Cabrera – Louis-Joseph Wagré – Le Consulat et le Premier empire

Ma demeure était près de la fontaine; de sorte^ que je voyais entrer et sortir ceux qui y venaient. Le commandant de l’île dirigeait souvent sa prome­nade de ce côté, ce qui me donna ridée d’en être nommé le gardien. L’occasion ne tarda pas à se présenter. Un jour, lui ayant offert de le conduire, je le guidai sous la voûte du rocher qui conduisait à la fontaine, lui faisant remarquer tout ce qu’il y avait de défectueux, ensuite je lui fis observer que, si elle était nettoyée par un gardien, on y trou­verait avantage, attendu que les décombres dimi­nuaient de beaucoup le volume de l’eau, que les prisonniers atteints de maladies dégoûtantes, et les autres, plus ou moins propres, descendaient sou­vent, pieds nus, les escaliers mouillés pour aller puiser de l’eau ; ce qui formait une boue qui tom­bait dans le réservoir, et troublait l’eau, et la ren­dait fétide. Il m’encouragea à lui faire ma demande qu’il accepta, en m’offrant pour récompense des peines, une livre de fèves tous les quatre jours; mais, avant tout, il me dit qu’il fallait qu’il écrivît au gouverneur pour avoir son approbation. Au bout de douze jours, la barque aux vivres apporta la réponse affirmative de celui-ci, avec l’ordre de met­tre une porte en bois à claire-voie, et fermant à clef, à la fontaine. Cet ordre portait en outre que le gardien qui serait nommé aurait une ration de plus chaque jour, en sus de la sienne.

Je fus donc installé dans mon poste, ce qui me fit, par la suite, appeler le caporal de la fontaine; mais, conlme notre commandant avait un protégé, il me l’adjoignit,et je fus obligé départager avec lui le supplément de vivres. Afin de faire d’une manière plus convenable la distribution de l’eau, on afficha sur la fontaine un arrêté ainsi conçu :

Article premier. — Tous les prisonniers français reconnaîtront les nommés Louis Joseph Wagré,caporal à la 1″ légion, et Coradi, brigadier au 21e régiment de chasseurs, comme gardiens de la fontaine.

Art. 2. Il est ordonné à tous les prisonniers de se conformer au règlement suivant pour la distribution de reau.

Art. 3. La première ouverture de la fontaine aura lieu depuis cinq heures du matin jusqu’à dix, heure à laquelle la porte sera fermée jusqu’à deux heures, afin que le réservoir puisse se remplir.

Art. 4. La seconde ouverture aura lieu de deux à six, où elle sera fermée de nouveau jusqu’au matin.

Personne n’étant admis à entrer dans la fon­taine, qui avait été nettoyée, l’eau filtrait douce­ment à travers le roc, et le réservoir se remplissait d’une eau claire et limpide, de. manière que si chacun n’en avait pas une grande quantité, il avait au moins la satisfaction de l’avoir bonne.

Voici de quelle manière on procédait à la distri­bution : tous les prisonniers se mettaient sur deux rangs à la queue les uns des autres, et chacun à son tour, par la file de droite et par la file de gauche, venait puiser de l’eau dans un baquet placé à l’entrée de la fontaine, et s’en allait en­suite entre les deux rangs pour faire place à d’au­tres.

 

Nous avions trouvé un âne dans l’île. Nous l’a­vions gardé, et il nous était fort utile lorsque nous avions à transporter du bois ou. toutes autres choses pesantes. Martin était le nom que nous lui avions donné. Lors de la distribution, à laquelle il ne manquait jamais, il venait prendre son rang comme prisonnier; chose remarquable, il ne lais­sait pas prendre son tour. Parfois, quoiqu’on lui donnât double ration, lorsqu’il n’était pas satisfait, il revenait à la charge.

Cet animal était fort aimé de nous tous. Il était tellement intelligent, qu’on lui faisait faire tout ce qu’on voulait.

Chaque jour on faisait de nouvelles visites dans l’île, et nos Cabrériens y firent la découverte d’une grotte très vaste; elle était située de l’autre côté de l’île sur la gauche du fort, et son entrée, qui était très large, donnait sur la mer. Cette grotte était assez grande pour contenir à peu près quarante mille hommes; mais on ne pouvait l’habiter à cause de son éloignement de l’endroit de la distri­bution, et il n’y avait que quelques malheureux qui s’y réfugiaient pour y trouver un abri contre la chaleur insupportable que l’on ressentait dans l’île.

En pénétrant dans cette grotte, ce qui ne pou­vait se faire qu’avec des flambeaux, on arrivait, par une pente assez longue, à une autre voûte. Son architecture semblait, au premier coup d’œil, être plutôt l’ouvrage des hommes que celui de la nature, qui s’était plue à l’orner de divers piliers symétri­quement placés, et embellis de tout ce que l’art aurait pu avoir de plus recherché. C’était à qui irait admirer cette grotte, ingénieuse. Moi-même j’y fus guidé par la curiosité; je voulus pénétrer plus avant qu’on ne l’avait encore fait, et, après être descendu pendant un espace de temps considérable, sans trouver le fond de cette caverne, je fus forcé d’abandonner mon projet, dans la crainte de m’égarer.

On fit, vers la même époque, la découverte d’une autre grotte moins grande. Beaucoup plus élevée, celle-ci représentait une église ; son entrée ressem­blait à un puits, et on n’y descendait qu’à l’aide de cordages. Une fois que l’on était arrivé au fond, on se trouvait dans un lieu extrêmement som­bre ; mais aussitôt que l’on avait allumé les tor­ches, on était ébloui par la beauté des murs qui étaient revêtus de cristaux où se réfléchissait la lueur des flambeaux. On aurait pu croire que ses parois étaient couvertes de diamants. Plusieurs pri­sonniers, descendus dans cette grotte, ont rapporté des morceaux de ce cristal, que par la suite ils ont donnés à des Anglais qui venaient de temps à autre visiter l’île, ainsi que la place du Palais-Royal.