Cabrera – Louis-Joseph Wagré – Le Consulat et le Premier empire
Les Espagnols, s’étant aperçus que nous n’étions plus autant qu’à notre arrivée, envoyèrent un commissaire avec des troupes pour nous passer en revue; il trouva deux mille hommes de moins, ce qui fit qu’on ne nous distribua nos rations qu’autant que nous avions été présents à la revue. Chacun recevant directement ses vivres, cela fut la cause de la mort de beaucoup, qui, se voyant maîtres de leurs rations, les mangeaient de suite, et restaient, comme je l’ai déjà dit, quelquefois trois jours sans manger. On passait cette* revue tous les trois mois. A la seconde revue, quelques-uns s’étant aperçus • que plusieurs défilés qui conduisaient à la mer n’étaient pas gardés, allaient se jeter à la mer aussitôt que le commissaire avait passé devant eux, et par un détour revenaient prendre rang à la queue des régiments. Les chefs fermant les yeux sur ces petites supercheries, il y en avait beaucoup qui employaient cette ruse. Mais, par la suite, il se trouva sans doute des délateurs, car ils furent pris sur le fait, et les soldats espagnols leur tirèrent des coups de fusil lorsqu’ils les virent à la nage. Un seul fut tué.
Moi et seize de mes amis avions conçu le projet de nous évader à la première occasion. Nous jetâmes nos vues sur les barques de pêcheurs. Nous avions remarqué que ceux-ci, malgré la défense de venir aux environs de Cabrera, se mettaient la nuit à l’abri du côté de l’île des Lapins. Soit méfiance, soit par crainte d’être pris par les canonnières, les patrons de ces barques n’abordaient qu’à environ douze ou quinze pieds, et il s’agissait de s’emparer d’une d’elles et de l’attirer assez promp-tement au rivage, pour pouvoir s’en rendre maître sans donner l’éveil. A cet effet, voici le moyen que nous employâmes: après avoir-fabriqué des cordages assez longs, nous mîmes à un des bouts des morceaux de chaîne d’environ trois pieds, auxquels se trouvaient attachés des crochets de fer, afin que, si les Espagnols venaient à s’apercevoir de notre dessein, au moment où nous viendrions à l’exécuter, ils ne pussent pas déranger et faire manquer nos projets en coupant les cordes.
Le moment désiré n’arrivait pas vite, car nous attendîmes cinq mois consécutifs ; mais enfin, s’étant présenté, nous crûmes devoir en profiter.
Comme tout était préparé de longue main, nous fûmes bientôt prêts. Ayant jeté notre grapin sur une barque, malgré les efforts des pêcheurs, qui étaient au nombre de quatre y compris le patron,nous amenâmes la barque à bord. Ayant aussitôt monté dedans, nous nous rendîmes maîtres d’eux, non sans peine, car ils criaient de manière à être entendus de ceux qui veillaient sur les canonnières; mais il semblait que la Providence nous protégeait, et nous eûmes le bonheur de gagner au large sans aucun empêchement. Nous étions déjà assez loin en mer, lorsqu’un de nos camarades, qui heureusement savait fort bien nager, tomba à la mer; ce qui empêcha que cet accident n’eût de suites fâcheuses, tant pour lui que pour nous, car nous n’avions pas de temps à perdre, et notre sûreté personnelle aurait exigé que nous l’abandonnassions.Après l’avoir aidé à remonter dans la barque, nous voguâmes vers Mayorque, espérant dire un éternel adieu à Cabrera. Comme notre intention était de nous débarrasser sur les côtes de Mayorque des quatre pêcheurs, lorsque nous y abordâmes, nous voulûmes les y déposer; mais le maître de la barque se refusa obstinément à descendre à terre. Un de nous, impatienté des injures grossières qu’il ne cessait de nous adresser en espagnol, et étant persuadé qu’il ne pouvait périr étant très près du rivage, le culbuta à la mer; il fut contraint d’aller rejoindre ses camarades que nous y avions déjà déposés. Cette affaire faite, nous nous remîmes en route à la grâce de Dieu, comptant beaucoup du reste sur deux marins qui étaient avec nous, qui nous dirigèrent sur Tarragone, où nous espérions trouver les Français. Outre les vivres emportés de Cabrera, et qui consistaient en biscuit, pour à peu près trois jours, nous trouvâmes quelques provisions dans la barque, ce qui nous mettait dans le cas d’atteindre, sans inquiétude de ce côté, le but de notre course; mais le second jour de marche, le temps étant venu à changer, nous eûmes à essuyer une tempête affreuse ; les vagues à tout moment nous couvraient d’eau.
Deux des nôtres n’étaient occupés qu’à vider, tandis que le reste ramait de toutes ses forces en leur disant: courage! car, pour comble de malheur, nous avions le vent contraire, oe qui nous retardait beaucoup. Outre cela, nous aperçûmes deux bâtiments, ce qui nous donnait de l’inquiétude; mais ils étaient trop éloignés pour nous apercevoir. Le troisième jour, nous n’aperçûmes plus rien: la mer était toujours houleuse, et le vent contraire, ce qui ne permettait pas de prendre un instant de repos, soit à ramer, à louvoyer ou à vider sans cesse notre frêle barque. Nos provisions touchaient à leur fin; le peu qui nous restait était couvert par l’eau de la mer, qui entrait dans notre barque, et deux de nos camarades s’en trouvaient très mal. Le quatrième jour, la mer devint plus calme, et nous aperçûmes dans le lointain un long trait noir, ce qui nous fit juger que c’était la terre: nous ne nous trompions pas. L’espoir revint dans nos cœurs; nous nous abandonnâmes à la joie la plus vive et nous redoublâmes de courage. Mais, hélas! nous étions loin d’atteindre notre but : les souffrances et la fatigue avaient totalement épuisé nos forces, et la faim commençait à nous tourmenter horriblement; il n’y avait qu’un miracle qui pût nous tirer de là. Nous apercevions toujours la terre; mais il fallait y arriver. Plusieurs d’entre nous s’abandonnèrent au plus violent désespoir. Enfin, le soir du cinquième jour, sur les onze heures, à la vue de Tarragone, notre barque alla donner droit sur une goélette espagnole qui nous cria : qui vive ? Ayant répondu : prisonniers français! elle s’avança sur nous; et, comme nous n’avions pas d’armes, nous ne pouvions opposer aucune défense, surtout exténués de faim et de fatigue, comme nous étions. Le seul parti à prendre était de nous rendre, et de retomber au pouvoir de nos ennemis, qui nous conduisirent dans un petit port, où nous aperçûmes quelques maisons. Après nous avoir donné de quoi ranimer nos forces, ils nous apprirent qu’il n’y avait plus de Français en Espagne. Cette nouvelle, comme on le pense bien, n’était pas faite pour nous satisfaire. Ayant remis à la voile à quatre heures du matin pour nous conduire à Mayorque, où nous arrivâmes dans la nuit, le commandant de la goélette alla prévenir le gouverneur qu’il ramenait des prisonniers évadés de Cabrera. Celui-ci, ayant déjà été instruit par les pêcheurs, lui répondit que, quand un oiseau était en cage, et qu’il trouvait la porte ouverte, il faisait bien de s’échapper. Il avait réprimandé sévèrement et mis à l’amende les pêcheurs pour avoir enfreint ses ordres en allant aux environs de Cabrera. Néanmoins il décida que nous y serions renvoyés par la barque aux vivres qui devait partir dans deux jours; et, en attendant, on nous conduisit dans une caserne située sur le bord de la mer, et deux jours après nous avions repris notre captivité.
Bien souvent nous étions oubliés par les Espagnols; ou du moins, si nous ne l’étions pas entièrement, nous avions à essuyer de grands retards dans la distribution de nos vivres. Un jour, il y en avait déjà six que la barque qui apportait notre subsistance n’était venue, je mourais de faim, et, pour dissiper les tourments qu’elle me faisait endurer, je parvins à m’endormir. Une foule de songes s’emparèrent de mon’cerveau: je rêvai que j’étais devenu tort riche; peut-être était-ce un pressentiment de ce qui allait în’arriver.
A mon réveil, j’appris que les vivres venaient d’arriver. Aussitôt, en ma qualité de caporal, ayant rassemblé les dix-neuf hommes qui restaient sur cent et vingt de ma compagnie, je choisis les quatre plus forts, attendu que presque tous étaient faibles au point de ne pouvoir, par l’excès du besoin, porter le plus léger fardeau. Nous nous rendîmes au port, lieu de la distribution; mais, notre tour n’étant pas encore près d’arriver, pendant que mes hommes s’étaient couchés, en attendant, dans les rochers avec les Cabrériens qui pouvaient voir de là décharger les vivres, moi, j’allai me promener sur un mur de deux pieds de largeur.Quand on n’est pas heureux, il est rare qu’on lève la tête, et mes yeux rencontraient pius souvent la terre que le ciel. J’aperçus quelque chose qui me fit d’abord l’effet d’un bouton de cuivre. Comme dans notre position la moindre chose devenait souvent fort utile, je me baissai pour le ramasser: c’était une pièce de vingt francs ! Dans le premier moment, j’eus peine à me persuader toute l’étendue de mon bonheur. Je me convainquis qu’effectivement l’objet était réel, dans cette circonstance, et que j’étais devenu possesseur d’une fortune. Les prisonniers allant journellement se promener sur ce mur, il est étonnant qu’aucun d’eux avant moi n’ait eu ce bonheur. Maintenant, rentré dans mes foyers et obligé de travailler pour nourrir ma famille, je puis dire avec vérité que je n’éprouverais pas, si tout à coup on venait me donner vingt mille francs, une sensation plus douce que celle que me fit éprouver en ce moment cette pièce de vingt francs. Je ressentais l’embarras des richesses; je ne voulais confier mon secret à personne. Cependant, je me décidais à faire part de ma bonne fortune à mon ami Chaude, dont je connaissais toute l’amitié et la discrétion. Voyant que nous avions encore au moins deux heures à attendre l’instant de la distribution, j’invitai Chaude à prendre sa part d’une collation, mais je fus aussi surpris qu’attendri quand ce pauvre garçon, après m’a voir refusé, me dit: » Caporal, je suis bien endetté, je dois trente sous, et pour les payer, il faut que je me prive d’une ration par distribution pendant encore fort longtemps. Puisque vous avez l’intention de me régaler, ce dont je vous remercie, le plaisir que vous voulez me faire se changerait en un bien grand service si vous pouviez me donner ce que vous vous proposez de dépenser pour moi: cela me faciliterait les moyens de m’acquitter de ce que je dois, et me rendrait au moins maître de tous mes vivres, car vous savez que je suis toujours trois jours sans manger de pain. „
II y aurait eu inhumanité de ma part de ne pas satisfaire à une demande aussi juste: je lui répondis : u Qu’à cela ne tienne; viens toujours, nous verrons après. „
Cette fois il ne se fit pas prier ; et, nous étant acheminés vers une des cantines tenues par les Espagnols, nous nous disposâmes à nous récompenser au moins une bonne fois des privations que nous avions souffertes. Une grande difficulté s’élevait, c’était celle de changer ma bienheureuse pièce sans donner l’éveil à nos camarades; cela me tourmentait beaucoup. Après avoir réfléchi au moyen que j’emploierais, je m’arrêtai à celui de m’adres-ser au patron de la barque aux vivres. A cet effet, ayant demandé à lui parler en particulier, je lui dis qu’il m’obligerait beaucoup s’il pouvait me donner la monnaie d’une pièce de vingt francs. Comme je savais qu’à Mayorque elle valait dix-huit francs, je les lui demandai; mais il ne m’en offrit que seize francs cinquante centimes, dont il fallut me contenter, puisque je ne pouvais faire autrement. Porteur de mon argent, nous allâmes droit à la cantine, et, nous étant fait aussitôt servir à chacun une bouteille de vin d’Espagne, dont je n’avais pas bu depuis notre sortie de Xérès, j’ajoutai à cela quelques petites choses pour compléter le régal. Notre modeste festin coûta trente sous, et tout nous sembla délicieux.
Après avoir remis à Chaude ce qu’il fallait pour acquitter sa dette, nous regagnâmes fort gaîment le lieu où se faisait la distribution. Une justice à rendre à celui que je venais d’obliger, c’est qu’il ne se démentit jamais. Pour moi, voulant profiter de ma richesse, et bien employer les treize francs cinquante centimes qui me restaient encore, je remontai ma garde-robe en achetant de suite, à plusieurs prisonniers nouvellement arrivés d’Alicante à Cabrera, divers effets. Tout cela, quoique fort bon, ne me coûta que très peu de chose, et l’attention que j’apportais à soigner et ménager ces objets fit qu’ils me durèrent jusqu’à ma sortie d’esclavage.
J’ai toujours pensé que cette pièce avait été perdue par un de nos officiers, attendu qu’ils allaient très souvent se promener sur le mur où je l’avais ramassée; et il esta présumer que le hasard en aura fait trouver à plusieurs d’entre nous, puisqu’un de nos camarades en trouva une dans la semelle d’un vieux soulier qu’on avait jeté dans les rochers derrière sa baraque»; ce qui lui arriva en allant chercher de vieux morceaux de cuir dont il faisait commerce en vendant le meilleur à ceux qui s’étaient imaginé d’établir des ateliers de cordonnier, où l’on travaillait plus en vieux qu’en neuf. H fut moins heureux que je ne l’avais été; et, comme il se trouvait plusieurs Cabrériens avec lui au moment de sa découverte, il fut obligé de partager avec eux, et ce qui resta pour son compte ne lui profita pas beaucoup.