Cabrera – Louis-Joseph Wagré – Le Consulat et le Premier empire
Nous avions huit femmes parmi nous, aussi infortunées que leurs maris, dont elles partageaient le sort et les privations. Je rends hommage à la conduite digne d’éloges qu’elles n’ont cessé de te* nir. Il n’y eut qu’une d’elles, une Polonaise fort belle (que l’on ne peut, malgré tout, accuser, puisque le blâme doit retomber sur son mari), qui, voyant la misère où se trouvait ce dernier, consentit à être vendue par lui à un maréchâl-des-logis de canonniers moyennant la somme de soixante francs, et à suivre celui-ci en Angleterre quand on y e.nvoya les officiers.
Avec le temps nous allions de découverte en découverte, c’étaient toujours les plushardis qui parvenaient à trouver quelques améliorations; ensuite tout le monde était appelé à partager le fruit de leurs peines, les uns en payant en argent, les autres en donnant des fèves, qui étaient toujours une monnaie reconnue chez nous. Ceux pour qui les-excursions étaient un besoin, gravissaient continuellement les rochers escarpés, descendaient dans les précipices au bord de la mer pour chercher des coquillages; souvent,à la vérité, leurs peines étaient infructueuses, mais, dans un moment plus heureux, ils trouvaient de quoi s’en dédommager.
Un genre de pêche, que le hasard nous fit découvrir, semblera d’autant plus singulier que nous l’employâmes pour une espèce de poisson variant en grosseur et qui pouvait peser ordinairement de huit a neuf livres,poids du plus gros que nous ayons pris. Sa tête formait une masse plate ressemblant assez à un champignon, d’où sortaient sept queues qu’on pourrait comparer à des anguilles, et qui toutes étaient fixées à la partie supérieure, au-dessous de la tête. Ce poisson portait une espèce de vessie ou cloque remplie d’une liqueur noirâtre qu’il dégorgeait presque chaque fois qu’on le prenait, ce qui noircissait l’eau d’une manière étonnante. Voici comment nous découvrîmes ce poisson, dont la couleur était d’un gris foncé, et les moyens que nous employions pour le prendre.
Nous nous baignions très souvent à la mer dans un endroit qui se trouvait près de la rade et de notre place du Palais-Royal, tin jour nous entendîmes un de nos camarades appeler à son secours en criant de toutes ses forces qu’il était pris par les jambes, qu’il ne pouvait plus remuer de place. Nous crûmes d’abord qu’il s’était embarrassé dans les herbages; mais, étant allés pour le secourir, et l’ayant tiré de l’eau, nous trouvâmes un de ces poissons qui s’était attaché à ses jambes en les lui enlaçant et tortillant ses queues autour d’elles. Nos efforts pour lui faire lâcher prise furent d’abord infructueux; mais, l’eau étant venue à lui manquer totalement, il ne tarda pas à tomber de lui-même. Notre surprise fut extrême en voyant la construction de ce monstre marin, qui pouvait bien peser huit livres; mais, ayant réfléchi qu’il pouvait peut-être faire un bon manger, nous fûmes très contents de cette découverte.
Celui qui l’avait pris en étant conséquemment le propriétaire, il en vendit une partie, et se réserva l’autre pour son usage. L’ayant fait cuire, nous trouvâmes sa chair fort succulente ; et bientôt le bruit s’é-tant répandu qu’on avait péché un nouveau poisson très gros et très bon, c’était à qui se creuserait l’imagination pour trouver le moyen d’en attraper d’autres. D’abord on se servit d’un long bâton qu’on enveloppait de linge, et qu’on piquait dans l’endroit où le poisson faisait habituellement sa résidence. Celui-ci ne tardait pas avec sa queue de s’attacher au bâton: alors on le tirait à terre, et bientôt, comme la première fois qu’on en prit un, il cessait de vivre dès l’instant que l’eau venait à lui manquer. D’autres emmanchaient un morceau de fer au bout d’une perche, et piquaient le poisson comme on le fait lorsque l’on prend la truite au trident. Enfin plusieurs en péchèrent à la main, et moi-même j’en pris plusieurs, échangeant ce que j’avais de trop contre des fèves. Ensuite, comme il était bon (peut-être le trouvions-nous ainsi à cause de la continuelle privation où nous étions), il nous remplaçait la viande, et nous faisions du bouillon avec sa chair, que nous mangions ensuite, et qui, cuite, était rouge et n’avait plus aucun des goûts fades du poisson. D’après ce que nous apprîmes des Espagnols, nous sûmes qu’ils l’avaient désigné sous le nom de pourpre (poulpe ?), qu’il justifiait bien par la couleur de sa chair.
Nous avions encore la facilité de nous procurer du poisson en nous adressant aux pêcheurs espagnols, qui très souvent venaient tendre leurs filets sur les côtes de Cabrera, et prenaient pour les aider quelques-uns des nôtres, qu’ils payaient ensuite en poisson, dont ceux-ci revendaient le surplus. Mais cela ne dura pas longtemps, et l’envie de la liberté agissant fortement sur beaucoup d’entre nous, il y en eut qui s’emparèrent des barques de ces pêcheurs et qui s’évadèrent avec ; ce qui fit qu’on leur intima Tordre de ne plus débarquer dans Cabrera, sous peine d’amendes très considérables.