Cabrera – Louis-Joseph Wagré – Le Consulat et le Premier empire

Si nous avions à éprouver de grandes privations par la petite quantité de vivres, combien ceux qui avaient un grand appétit ne devaient-ils pas souf­frir? Je citerai ici un nommé Lajeunesse, canon-nier. Cet infortuné, âgé de vingt-un ans, était d’une taille bien au-dessus de celle ordinaire, car il avait six pieds deux pouces, et était tellement proportionné dans sa taille gigantesque, qu’on pouvait le considérer comme un des plus beaux hommes.

Malheureusement pour lui, ses besoins répondi­rent à sa haute stature, et toujours au régiment on lui avait accordé un supplément de vivres ; mais à Cabrera, quoiqu’on ait obtenu, à force de sollicita­tions, qu’on lui donnerait double ration, cela ne suffisait pas; et après avoir essuyé toutes les hor­reurs de la faim, il mourut à l’âge de vingt-trois ans. Il ne fallait rien moins que six livres de pain à ce malheureux pour un repas; ainsi l’on peut juger s’il put jamais satisfaire son appétit, puisque l’on sait que nous n’en recevions chaque jour que dix-huit onces.

Comme nous avions journellement à redouter de voir dérober nos vivres, et que nous n’avions pas de serrures, je ne crois pas utile de faire mention ici des ruses que nous employions pour les mettre à l’abri des larcins; je me bornerai seulement à rapporter un fait qui prouve que tout était bon pour nos voleurs. Quatre prisonniers qui vivaient en commun, et ménageaient leurs provisions autant que possible, suspendaient ce qu’ils pou­vaient économiser dans un panier attaché au plan­cher. Un jour, un de ceux qui avaient pour habi­tude de convoiter le bien d’autrui, se doutant bien de ce que contenait le panier, conçut le projet de se l’approprier; mais il ignorait que les quatre pro­priétaires qui ne se souciaient pas de le voir passer en mains tierces, y avaient attaché une corde qui correspondait à leurs lits, et que chacun, à tour de rôle, s’attachait cette corde à la jambe. Ayant pénétré dans la maison, sans avoir fait de bruit, déjà il était parvenu- à le décrocher; mais, pressé de jouir du fruit de sa coupable action, il s’apprê­tait à fuir, quand celui qui se trouvait de garde cette fois là, se sentant tout à coup tiré par la jambe, n’eut pas de peine à se convaincre que le panier allait changer de maître, s’il ne s’empressait d’y mettre ordre. Aussitôt il se mit à crier au voleur! Celui-ci, effrayé, s’enfuit à toutes jambes ; et comme, dans sa course précipitée,|il passait par mon jardin, je voulus l’arrêter, et l’ayant saisi par son pantalon, il m’échappa en m’en laissant un morceau dans la main. Ce qui est assez curieux, c’est qu’on ne connut jamais le coupable.

Les Anglais venant quelquefois dans l’île, nous leur fîmes part qu’il y avait une chèvre d’une grosseur monstrueuse que nous n’avions jamais pu attraper, à cause du rocher qu’elle gravissait avec vivacité. Comme nous n’avions pas d’armes à feu, il était impossible de l’atteindre. Ce récit piqua la curiosité des Anglais, et s’étant fait accompa­gner d’une vingtaine de prisonniers, ils se rendirent dans l’endroit où l’on avait l’habitude de voir la chèvre. Ce ne fut cependant qu’après une battue générale, qu’on parvint à découvrir sa retraite. Un des chasseurs l’ajuste et la tue.

Cette chèvre était si grosse que, quand elle fut à terre, quatre hommes très-robustes purent à peine suffire pour la porter au brick, où l’on récom­pensa tous ceux qui avaient participé  à cette chasse, en leur donnant à chacun environ un franc de France, qui, dans l’état où Ton se trouvait géné­ralement, était une fortune.