les rochers à se nourrir d’herbes et de racines. Il mena plusieurs mois ce genre de vie,et finit par ne pas reparaître de quelques jours. On le croyait mort et on ne s’inquiétait plus de lui. La revue de l’inspecteur étant arrivée pendant cet intervalle, il fut rayé du contrôle des vivants. Au bout de quelque temps nous fûmes surpris de le revoir, et lorsque nous lui eûmes appris qu’il n’y avait point de vivres pour lui, il repartit dans ses montagnes et, ne trouvant plus rien, il se décida à rentrer au quartier général. Mais comme personne ne se privait du peu qu’il avait en faveur d’un autre, il fut bientôt réduit à vivre d’excréments.
Un jour, entre autres, plusieurs de nous furent témoins d’une action tout aussi dégoûtante : un bâtiment anglais s’était abrité dans la rade de Cabrera; l’équipage mit pied à terre et vint nous visiter. Parmi les passagers se trouvait un mylord dont la mine rubiconde et l’embonpoint contrastaient singulièrement avec la pâleur de notre teint et la maigreur de notre corps. Sa seigneurie, il est à présumer, sortait de table;car elle n’eut pas fait quelques pas que, soit que le grand air l’eût suffoquée, soit qu’elle se fût gorgée de trop de viandes et de liqueurs, elle rendit devant nous une grande quantité d’aliments, dont l’odeur seule soulevait le cœur. Eh bien! ce malheureux Cabrérien se jeta dessus comme un lion sur sa proie, et mangea jusqu’aux plus petites parcelles de nourriture que mylord avait rendue. Quant au dernier trait, il est d’une nature qui fait encore frémir : Heureusement ce fut le seul de ce genre. Il fut produit par la famine que nous essuyâmes sept jours.
Cet individu était Polonais, et d’un appétit insatiable.
Ce monstre choisit de préférence son camarade de baraque. Cet exécrable forfait consommé, il cacha le cadavre de sa victime derrière leur baraque.
Un Cabrérien, nommé Cannape, aujourd’hui menuisier à Saint-Germain-en-Laye, avait l’habitude de rendre de fréquentes visites au Polonais et à son camarade. Il arriva et trouva l’assassin occupé à assaisonner, dans une marmite qui était sur le feu, un mets dont l’odeur le frappa.Comme il y avait sept jours que les prisonniers manquaient de tout absolument, il fut encore plus surpris de l’espèce d’abondance qui semblait régner chez le Polonais. Il le questionna à cet égard et n’en reçut que des réponses évasives. Alors, excité par la curiosité et plus encore par le besoin, il découvrit la marmite, et qu’aperçut-il ? le cœur et le foie d’un homme déjà à moitié cuits. Un cri d’horreur qu’il poussa à cet instant attira d’autres Cabrériens. On fit aussitôt des recherches et on trouva le corps de la victime gisant derrière son habitation.
Il ne fallut pas d’autres preuves pour faire arrêter ce scélérat, qui ne désavoua pas son crime, mais qui dit y avoir été poussé par les tourments et la nécessité de manger. Il y en eut qui voulurent faire justice de suite; ils en furent empêchés. On l’enferma dans une cambuse, et on lui attacha les mains sous les genoux en attendant des ordres supérieurs. Ils arrivèrent de Palma douze jours après, avec des soldats qu’on envoya exprès pour le fusiller.
Nous ne mangeâmes pas une fois de la viande, si j’en excepte celle de notre petit âne Martin, que nous fûmes obligés tle sacrifier le sixième jour de cette famine, et que nous partageâmes par portions égales de trois quarts d’once par homme, y compris les os. Les naturalistes prétendent que l’homme bien portant peut exister neuf jours sans prendre aucune nourriture; mais que le septième il deviendra enragé ou qu’il tombera de faiblesse sans pouvoir se relever. Ce que je puis affirmer c’est que beaucoup de nous succombèrent d’inanition, et que pas un ne ressentit les incalculables et malheureux effets de la frénésie ou de la rage ; car il ne fut pas prouvé que le Polonais qui était devenu anthropophage en fût atteint, puisqu’on le trouva dans un état très paisible lorsqu’on découvrit son crime.
Notre nombre diminuait avec une effrayante rapidité. Le manque de vivres, qui se prolongeait jusqu’à sept et huit jours, les maladies de peau et de tous genres, la voracité avec laquelle nous mangions en un instant nos rations de quatre jours, les privations continuelles d’eau, de vêtements et de médicaments nécessaires aux malades qui étaient nombreux, tous ces besoins éclaircissaient nos rangs avec autant de promptitude que la fusillade, avec la différence cependant que celui qui reçoit la mort sur un champ de bataille ne la voit pas venir, tandis que nous l’apercevions sans cesse devant nous.
Nos geôliers voulurent établir une cambuse ou magasin pour servir d’entrepôt au peu de consommations qui nous arrivaient irrégulièrement une, deux ou trois fois par mois.
A cet effet on s’avisa de choisir près du port, vis-à-vis des chaloupes canonnières destinées à notre garde, les rochers les plus, convenables pour former deux pans de mur afin qu’on n’eût plus qu’à élever les deux autres parallèles.
Les Cabrériens ne voyaient qu’avec crainte le commencement des travaux; l’établissement de la cambuse prouvait assez qu’on ne pensait aucunement à nous rendre libres. Dans cette conviction, nous étions peu disposés à nous prêter aux corvées que l’on exigeait pour le transport des morceaux de pierre, de roche et de bois. D’ailleurs la plupart de nous ou étaientmaladesoun’avaient pas la force de se traîner. La persuasion qu’on employa d’abord n’ayant point réussi, il fallut en venir aux moyens de rigueur, et aucun de ceux qui pouvaient se tenir debout ne fut exempt de travaux. Assimilés à des bêtes de somme, on nous forçait à en faire le service, l’estomac et le ventre creux; aussi beaucoup tombaient sous le poids dont ils étaient chargés. Des Cabrériens allaient se cacher dans les crevasses des rochers éloignés, et ne revenaient qu’à la nuit dans leurs habitations. De cette manière, le nombre des travailleurs était peu considérable, et la cambuse n’avançait que très lentement. L’épaisseur de ses murs en construction pouvait porter de trois à quatre pieds. Ils étaient en grande partie bâtis avec des quartiers de roche qui se détachaient de temps à autre, avec de la terre sèche et les débris des cahutes de ceux qui avaient succombé ou qui étaient parvenus à fuir. Le tout était entassé sans régularité et sans mortier ni ciment; l’eau de la mer n’étant pas propre à cet usage.
D’après ces détails, il est facile de se faire une idée de l’élégance de notre magasin de vivres projeté. Cependant, il faut ïe dire, il eût été de quelque utilité pour les rafales. On nommait ainsi des malheureux, au nombre de deux cents, rongés par les dartres et la gale. On les avait relégués dans une vaste grotte joignant la mer et la cambuse, afin de cacher leur nudité absolue et d’éviter leur contact avec les autres prisonniers, qui les fuyaient comme des pestiférés. S’ils sortaient pour prendre l’air, ce n’était que chacun à son tour et deux à la fbis> n’ayant pour eux tous que deux vestes et deux pantalons accrochés à l’entrée de la grotte, et qui leur servaient alternativement. Chaque fois que la barque arrivait, on avait le soin de leur porter leurs rations. On les déposait à l’entrée de leur habitation où ils venaient les chercher avec assez d’ordre; mais aussitôt qu’ils en étaient possesseurs, ils se jetaient dessus, les dévoraient en un seul repas, et en étaient ensuite privés jusqu’à la nouvelle distribution. Le seul soulagement qu’il nous était possible de leur procurer, c’était de faire cuire leurs légumes. Nous nous en acquittions régulièrement et avec empressement.
Cette attention de notre part aurait dû leur inspirer de la reconnaissance et les corriger du penchant que quelques-uns avaient contracté de venir nous voler pendant la nuit. Mais la rage de la faim les égarait. Deux ou trois de ces malheureux, pris sur le fait en récidive, eurent d’abord les oreilles coupées, furent mis à mort et ensuite jetés à la mer. Afin de parer à ces inconvénients, nous fûmes obligés d’établir une garde et de placer deux sentinelles à l’entrée de la grotte, avec la consigne de ne point les laisser sortir pendant la nuit.