Cabrera – Louis-Joseph Wagré – Le Consulat et le Premier empire

RELATION

du caporal de grenadiers  Louis-Joseph Wagré

 

Le 5 mai, à la nuit, nous mouillâmes à Cabrera. L’obscurité nous empêcha d’examiner notre nou­velle demeure; mais le lendemain nous la parcou­rûmes, et nous prévîmes que nous ne gagnerions presque rien à ce changement.

Les officiers avaient reçu une autre destination que la nôtre. On les avait casernes à Palma. J’ai su depuis qu’ils devaient une partie des petits soins qu’ils recevaient à une auguste proscrite, qui habi­tait alors Mahon. Les traits d’humanité ne sont pas si multipliés qu’on ne doive pas en citer les au­teurs, et je me fais un devoir de déclarer le nom de Madame d’Orléans, mère du roi. Dans le cours de notre captivité à Cabrera,elle nous fit aussi participer plusieurs fois à la distribution de ses bienfaits par l’entremise deâ Anglais. Par son intercession auprès du gouverneur, les officiers à Palma jouis­saient d’un peu de liberté; mais elle leur occasion­nait souvent des invectives de la part de la popu­lation, et les exposait à des dangers. Pour ne point les provoquer par leur apparition, ils étaient obligés d’avoir recours à la ruse du déguisement, ou de ne sortir que rarement et encore à des heures de nuit. Malgré ces précautions sages, ils faillirent périr tous sous le poignard espagnol. Ceux qui eurent le bonheur d’y échapper durent en partie leur salut à la protection du gouverneur, qui leur procura des moyens d’évasion, et quelques-uns à leur courage et à leur héroïsme.

Les Espagnols croyaient plaire à l’Etre suprême et faire une action louable que d’assassiner un Français. On en a vu nous poursuivre un crucifix d’une main, un poignard de l’autre, et, après avoir commis de semblables forfaits, s’agenouiller pour en rendre grâce à Dieu. Nous étions,suivant eux, des impies sans foi et sans religion qui venions détruire la leur, et sous ce rapport la potence était un sup­plice trop doux pour nous. A défaut de celle-ci, ils dressaient des bûchers ou préparaient des chau­dières d’huile bouillante, et lorsqu’ils pouvaient attraper un Francescados, ils le livraient aux flam­mes tout vivant et dansaient la farandole autour de leur victime.

Nous ne négligions rien de ce qui était capable de nous procurer des moyens de fuir notre prison. J’en citerai trois exemples connus. Le premier, c’est le projet de fuite qu’avaient formé quarante officiers, dont moitié appartenant à la marine. Quoique privés d’outils et de matériaux propres a la construction d’une barque, ces officiers étaient parvenus à en faire une. Elle leur avait demandé trois mois de temps et ;de sacrifices. Jour et nuit ils y travaillaient. Ils avaient démonté de vieux seaux cerclés enfer, et avec les cercles ils avaient formé des scies et des couteaux qu’ils aiguisaient sur la pierre. De vieilles chemises et des morceaux de hamac avaient servi à faire des voiles; les cor­dages avaient aussi été fabriqués avec des cordes de hamac et avec du chanvre qu’on était parvenu à acheter secrètement. Pour le goudron, on avait recueilli de la résine sur les pins de l’île, et on s’était privé de ses rations d’huile pour sa compo­sition. Chacun y prêtait la main et par son travail s’il était menuisier ou charpentier, et par des pri­vations s’il ne l’était pas. Pour cette opération, on avait eu le soin de choisir une espèce de petite baie éloignée du quartier que nous habitions, et située entre deux rochers entourés de bois taillis. Nos gardiens ne s’étaient aperçus de rien, et la barque achevée était prête à être lancée à la mer ; mais le vent, qui n’était pas favorable, fit remettre au lendemain l’exécution de ce plan d’évasion. Pen­dant la nuit, on s’occupa des petits détails de l’em­barquement, et le lendemain à la pointe du jour on mettait à la voile, lorsque les canonnières qui avaient mission de nous surveiller vinrent à point s’en emparer. Un faux frère, que la misère porta, il faut le croire, à cette lâcheté, avait dénonce au gouver­neur de l’île l’entreprise de ces officiers. Hâtons-nous de le dire, cet infâme délateur n’était point Français; c’était un Piémontais qui disparut aussitôt sans qu’on sût ce qu’il était devenu.

Nous fûmes dès ce moment surveillés de très-près. Il n’était plus possible de recourir à un expé­dient semblable. H y en eut cependant qui ne se découragèrent pas, et nous allons voir une espèce de conjuration formée par quarante-deux prison­niers qui réussirent à leurs souhaits.

Les Espagnols amenaient de temps à autre quel­ques tonneaux d’eau douce pour notre consomma­tion. Un jour qu’ils arrivaient avec leur charge-ment, nous étions en assez grand nombre sur. le rivage, les uns comme baigneurs et les autres comme spectateurs. Lorsque les matelots furent prêts à amarrer leur barque, quarante-deux Cabré-riens, à un signal convenu, sautèrent dedans, jetè­rent les marins à l’eau, s’emparèrent de leurs ra­mes et virèrent de bord. Nous autres, témoins de ce coup de main, restâmes dans le plus grand étonnement; car il fut exécuté avec tant de promp­titude, qu’on n’eut que le temps de s’en apercevoir. Nous applaudîmes de tout notre cœur à cette action, qui néanmoins nous causa quelques inquié­tudes pour les fuyards. Ils pouvaient être repris par quelque croisière ennemie, et peut-être con­damnés. Heureusement ils purent parvenir jusqu’à Tarragonne, où ils trouvèrent l’armée française.

Quelque temps après, la réussite de ces conjurés donna l’idée à d’autres d?en faire autant. Ceux-ci, au nombre de soixante environ, ne réussirent pas, quoiqu’ils eussent aussi bien concerté leur projet. Ils avaient choisi pour accomplir leur dessein, non pas la barque à l’eau (elle ne venait plus), mais la barque aux vivres. Il y avait six jours que nous désespé­rions déjà de la voir arriver, lorsque nous l’aper­çûmes de loin. Nous nous empressâmes d’accourir et de nous prêter à son déchargement afin de satis­faire plus tôt la faim qui nous harcelait ; mais à peine fut-elle à moitié vide que les soixante conju­rés exécutèrent devant nous les mêmes mouve­ments que ceux de nos camarades qui s’étaient emparés de la barque à l’eau. Réduits à la dernière extrémité, nous ne pûmes voir d’un bon œil l’exé­cution d’un projet qui détruisait notre unique espé­rance. Aussi, au moment où ils déployèrent les voiles, et où ils se mirent à ramer, nous nous sai­sîmes tous à la fois de morceaux de roche et les lançâmes avec force sur ces infortunés. Cette grêle inattendue les força à se rejeter à l’eau et à aban­donner la barque. Alors les marins espagnols la reprirent, et ceux des conjurés qui n’avaient pas péri sous nos propres coups se dirigèrent vers les rochers pour les gravir. Il y en eut qui n’en eurent pas la force ni l’adresse, et qui se brisèrent la tête en se jetant à la mer. Ceux qui furent assez heu­reux pour se tirer de ce péril, se tinrent cachés pen­dant plusieurs jours sans oser reparaître sous nos yeux. Plus tard, ils furent envoyés en Angleterre ; car ils étaient tous du grade d’officier ou de sous-officier.

Cette nouvelle tentative ne servit qu’à resserrer nos chaînes et nos vivres.