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Cabrera – Gabriel Froger – Le Consulat et le Premier empire

RÉCIT DE FROGER

Les Souvenirs de Gabriel Froger
Les Souvenirs de Gabriel Froger

Faisant partie de la 1e légion de réserve (2e bataillon, 6e compagnie) celui qui parle ci-dessous a été fait prisonnier à Baylen. Après avoir séjourné dans différents cantonnements fixés par les Espagnols (notamment à Enguilard), où, avec ses camarades, il a à subir « les traitements les plus barbares », il va séjourner à Cadix, sur le ponton Vainqueur, « espèce de prison établie au milieu de la mer », qu’il « partage » avec deux mille autres prisonniers ! La moitié va périr, avant que la décision ne soit prise d’envoyer les prisonniers aux Baléares. Notre narrateur, après avoir, un instant, espéré être échangé et renvoyé en France, comprend rapidement que cela n’était qu’une illusion et que « la réalité commençait à nous apparaître de nouveau plus hideuse et plus fatale ! »

L’île déserte de Cabréra

Nos pressentiments se réalisèrent ; nous étions au septième jour d’attente: c’était le 4 mai. Nous vîmes arriver une galère anglaise, et aussitôt chacun de s’é­crier : C’est une mauvaise nouvelle, à coup sûr ! En effet, elle apportait un contre-ordre ; et le lendemain, au lieu de cingler vers la France, nous fûmes trans­férés à Cabrera, île déserte des Baléares, quoi qu’en disent les géographes, où nous fûmes relégués comme une troupe maudite et abandonnée !

Je vous dirai, au risque d’être taxé d’invraisem­blance, que ne sachant pas où nous nous trouvions, pensant trouver des habitants dans cette île, et après avoir préalablement pris notre parti sur la pro­longation de notre captivité, nous mîmes pied à terre avec une certaine satisfaction. La vie des pontons nous paraissait en ce moment la pire des existences !

C’est le propre de toutes les grandes infortunes de faire désirer des changements ; on s’imagine qu’ils ne peuvent apporter qu’une variété avantageuse à la si­tuation dans laquelle on se trouve.

Les pontons, succédant aux cantonnements, nous avaient laissé des illusions, comme vous voyez !

Nous couchâmes au bord de la mer, remettant au lendemain les explorations. Dès le point du jour, chacun s’en fut à la découverte ; mais imaginez quel dut être notre désappointement et notre désespoir, en voyant que nous étions sur un petit îlot désert et aride !

Un seul vestige indiquait la présence des hommes ; c’était une espèce de caverne, taillée dans le roc, au pied de la montagne qui domine le port, et sur la­quelle se trouvait un vieux fort tout délabré.

Cette caverne servait d’abri aux pêcheurs de Majorque, quand ils abordaient à Cabrera où la pêche était assez abondante.

Obligés de nous céder la place, ils s’en retournè­rent par un des bâtiments qui nous avaient amenés, et nous laissèrent un âne qui nous rendit dans la suite bien des services. J’aurai, plus tard, à vous par­ler de ce pauvre animal que nous désignâmes sous le nom de Martin.

Après quelques pérégrinations dans notre royaume qui nous montrèrent d’une façon navrante le peu de ressources qu’il renfermait, nous dûmes aviser aux moyens de nous mettre à l’abri des intempéries de l’air. Sans goût, du reste, à confectionner de nouveau ces petits chefs-d’œuvre de nos cantonnements, nous arrangeâmes avec des branches et des feuillages ce que nous appelions des gloriettes. C’étaient, à propre­ment parler, des niches de trois pieds d’élévation, où nous pouvions dormir. Nous n’avions pas eu l’idée de faire des baraques, supposant avec une bonhomie qui m’étonne en ce moment, que nous ne devions passer en ces lieux qu’une quarantaine, et qu’au bout de ce temps nous retournerions à Majorque.

N’était-il pas raisonnable de croire, en effet, qu’on ne laisserait pas plusieurs milliers d’hommes dans une île où Robinson Crusoë lui-même, avec son in­dustrie et sa persévérance, serait mort de faim et de découragement !

Rien n’était plus vrai pourtant ; mais pour mettre fin aux inquiétudes de notre estomac, le lendemain nous apporta un échantillon de notre ordinaire.

Nous vîmes aborder deux barques de pêcheurs plei­nes de vivres, et chacun reçut pour deux jours une ration composée ainsi qu’il suit :

1° Pain, une ration; soit une livre et demie;

2° Quatre onces de fèves ou gourganes ; quelque­fois du riz à la place ;

3° Une cuillerée à bouche d’huile d’olives.

Il y avait parfois en surplus de cette ration :

1° Une faible portion de salade;

2° Quelques raves ;

3° Une demi-once de lard rance;

4° La rondelle de saucisse la plus exiguë.

Ce supplément qui ne laissait pas que de nous faire plaisir, nous a été donné pendant quatre mois seulement; au bout de ce temps, les petites bar­ques furent remplacées par une grande, qui nous apportait, à la fois, sans supplément, quatre rations de vivres qu’on nous distribuait le même jour. L’on nous retenait seulement l’huile et les fèves pour les faire cuire dans une grande chaudière en cuivre détamé apportée de Majorque, à cet effet, pour nous les distribuer ensuite deux fois par jour. Nous nous trouvions lésés de cet arrangement ; car les employés à la cuisine diminuaient la ration d’une manière navrante…

Cette nourriture, je dois le dire, n’était ni agréa­ble ni saine. Malgré les soins des cuisiniers, nous ressentions après nos repas d’affreuses coliques. Cela ne vous surprendra point, si je vous apprends qu’un cercle de vert-de-gris ornait constamment la chaudière qui servait à les apprêter. Cet état de choses dura six mois.

Une circonstance vint, au bout de quelques jours, aggraver ce que notre position avait de fâcheux: l’eau douce nous manquait. Néanmoins à force de recherches, nous découvrîmes enfin une petite fon­taine d’eau limpide et agréable au goût, mais la source en était si faible que pour une tasse il fallait stationner plusieurs heures.

Cela devint, à la fin, si pénible que nous aimâmes mieux nous servir et même boire de l’eau saumâtre que nous fournissait une citerne. Cette eau saumâtre qui n’est autre chose qu’un mélange d’eau douce et d’eau de mer, servait dans tous les cas, à notre cuisine surtout.

Quatre mois s’étaient écoulés depuis notre arrivée à Cabrera, lorsqu’un incident vint animer notre solitude de cette nuée de souvenirs, lointains déjà, et de réflexions amères que nous aimions à chasser.

Les marins de la garde s’évadèrent de Cabrera. Voici comment la chose eut lieu :

Pour la première fois, depuis notre arrivée à Ca­brera, nous vîmes, un jour, aborder une barque remplie de barils d’eau. Lorsque cette barque fut assez près du bord, on déchargea sa cargaison. Pendant que cela se faisait, les marins de la garde se réunirent et se concertèrent; puis, à un signal convenu, ils sautent à la barque, jettent les marins espagnols à la mer, se distribuent le service en un clin d’œil: l’un à la voile, l’autre au gouvernail, les autres aux rames, et… vogue la nacelle ! Nous fîmes des vœux bien fervents pour leur réussite. Par bonheur, la chaloupe canonnière qui était éta­blie en surveillance autour de l’île, se trouvait alors dans une petite anse opposée à celle où s’opérait cette évasion.

Cependant les Espagnols ne perdaient pas de temps et couraient donner l’alarme à la chaloupe. Pour nous, nous nous empressâmes de gravir la montagne pour voir ce qui allait se passer.

La chaloupe sortait avec peine des bas-fonds où elle s’était acculée, et nos camarades glissaient sur les flots avec une rapidité merveilleuse ! Bientôt nous comprîmes qu’ils étaient hors d’atteinte, et nous fûmes contents; car désormais, nous avions la conviction d’avoir des messagers fidèles dans la patrie ! L’inquiétude, il est vrai, nous saisit de nou­veau, en entendant le canon d’alarme à bord de la canonnière… Nous craignîmes, avec quelque raison, qu’on ne se mît de Palma à leur poursuite et qu’on ne ramenât à Cabrera les malheureux fugitifs, des­quels on n’eût pas manqué de tirer une vengeance signalée.

Quoi qu’il en soit, les vœux que nous faisions pour leur salut furent exaucés; car nous ne les revîmes plus dans l’île déserte, et nous avons su, depuis, qu’ils avaient gagné les côtes d’Espagne à un en­droit où l’occupation française les mettait à l’abri de nos ennemis.

Un mois, à peine, s’était passé depuis les événements, lorsque nous vîmes entrer dans le port des bâtiments sur la cargaison desquels nous ne fûmes point trompés. Nous nous attendions à voir de nouveaux compagnons de misère ; en effet, c’étaient nos officiers qui venaient partager notre captivité.

Restés jusqu’alors à Majorque, ils venaient d’é­prouver toute la férocité des habitants de Palma ; et c’était pour les soustraire à de nouvelles manifes­tations qu’on les reléguait parmi nous. Voici, du reste, ce qui s’était passé :

Ils occupaient, au nombre de quatre cents envi­ron, une vaste caserne de laquelle ils pouvaient sor­tir assez librement. Leur sort eût été assez doux, grâce à une protection puissante, si les habitants eussent pu dompter leurs ressentiments. Mais la ténacité s’ajoute, chez les Espagnols, à la violence, et d’ailleurs, l’occupation de l’Espagne par l’em­pereur continuait d’exciter de plus en plus la haine qu’ils nous portaient.

Un jour, Palma se soulève. Il faut que les officiers soient livrés à la fureur de la population ! C’est en vain que l’autorité essaye de réprimer les violences qui se manifestent de toutes parts : il faut céder, ou l’on trouvera des chiens de Français dans tous ceux qui s’opposent à leur carnage !…

Le gouverneur va trouver les prisonniers, leur expose l’état des choses et la difficulté de détourner le coup qui les menace…

C’est alors qu’il eût fallu voir la contenance de ces hommes intrépides. Nulle émotion n’adoucissait l’expression de sombre énergie qui les a rendus si célèbres. Ils répondirent avec un froid dédain à la déclaration du gouverneur :

— Nous sommes prêts ! Qu’on vienne voir des Français mourir !

Le gouverneur, poussé sans doute par de puissan­tes considérations intimes, ne se rebuta point, et re­prit, en paraissant calculer les chances du terrible avis qu’il allait ouvrir : « Si tout n’était pas désespéré, mes­sieurs ; et si, au moyen du dévouement de quelques-uns, on obtenait le salut du plus grand nombre ?… » L’étrange changement qui s’opéra tout à coup sur la physionomie des officiers français suffirait, à qui saurait l’apprécier, pour illustrer toute une na­tion ! Il est vrai, c’étaient des Français, des dragons d’Espagne !

Ils se précipitèrent vers le gouverneur en criant avec prière :  « Prenez-moi ! Conduisez-moi à la mort ! Moi ! Moi ! Moi !… »

C’était une rivalité sublime ! Nul ne voulait être sauvé; chacun voulait mourir pour le salut de tous !

Enfin, le résultat de cette consultation fût que dix victimes seraient sacrifiées à l’exaspération publique, et que les autres seraient conduits immédiatement à bord des bâtiments qui se trouvaient disponibles dans la rade.

L’embarcation se fit le plus promptement et le plus secrètement possible, et les émules des héros de Calais furent livrés au peuple qui avait admis cette transaction.

Ce fut pendant quelques instants, m’a raconté un des témoins de cette scène, un spectacle assez sem­blable à celui d’une multitude à laquelle on distri­bue de la monnaie, et qui, poussée par la cupidité, se rue, se vautre, se déchire, et se retire souvent en lambeaux, broyée, estropiée et pourtant contente d’un sou qu’elle a ramassé !

La différence, en cette circonstance, consistait dans l’offrande… la cupidité était bien naturelle…

C’était des Français maudits qu’on allait se disputer !!    On  pouvait conquérir  un lambeau d’homme !…

La confusion du premier moment fit bientôt place à quelque  chose de plus précis, de mieux dessiné.

Les héros français qui s’attendaient à mourir en guerriers, et qui, dans ce cas, se seraient montrés im­passibles, frissonnèrent de honte et de rage à cette attaque sauvage, et essayèrent de faire payer chère­ment aux Espagnols la vie qu’ils offraient à leur haine.

La lutte fut donc, d’abord, comme je l’ai dit, tu­multueuse, acharnée !…. Mais bientôt la valeur dut céder au nombre, et chaque officier français qui succombait, formait aussitôt le noyau d’un groupe partiel qui se le disputait.

C’est ainsi que neuf avaient péri avec un luxe de tortures inimaginable ! Un restait encore… Déchiré, couvert de blessures, il tenait la meute en arrêt… Le plus fort homme de l’armée et des plus braves, d’un coup de poing il assommait ses bourreaux ! Il eût pu depuis longtemps se frayer un passage, se sauver peut-être… Il tenait ferme, défendait ses compa­gnons, et à mesure qu’ils tombaient, vengeait leur mort !

Enfin, lorsqu’il se vit seul debout et ses assaillants indécis, il tenta un suprême effort ; et malgré les pertes de sang qui l’affaiblissaient, il renverse ses ennemis, se fraye un passage et se jette à la mer.

Il allait gagner le bâtiment duquel on lui tendait les bras… un instant encore, et il était sauvé !…

Lorsque, tout à coup, l’on aperçut glissant sur la mer, une barque montée par un homme qui, le re­gard flamboyant et la figure pâle, tenait une hache à la main, et paraissait doué de la féroce impassibi­lité d’un exécuteur des hautes-œuvres !

Bien des cœurs frissonnèrent pour la première fois, au moment où cet Espagnol, arrivé près de l’infortuné qui se débattait au milieu des flots, levait sa hache, lui fendait le crâne…, et éteignait ainsi un regard de dédain que l’officier français, qui s’était retourné, lui adressait en mourant !…

Un hourra frénétique témoigna des sympathies de la multitude…

C’est sous le coup de ces impressions que nos of­ficiers nous apparurent en débarquant, et leur as­pect eut pour effet de nous donner la certitude que nous devions mourir à Cabrera… L’espoir du retour venait de s’éclipser pour jamais !

Cependant la faim commençait à se faire sentir d’une manière assez inquiétante, et nous cherchions à nous distraire en parcourant l’île : promenade peu consolante comme vous pensez ! Ce n’était partout qu’aridité et solitude. Le terrain argileux et rocailleux paraissait, en quelque sorte, étonné d’être foulé par des êtres qu’il ne pouvait alimenter. A peine trouvait-on, çà et là, quelques mousses grises, quel­ques arbres rachitiques ; partout une nature sèche et inféconde !… –

Un jour nous trouvâmes un veau marin à la côte. Malgré son aspect verdâtre et repoussant, quelques-uns d’entre nous descendent à la mer, et l’attirent à terre où chacun s’empressa d’en dépecer un morceau pour s’en régaler…

Le bruit de cette bonne aubaine se répandit bien­tôt partout, et j’avoue que je ne fus pas le dernier à me diriger vers cette proie… j’en pris même un gros morceau dont je me promettais fête…

Maintenant encore, ce fait m’est tellement présent que j’éprouve une répulsion invincible à y arrêter mon esprit. Je vois encore ce veau marin sur lequel nous nous précipitions, mes compagnons et moi; je crois encore toucher cette matière pourrie, livide et puante dont nous nous emparions, je dirai presque avec délire ; mais alors nous étions dans une situa­tion telle qu’il s’agissait d’opter entre la mort et le dégoût : le dégoût… nous n’y songions pas !…

Quand le curé Damien, notre aumônier, qui rem­plissait les fonctions de chirurgien, nous somma, d’un visage sévère et en levant sa canne sur nos têtes, d’abandonner ce mets, ce fut avec un serrement de cœur inexprimable que nous obéîmes, et comme do­minés par la puissance morale que son caractère exerçait sur nous. Plusieurs même ne pouvant s’y résoudre feignirent de se rendre à ses raisons, jetè­rent leur part; mais à peine eut-il le dos tourné qu’ils la ramassèrent et s’en repurent avidement. Ils trou­vèrent dans la chair de ce buffle des balles qui té­moignaient incontestablement que sa mort n’était pas de date récente, si son aspect eût pu laisser le moindre doute. Cette nourriture eut sur quelques-uns de funestes effets. Il y en eut même qui en péri­rent; aussi, après le premier moment d’angoisses, sûmes-nous quelque gré au curé Damien, en voyant ces résultats, de nous avoir évité des souffrances de plus.

Le curé Damien dont je viens de vous révéler le nom, la position, en même temps qu’un bon office, réveille en moi des souvenirs pleins d’amertume. Je voudrais passer outre ; mon cœur m’en inspire la volonté ; la tâche que je me suis imposée m’oblige à vaincre cette répugnance mortelle. Je dois à mes amis, à mes compagnons d’infortune de ne point laisser dans l’ombre un des plus grands sujets de dé­couragement et de douleur que l’île de Cabrera nous ait offerts : c’est du curé Damien que je veux parler. Cet homme que vous avez vu empressé à nous pré­server d’une nourriture funeste, nous montra tou­jours les sentiments les plus inhumains ; et plus tard, j’entendis un de mes amis qui se souvenant de l’a­venture du veau marin, disait : que les bourreaux avaient parfois certains raffinements qu’il fallait dis­tinguer avec soin ; que souvent, s’ils éloignaient la mort, c’était pour appliquer la torture !… L’aumô­nier qu’on nous avait envoyé à Cabrera, nous était apparu revêtu d’un double caractère d’humanité : médecin de l’âme, médecin du corps. Eh ! Mon Dieu, je ferai peut-être sourire. Un ouvrier de Pa­ris, un homme du peuple, n’est pas d’habitude un fameux catholique… Ce n’est point, non plus, ce mobile qui nous faisait accueillir avec  empressement et espoir le curé Damien. Le curé Damien nous semblait devoir tenir la place d’un homme bien cher, dont notre cœur conservait pieusement le souvenir. Le bon prêtre des cantonnements avait ef­facé le souvenir pénible de son confrère, à tel point, qu’il ne nous venait pas à la pensée qu’un prêtre ne fût pas un consolateur. Nous nous forgions une existence calme et tranquille auprès du bon pasteur. La misère, la faim que nous endurions, nous n’y songions plus… Le successeur du Christ avait, en quelque sorte, par sa seule présence, renouvelé le miracle de la multiplication des pains ! Quand nous aurons des idées sombres, il nous consolera avec les bonnes paroles que nous disait l’autre. Quels projets ne faisions-nous pas ? Oh ! Croyez-moi, les malheu­reux sont seuls les fervents disciples du Christ ! de celui qui fut l’ami et le défenseur des petits, des pa­rias de l’ancien monde, et qui mourut pour avoir proclamé, le premier, la grande loi de l’humanité, la fraternité universelle !

Hélas ! La désillusion nous plongea au fond de l’abîme de misère. Au lieu d’un frère de l’humanité, nous trouvâmes un homme méchant et fanatique , mêlant le fiel et l’ironie à tout ce qu’il nous disait, et préparant avec une ruse infernale les coups qu’il ne négligeait jamais de nous porter. En présence de cet homme, notre cœur se ferma; nous devînmes insensiblement taciturnes et sombres, recherchant la solitude ; nous doutions de tout et surtout de la Providence !

Les faits viendront justifier ce que cette accusation a de grave; mais je dois le dire, elle est personnelle. Je ne prétends point incriminer toute une corpora­tion. Je raconte les souffrances des Cabrériens. Le curé Damien eut la triste puissance de les rendre plus amères; un autre prêtre que fera connaître la suite de ce récit, aura celle de les alléger. Comme si la Providence eût voulu nous soutenir même en nous frappant, ces deux prêtres offriront la person­nification du bon et du mauvais génie, qui, dit-on, prennent à tâche de nous diriger, par des voies dif­férentes, au bout de notre pèlerinage.

Ce fut, à peu près, vers cette époque que nous com­mençâmes à construire des baraques à Cabrera. Pour les murailles, nous nous servions de moellons et de terre délayée avec l’eau saumâtre de la citerne. Quant aux toits, les sapins de la colline nous fournissaient leurs  branches touffues. Et puis,  n’avions-nous pas encore des feuillages divers, des herbes sèches ? Rien ne nous manquait sur lé rocher de Cabrera…

Je me souviens que nous formâmes à quatre, Nérelle, Chauffourd, Desessarts et moi, une société, à l’effet de nous construire un domicile. Chacun mit pour apport son industrie ; Nérelle fut architecte et maçon : ce fut sa spécialité ! Les trois autres furent les manœuvres.

Après avoir choisi sur une petite colline un ter­rain à notre convenance, nous nous mîmes à l’œu­vre ; et ardents au travail comme des propriétaires pressés de jouir, nous fûmes bientôt au bout de notre tâche. Mais, il est tard; demain nous poserons le toit. Pourtant comme le temps est beau, que les nuits sont sereines, quittons nos humbles gloriettes dès ce soir…

Cet avis est accueilli à l’unanimité. Nous transpor­tons entre nos quatre murailles, les claies qui nous servaient de couche… et nous nous établissons de notre mieux sous ce dais d’un bleu limpide parsemé d’étoiles d’or, qui nous servait de ciel-de-lit.

Mais tout à coup le ciel s’assombrit ; le vent s’é­lève ; un orage terrible menace de tout détruire ! Que faire ? Attendre ? Mais la pluie tombe à torrents…

Cependant, ne sachant où nous réfugier, nous ôtons nos vêtements pour les conserver secs, s’il est possi­ble ; nous les déposons sous nos claies, placées au­tour d’un feu de branches de sapin, et nous nous asseyons dessus….

C’était un spectacle étrange… quatre hommes, nus complètement, amaigris par une longue misère et se repliant sur eux-mêmes, à l’entour d’un brasier que la pluie fait gémir pour ainsi dire, afin de se soustraire eux-mêmes à cette pluie qui les inonde. — Notre silence morne nous donnait quelque res­semblance avec les groupes de marbre que l’on voit dans les jardins publics, au moment d’une averse. Autour de nous, on n’entendait que les hurlements de la tempête; au-dessus, l’on ne voyait qu’une voûte sombre, sillonnée avec un craquement terri­ble, par des langues de feu !

Cette torture que nous subissions devint telle, enfin, que nous commençâmes à songer à nous y soustraire.

Chauffourd et Desessarts courent à la découverte. Au bout d’un instant, ils reviennent haletants, mais satisfaits.  « Accourez vite », nous crièrent-ils. Nous courons, en effet, nous réfugier dans une petite grotte qu’ils venaient de découvrir, à deux pas de notre baraque.

Je pense que l’espèce de caverne où nous venions de pénétrer avait été habitée déjà; car on avait élevé, devant l’ouverture, une sorte de muraille qui rendait l’intérieur assez commode, en le défendant du vent et de la pluie.

Il y avait à peine une demi-heure que nous étions là, sans feu, il est vrai, mais sèchement. Nous avions repris nos haillons, qui consistaient, pour moi, en un pantalon et une veste de petite tenue ; pour mes camarades, en une capote : le tout usé, il fallait voir ! Tout à coup, nous entendîmes des cris lamentables.

Émus au dernier point, et saisis d’effroi, nous nous élançons à l’ouverture de notre repaire… La nature se débattait sous les efforts de la tempête !

L’on entendait à chaque instant craquer les ar­bres, et des bruits sourds et terribles; et l’on se de­mandait s’ils provenaient de l’écroulement des ro­chers ou des flots irrités mugissant à leur base. Dans l’impossibilité de sortir , car l’orage avait redoublé de violence, nous eûmes peur… Oui, peur des nou­velles du lendemain ! Car malgré le sifflement des rafales, nous étions sûrs d’avoir entendu des cris de détresse… nous passâmes une nuit pleine d’an­goisses…

Le matin, nous courûmes voir ce qui était ar­rivé. Et remarquez, je vous prie, que si je raconte par­fois des choses horribles, ce n’est pas que je fasse de l’horreur à plaisir. Ce que je raconte, je l’ai vu ; et s’il est une chose qui ressorte clairement de mon récit, c’est l’infinité et l’atrocité de nos infortunes.

Ce qui s’était passé au grand camp et le spectacle qu’il présentait, expliquait d’une manière terrible les bruits qui nous avaient épouvantés.

Le grand camp était situé sur un petit monticule, dont le plateau assez vaste, quoique un peu bombé, présentait assez de convenance pour les construc­tions de nos camarades; ces constructions étaient semblables à celle où l’orage nous avait surpris la veille.

Sur un des versants les plus habités et à quelque distance des baraques particulières, se trouvait ce que nous nommions l’hôpital. C’était une baraque semblable aux autres, mais plus grande. Les ma­lades, nombreux alors, occupaient des lits disposés sur des lignes horizontales.

L’orage eut bientôt détruit toutes ces frêles constructions, et, balayant celles du sommet vers la base, il avait formé une avalanche de décombres qui entraîna tout sur son passage. . Les hommes valides purent fuir pour la plupart ; mais les malades furent bientôt culbutés et engloutis par le torrent qu’ils grossirent, et auquel pas un n’échappa !… Je me trompe : un seul put flotter sur sa claie et recevoir des secours. Il avait été sauvé miraculeusement sans doute ; mais il était seul… Les autres furent retirés par lambeaux informes, du bourrelet formé par les débris au pied de la col­line…

Cependant chacun se mit aussitôt à l’œuvre pour réparer autant que possible le malheur qui venait de nous accabler. L’on fut d’avis que rien n’était plus pressé que de trouver un abri sûr pour les malades; l’on jeta les yeux sur le vieux fort qui parut le lieu le plus propre à cet usage. En conséquence, les officiers qui s’y étaient installés, au nombre d’une centaine, en arrivant, durent céder la place. Les malades furent beaucoup mieux désormais dans ce nouveau local, et les officiers se firent construire des baraques à l’entour du grand camp, reconstruit lui-même de fond en comble.

L’âne dont nous avions hérité, vous vous en sou­venez, commença à nous rendre les plus grands ser­vices.

Comme je vous l’ai dit encore, le fort était situé sur une montagne dont les flancs rapides rendaient l’ascension difficile ; et maintenant que les malades s’y trouvaient, l’on était dans la nécessité d’y trans­porter de l’eau surtout en abondance : le pauvre ani­mal du remplir cet office, et ce fut à la satisfaction générale…

Ah ! S’il m’était donné  de  pouvoir retracer la sombre énergie du tableau, que Cabrera présentait à ce moment de notre captivité, vous éprouveriez un effroi invincible. Votre cœur compatissant vous faisant jouir, en quelque sorte, du don de seconde vue, vous apercevriez sur cet îlot jaunâtre, levant sa crête au-dessus des flots, mes pauvres compagnons abandonnés ; vous les verriez circuler de la monta­gne dans l’intérieur de l’île, par bandes, ou isolés… Comme vous seriez saisi de pitié et de douleur, en voyant ces êtres infortunés, hâves et nus, dont le regard est livide, les cheveux et la barbe sauvages ! Présentant ici les symptômes du désespoir apathi­que, là, les symptômes du désespoir violent ; les uns courant avec des rugissements lugubres sur le haut des rochers qui dominent la mer, et dans leur dé­marche incohérente glissant sur l’abîme, et se broyant dans leur chute… D’autres, atteints de spleen, ce désespoir réfléchi, s’isolant avec prudence, se ca­chant derrière les taillis rachi tiques pour n’être point découverts, et trouvant enfin dans un lieu désert, l’objet de leur recherche minutieuse; à savoir une cavité échauffée par le soleil… Ils s’y posent, et se placent le plus commodément possible; ils prennent même le soin de se préparer avec des herbes sèches une couche moelleuse, sur laquelle ils s’étendent pour jouir du dernier sommeil !

Vous seriez témoin des horreurs dont mes regards avaient été épouvantés. Il arrivait parfois que nos explorations aboutissaient à l’une de ces tombes ; et souvent nous retrouvions la figure d’un ami, sur des os dénudés et envahis par des hôtes voraces et hi­deux !

Que de fois encore, n’avons-nous pas vu du haut de la montagne un de nos frères suspendu sur l’abîme mugissant par une pointe de rocher plongée dans ses entrailles ! Et, alors, comme souvent nous ne pou­vions pénétrer jusqu’à ces lambeaux affreux, nous en étions réduits à voir, pendant plusieurs jours, les oiseaux carnassiers s’acharnant après ce cadavre !

L’un d’eux ne fut point détaché, les chairs dispa­rurent, les os blanchirent ; un squelette resta, appa­rent comme un phare !… Il forma les armes de notre royaume, à nous Cabrériens ! Armes horriblement expressives et trop justifiées, puisque l’année dernière, et quarante ans se sont écoulés, Cabrera était encore pavée du même emblème ! !

Ainsi, chaque pas que nous faisions nous montrait un nouveau côté de ce sombre tableau. Parfois à la vérité nos regards en rencontraient de moins péni­bles. Quelques Cabrériens plus fortement trempés espéraient en l’avenir et combinaient les diverses chances de délivrance qu’un esprit inventif et au­dacieux leur laissait entrevoir.

Un Cabrérien, nommé Masson, sergent du 67e de ligne, rôdait toujours dans l’île, seul et comme préoccupé de graves pensées. Personne n’était ini­tié à ses projets; mais on avait remarqué que c’é­tait surtout en vue de la chaloupe canonnière qu’il se tenait préférablement. C’était un homme d’un caractère déterminé; maintes fois, je l’avais vu à l’œuvre, et je puis dire qu’il était un de ces hommes dont la bravoure et l’intrépidité ont jeté un si haut relief sur les soldats de l’empire. A Cabrera sa conduite avait toujours été estimée celle d’un bon camarade, et pourtant ce n’était point un de ces grands parleurs qui visent aux ap­plaudissements d’un cercle. Il s’occupait beaucoup de lui, semblait-il ; mais il paraissait se soucier fort peu d’en occuper les autres. Homme de tête et d’exécu­tion, il se prodiguait peu ; mais sa pensée bouillonnait sans cesse et sa physionomie énergique, au lieu d’ex­primer l’abattement général, montrait, au contraire, un rayonnement de satisfaction intérieure, dont le feu de son regard trahissait la plénitude. Un jour que je songeais à mon passé disparu, à mon avenir incertain, à ma famille, à ma patrie, je m’enfonçai dans l’intérieur de l’île, et, insensiblement, je me trouvai sur le haut d’un rocher dont les flots bat­taient la base. Sous mes yeux, la mer, calme, frappée par les rayons du soleil, offrait un immense miroir aux étincelantes facettes. La chaloupe canonnière était là, immobile à la surface de l’eau, et sur sa masse sombre on n’apercevait aucun être humain. Il me sembla voir un de ces monstres qui après avoir saisi une proie abondante dont une partie a servi à les assouvir, ont déposé le reste dans leur ca­verne et se sont placés à l’entrée pour se livrer à un sommeil réparateur, certains qu’elle ne peut leur échapper et que, quand la faim se fera sentir, ils au­ront, sans se déranger, le moyen de se repaître de nouveau.

Ces réflexions avaient dissipé le rayon de poésie et d’espérance qui d’abord avait réchauffé mon cœur: la victime étendue dans la caverne du monstre, c’é­tait moi, c’étaient tous mes pauvres compagnons… Un cri rauque sortit de ma poitrine, et j’allais reprendre le chemin de ma baraque, afin d’échapper à ces angoisses, lorsque j’aperçus,  à quelque dis­tance, un homme, dont le regard était fixé sur la chaloupe avec une persistance singulière. Je m’ap­prochai et reconnus Masson, « Camarade », lui dis-je en l’abordant, « tu viens donc aussi, dans la solitude, te livrer à des pensées plus douces et chercher à dé­router le désespoir ? Moi, j’y renonce », ajoutai-je. « Ici les pensées vous harcèlent, et les angoisses mora­les s’ajoutent aux tortures physiques; je veux rester désormais dans l’atmosphère nauséabonde et crétinisante de ma baraque : ma plaie s’élargit, en quel­que sorte, à mesure que s’étend mon horizon. »

« Oh ! », s’écria Masson, en jetant sur moi un regard ardent d’enthousiasme, « ton désespoir m’afflige, mais je ne le partage point. »

« Eh quoi ! tu viens ici, à reculons, l’œil sur le passé ! Est-il donc besoin de gravir le sommet de ce roc escarpé pour embrasser d’un regard l’horizon de notre solitude: pour contempler l’aspect repoussant de notre misère et se complaire dans cette atmosphère où, pour parler comme l’Écriture, l’on n’entend que pleurs et grincements de dents ! où l’on manque d’eau pour étancher sa soif, de pain pour assouvir sa faim et même pour soutenir son  existence ! où le froid et le chaud nous trouvent également nus, pour subir les souffrances diverses qu’ils causent ?… Quand je viens ici, Sébastien », continua-t-il en s’animant en­core davantage, « c’est pour me soustraire, au moins pour quelques instants, à tous ces maux. Une fois en ce lieu d’où je découvre un horizon sans bornes, je laisse errer ma pensée dans l’espace.

Je suis nu, la mer est sous mes pieds… comme un baigneur heureux s’étend volontiers au soleil en sor­tant des flots : je me figure, un instant, être dans un pays lointain mais en liberté. Sur la mer (j’en ai reçu la nouvelle), un bâtiment vogue, à pleines voiles, pour me prendre et me ramener dans ma pa­trie. En attendant ce temps fortuné, chaque jour me trouve sur le rivage, essayant de voir le bâtiment chéri. Mes regards acquièrent bientôt une puissance surnaturelle; la patrie absente m’apparaît au loin; je vois les lieux autrefois parcourus dans mon enfance, les personnes aimées; je m’associe un instant à leur existence. Je prends dans ce fugitif commerce du bonheur et des forces pour éloigner le désespoir jusqu’au lendemain. »

« Mais », lui dis-je, ému de ses paroles au dernier point, « en quittant ainsi ces douces images, pour se retrouver à Cabrera et dans la réalité, quel sentiment éprouves-tu ? Ne te sens-tu pas accablé sous le poids de ton impuissance ? »

« Oh ! non, car ce bonheur éphémère que je me crée me fait désirer de sortir de Cabrera pour aller le goûter sans mélange. Mon esprit s’élève et s’agrandit; des projets qui te paraîtraient insensés se forment dans ma tête ; l’es­pérance me soutient. J’aperçois dans l’avenir ma dé­livrance, à laquelle on ne croirait pas, si je l’exposais avant de l’avoir opérée. »

« Mais, enfin ! tu espères donc quitter ce lieu mau­dit ? », m’écriai-je.

 

« Et quand cela serait », répondit-il, « il ne faudrait pas s’en étonner… Que penserais-tu si je me faisais reconduire par les Espagnols ?… »

« Cela serait prodigieux », répliquai-je, du ton qu’on emploie envers un homme qu’on avait jugé d’une intelligence plus qu’ordinaire, et qui vous semble, tout à coup, ne pas posséder son bon sens.

Je le quittai et revins à ma baraque, songeant tristement aux ravages que la misère, que le mal­heur produisaient. Cet homme, disais-je avec effroi, passait à juste titre pour une forte tête, et maintenant il est fou… Hélas! Que deviendrons-nous donc ?

Or, Masson n’était pas fou. Le projet qu’il exécuta avec bonheur ne pouvait mûrir que dans sa tête. Masson ne reparut plus à Cabrera, mais voici son histoire :

Il avait remarqué que les marins espagnols de la chaloupe canonnière se livraient, à certains jours, dans leur sécurité, à des festins à bord qui dégéné­raient en orgies. Il en résultait que pendant plusieurs heures la surveillance était nulle. Une fois au courant de cette particularité, il ne s’agissait plus pour Mas­son que de bien apprécier les circonstances et d’en profiter. Il y allait de sa vie, ni plus, ni moins : c’était peu pour l’arrêter. Un soir, quelqu’un qui l’eût suivi, l’aurait vu glisser le long des rochers, descen­dre au bord de la mer, se jeter à la nage, atteindre la chaloupe et grimper à ses flancs… et le cœur le plus ferme eût été vivement ému en considérant le péril auquel il s’exposait. Mais quelle n’eût pas été son admiration, en même temps que son anxiété, en voyant cet homme décrocher une chaloupe et se li­vrer à la grâce de Dieu  ! C’est ce qu’exécuta Masson. Ce n’est pas tout : au lieu de s’éloigner avec une pré­cipitation timide, il se rapproche, au contraire, du ri­vage… Pourquoi ! Ah ! C’est que son salut n’est pas le seul qu’il ambitionne. Il y a, dans les anfractuosités des rochers, un ami intime de Masson qui, seul, connaît son projet, et trente-huit ou trente-neuf ca­marades qu’il veut sauver avec lui. Ils avaient voulu partager les périls qu’il venait de courir, il s’y était opposé : « Mes amis », leur avait-il dit, « le succès ne dé­pend point du nombre : si j’échoue, ce sera un mal­heur que vous tâcherez de réparer ; laissez-moi l’hon­neur de faire la première tentative, j’ai l’espoir de la conduire à bonne fin ». En le voyant revenir ils s’é­lancèrent à la mer et prirent place à ses côtés ; et les voilà, faisant vaciller et presque disparaître cette frêle embarcation qui n’a pas même de gouvernail ; ce sont tous hommes qui ont bien souffert, ils ne déses­pèrent point : la confiance de Masson soutient la leur, celui-ci paraît ne pas douter du succès. Mais un peu plus loin, la mer devint grosse; notre courageux fu­gitif dut s’abandonner entièrement au gré des vagues courroucées. Conserva-t-il cette foi vive qu’il avait montrée jusque-là, ou se livra-t-il à des imprécations contre la Providence qui semblait l’abandonner dans cet instant suprême, après avoir paru sourire à ses efforts ? Je puis le dire, il reste ferme et confiant. Sa vie… il y tenait peu ; mais il s’était promis de sau­ver ses compagnons et d’être l’interprète de ceux qui restaient, dans la patrie où il avait la conviction de faire surgir par le récit de ses souffrances des ven­geurs et des libérateurs. C’est ce motif qui le soutint. Du reste, Dieu seul vit les efforts de ces malheureux ; il pouvait seul les sauver : il les sauva. Jetés sur les côtes d’Afrique, leur nudité presque complète les mit à l’abri du pillage, et obtint grâce pour leur vie et leur liberté. Conduits chez le consul de Tanger, celui-ci leur fournit des vêtements et les confia à un corsaire qui se chargea de les conduire à Barcelone. Le mauvais temps l’obligea de relâcher à Péniscola, par bonheur ce petit port était également occupé par les nôtres. Masson va trouver les autorités militaires françaises, leur peint, avec les couleurs les plus tou­chantes, l’état de ceux qu’il a laissés à Cabrera. Son récit rencontre d’abord l’incrédulité: il répugne d’a­jouter foi à des horreurs que l’humanité réprouve ; dans tous les cas, on ne peut changer une pareille situation, les circonstances ne le permettent point. C’est alors que Masson qui s’est fait aimer et admirer du forban, sollicite une faveur en récompense de ses services: il l’obtint à force d’instances. A bord du corsaire qui prend tout à sa charge, il retournera à Cabrera, avec le grenadier qui l’a aidé dans sa pre­mière évasion, et il compte assez sur son étoile, pour espérer de délivrer encore quelques captifs. Ils sa­vent parfaitement ce qui leur arrivera s’ils tombent aux mains des Espagnols. La chaloupe canonnière doit être plus vigilante que jamais. De la prudence donc et de l’activité ! Le succès couronne encore son audace et sa grandeur d’âme : quarante Cabrériens sont sauvés par lui; mais le temps leur est de nou­veau défavorable, ils ne parviennent qu’avec les plus grandes difficultés à s’éloigner avec leur précieux butin, plusieurs fois ils faillirent être pris par nos ennemis mortels ; divers pavillons habilement arborés éloignèrent la méfiance. Enfin, ils furent poussés en vue de Barcelone avec pavillon anglais, et l’on se dis­posait déjà à les mitrailler, lorsque les trois couleurs vinrent annoncer leur véritable nationalité.

Mais hélas ! le malheureux devait en quelque sorte être traité plus durement par ses compatriotes que par nos ennemis eux-mêmes. Cette patrie, la France qu’il chérissait si ardemment et dans les bras de laquelle il espérait mourir, il n’obtint même pas d’y rester ! Et lorsque ceux qu’il avait sauvés ob­tenaient un avancement considérable, le grade d’of­ficier au moins, il était seulement promu adjudant sous-officier dans le 42e de ligne… Quelques années plus tard, miné par le chagrin, il terminait sa noble carrière… gendarme en Corse !…

Que ce souvenir d’amitié fraternelle te parvienne dans la région glorieuse qui est après cette vie amère, le séjour des grands cœurs comme le tien ; puisses-tu y voir cette vieille et loyale franchise que tu sus jadis apprécier; j’espérerais, alors, te voir encore entreprendre une nouvelle croisière au secours des quel­ques Cabrériens qui, comme moi, sont restés sinon à Cabrera, au moins dans une triste solitude, afin que les martyrs de la querelle des rois soient tous réunis enfin dans le séjour de la liberté.

Ces évasions successives jetèrent l’alarme parmi les marins espagnols, et firent redoubler de surveil­lance ; les Cabrériens, de leur côté, semblèrent se redresser de leur apathie. On trouva pendant quel­ques jours des groupes s’entretenant à voix basse ; mais bientôt toute émulation s’éteignit de nouveau, les officiers seuls ne se laissèrent point abattre. Ils se prirent à vouloir sortir de Cabrera à tout prix. Une infamie fit aboutir d’une façon sinistre une de leurs tentatives.

Ils s’étaient mis à l’œuvre avec un courage et une discrétion sans exemple. La barque sur laquelle ils avaient placé leur suprême espérance était terminée ; nul de nous ne connaissait leur secret. Ils attendaient un moment favorable pour se livrer à la mer, lors­qu’un misérable découvre l’anse où, cachée dans les herbes, stationnait la barque, fruit d’une patience merveilleuse ; il court au commandant de la chaloupe canonnière et lui révèle le secret. Celui-ci, sans per­dre de temps, envoie quelques hommes qui, avec leurs haches, eurent bientôt détruit la planche de sa­lut sur laquelle comptaient nos officiers.

Ce Judas, qui je crois n’était pas Français, mais à coup sûr indigne de l’être, acheta, sans doute, quelque misérable faveur par cette lâcheté; quoi qu’il en soit, nous ne le revîmes point à Cabrera, et bien lui en prit ; car dans le premier moment d’indignation, c’en était fait de lui !

Malgré cet échec pénible, les officiers conservèrent l’espoir de s’évader tôt ou tard.

Quelques mois après ils ont vu le moment de réus­sir dans leur dessein. Malheureusement pour eux, nous étions tous intéressés à le faire échouer ; car leur salut nous donnait la mort, et la mort causée par la faim !…

Cette fois ils avaient imaginé de s’emparer, non de la barque à l’eau comme les braves marins que nos vœux accompagnèrent, mais de la barque aux vivres.

Depuis quelques jours la mer était grosse, et la barque aux vivres était obligée de rester dans le port après des efforts inutiles pour aborder à Cabrera.

Tous ceux qui absorbaient dans un jour les vivres de quatre, et c’était le plus grand nombre, ne man­quaient pas, quand arrivait le jour de distribution, de gravir la montagne, afin de jouir, du plus loin possible, et dans des transes infinies, de la consolante apparition. Mais ce jour-là, le spectacle des Cabrériens avait quelque chose de déchirant. Tous ces malheureux presque nus couronnaient le sommet de la montagne, les regards dirigés vers le même point… haletant d’effroi et d’anxiété. Leurs physionomies of­fraient l’expression d’une terreur indicible, lorsque la barque repoussée s’éloignait encore. Cette terreur affreuse disparaissait, il est vrai, en partie, lorsque la barque se rapprochait ; mais c’était pour s’accroître l’instant d’après, par une nouvelle évolution rétro­grade.

Si des raisons particulières ou les prescriptions du comité de discipline, formé par quelques officiers et un délégué espagnol, appelaient dans une autre par­tie de l’île, c’était, en quelque sorte, un entr’acte du terrible drame muet qui se déroulait sous nos yeux, et dont le dénouement acquérait, à chaque instant, une importance nouvelle. On quittait sa place en je­tant un regard désolé sur la barque, on descendait le flanc rapide de la montagne; et toujours courant l’on remontait aussitôt qu’on le pouvait, poussé par ce mo­bile effrayant… de voir la vie s’avancer.

Pour mon compte, j’ai fait plus de dix fois cette ascension qui eût anéanti l’homme le plus vigoureux; et pourtant, selon mon habitude, je n’avais pas mangé depuis quatre jours ; mes forces étaient depuis longtemps délabrées,… et la barque n’arrivait point…

Quand vint le sixième jour, comme rien n’était changé à notre sort, nous nous laissâmes tomber sur notre grabat, désespérés de vivre, et commençant à songer plus sérieusement que jamais que notre heure était venue. Pour que le temps marchât avec moins de lenteur, nous essayâmes de dormir. Je l’ai dit déjà, nous recherchions dans le sommeil l’oubli des tor­tures que nous éprouvions; c’était là seulement que nous espérions trouver un peu de calme : hélas ! bien souvent ce sommeil bienfaisant, imploré avec tant d’ardeur, n’était qu’une nouvelle déception…

Nous fûmes bientôt plongés, pour la plupart, dans cette prostration effrayante qui est quelquefois le pré­lude de la rage, sinon le dernier terme de l’existence.

Néanmoins, pour beaucoup, le repos fut salutaire, et rendit la faim moins impérieuse.

Je me souviens qu’en m’éveillant l’idée me vint, énergique comme un dernier espoir, que le pain nous serait distribué le jour suivant.

Le lendemain l’on pouvait contempler un specta­cle curieux. Ces hommes qui la veille avaient désespéré, et s’étaient couchés en disant adieu à la vie, paraissaient renaître de la mort, avec des forces nou­velles et quelque grand encouragement !

Ils montaient… nous montions avec une vitesse in­croyable. On eût dit que nos yeux surexcités par la fièvre perçaient la montagne, et voyaient au delà, tant nous paraissions sûrs du résultat ! Cela paraîtra peut-être incroyable, une espérance si acharnée ? C’est réel pourtant… n’était-ce pas notre frêle et unique abri contre la mort !…

La barque se trouvait dans le chenal; mais la mer toujours houleuse rendait l’entrée du port pleine de périls. Aussi, le patron Jouenne, homme plein de prudence, louvoyait et ne s’exposait pas. Enfin, après plusieurs tentatives infructueuses, il y renonça en nous faisant entendre qu’il allait s’enfoncer dans une petite crique, qui se trouvait de l’autre côté de l’île.

Chauffourd était de corvée pour notre petite es­couade ; mais après son départ nous courûmes sur ses pas, aimant mieux l’accompagner que de l’atten­dre. Lorsque nous arrivâmes près de la mer, l’on com­mençait à opérer le déchargement. Tout le monde, ou peu s’en faut, était là. Tout à coup, les officiers débouchent, une centaine à peu près, du creux d’un rocher, se précipitent sur la barque, jettent les Es­pagnols à la mer, et se disposent à prendre le large…

Nous allions voir s’échapper ainsi notre ressource suprême : les officiers emportaient le pain qui devait nous empêcher de mourir !… Nous ressentîmes un frisson plein d’angoisses : et la bouche béante, nous regardions d’un air de stupéfaction indicible leur ten­tative audacieuse, lorsqu’un sergent s’écria : « Nos of­ficiers nous tuent, camarades ! Défendons-nous ! », et ramassant une pierre il la lance vers eux. Il n’en fallait pas davantage. Cet exemple fut suivi par tout le monde, et les officiers furent lapidés avant d’avoir fait un mouvement. Ils se jetèrent promptement à la nage et gagnèrent le rivage, non sans peine: heu­reusement, nous fûmes distraits de cette exécution par la distribution, qui recommençait ; car leur sup­plice eût duré plus longtemps ! Malgré cela plusieurs officiers eurent, dès lors, cessé de souffrir !…

Ce résultat, qu’il m’est impossible d’appeler fu­neste, fut dû à leur imprévoyance; s’ils avaient songé à couper un petit câble qui retenait la barque, ils se trouvaient, en un instant, hors de notre portée. Nous nous serions alors trouvés en butte aux vengeances espagnoles : nous nous souvenions encore que depuis la disparition de la barque à l’eau, nous n’en avions plus reçu.

Les vivres étant distribués, la barque repartit: nous ne songions pas que Jouenne nous gardait ran­cune; il ne tarda guère à nous en donner des preuves.

Deux capitaines faisaient alternativement le ser­vice de Cabrera : celui dont j e viens de parler, et un autre nommé Mathéot.

Ce dernier, honnête homme et d’un cœur excel­lent, avait en quelques circonstances acquis des droits à notre gratitude. Il se distinguait, surtout, par l’exac­titude la plus scrupuleuse. Le quatrième jour, nous le vîmes, sans surprise, aborder à Cabrera ; mais le tour de Jouenne vint bientôt nous montrer sa per­fidie !

Le quatrième jour, la barque n’arriva point. Le cinquième et le sixième se passèrent à attendre vai­nement !…

Nous allions au sommet de la montagne dès le matin, et là, nous étendant sur le sol, les regards fixés vers Majorque, nous restions silencieux et im­mobiles… Ceux qui absorbaient en un jour tous leurs vivres commençaient à mourir ! Tout le monde, du reste, était à bout; une migraine atroce nous torturait et nos membres alanguis et décharnés nous refusaient tout service. Le septième jour arrivait à sa fin.

Le curé Damien ouvrit alors l’avis de tuer Mar­tin… La faim avec toutes ses horreurs ne put nous faire envisager cette proposition de sang-froid : c’é­tait à qui se rappellerait les qualités de ce pauvre animal, les services qu’il nous avait rendus ; son dévouement… Enfin !… Il fut sacrifié !

Chaque homme reçut trois quarts d’once de sa chair, avec laquelle nous fîmes un bouillon qui nous procura quelque soulagement.

Singulière puissance de la sympathie que, là-bas, loin du monde, nous éprouvions pour ce pauvre Martin, notre fidèle ami et serviteur ! Je me souviens d’un serrement de cœur inexprimable en absorbant ce mets étrange ; et comme si c’eût été de la chair hu­maine, je frissonnais comme d’un crime…

Ce sentiment fera peut-être sourire, car on res­tera tout à fait en dehors du véritable point de vue qui nous le rendit si naturel. Mais, interrogez les quelques Cabrériens qui traînent encore en France leur existence pénible, et ils répondront à votre sourire ironique, en essuyant une larme que ce souve­nir leur arrachera.

Enfin huit jours s’écoulèrent sans que notre po­sition fût changée… Nous allions donc mourir de faim ?…

C’est alors que Desessarts se tournant vers Chauffourd lui dit d’un ton ferme: « Tiens, mon ami, je vois que les Espagnols nous ont condamnés à mourir de faim et veulent nous réduire à nous dévorer les uns les autres.

Je ne veux point attenter à tes jours, mon pauvre Chauffourd, ni toi aux miens ! Mais, comme nous n’avons pas de maladie, le premier qui succombera servira de pâture aux survivants… »

« Pour moi, j’aimerais mieux mourir que de me nourrir de la chair de mon semblable ! Ah ! Jurons plutôt de nous tuer, lorsque les souffrances, devenant trop atroces, pourraient nous faire redouter l’ac­complissement de ces horreurs. Nous le jurâmes tous les quatre… Hélas ! il y en avait qui n’auraient pas eu ces scrupules !

Après cette résolution suprême, nous nous trou­vâmes moins torturés par nos malheurs présents. La faim eut, si l’on peut parler ainsi, de plus douces violences. Une lueur du passé éclaira pour un ins­tant nos âmes, nous dîmes un adieu cruel aux figu­res sacrées que nous venions d’évoquer pour la der­nière fois…

La famille ! La patrie ! Ces deux divinités révé­rées… dont le culte pieux offre tant de douceur ! Nous eûmes un moment d’orgueil en songeant que nous avions souffert pour notre patrie, que nous mourions pour elle et que jamais une imprécation n’était venue ternir la pureté de notre martyre !

Quoiqu’il en soit, nous étions déjà, pour la plu­part, dans l’affaissement de l’agonie !

J’imagine que le patron Jouenne aura fait un rapport vindicatif au capitaine général de Palma et que nous aurons été condamnés à cette infernale pu­nition.

Nous n’avions pas mérité ce traitement, grand Dieu ! puisque c’était grâce à nos efforts que le projet des officiers avait échoué. S’il y avait des coupables… c’étaient les officiers et non pas nous ; c’était donc sur eux que devaient retomber les châtiments… Mais je veux raisonner selon la justice, et les Espagnols avec nous n’ont jamais écouté que leur haine ! Le matin du neuvième jour était arrivé. Notre anéantissement était effrayant ! À peine avions-nous conscience de notre existence, et dans notre cerveau, plein des hallucinations d’une fièvre brûlante, se tra­çaient les tableaux les plus fantastiques ! Diverses circonstances de notre vie reparaissaient, pour ainsi dire, tangibles ; mais dans des proportions étranges ! Le dî­ner simple de la barrière, suivi de quelque joyeuse contredanse, se transformait en festins somptueux et en soirées éblouissantes !

Seulement alors, on éprouvait la contrainte péni­ble, par exemple, quand on a bien faim, d’attendre l’heure de se mettre à table, et d’en être réduit à cou­ver des yeux, indéfiniment… les mets qui vous atti­rent le plus !

Étendus, mes compagnons et moi, dans notre grotte souterraine, nous songions peut-être passivement en­core ; mais nous n’avions plus d’activité…

Tout à coup : « N’as-tu pas entendu, Chauffourd ? » m’écriai-je réveillé en sursaut.

« Entendu…? — Quoi…? » demanda-t-il.

« Mais, ce cri qui vient du port… ! »

« Non ! » fit-il brusquement, et il reprit son rêve inachevé…

Pour moi, je prêtai toute mon attention, et j’attendis… Cela ne dura qu’un instant; car à peine me demandais-je qui pouvait ainsi troubler la tranquil­lité de notre tombeau, que les clameurs recommencèrent…

C’était quelque chose de saisissant, comme l’ex­pression d’un délire universel ! Je remuai mes com­pagnons, et leur indiquant du geste le côté vers le­quel se trouvait le grand camp :

« Entendez-vous ? »

« Sont-ils encore engloutis sous une tempête ? » cria Desessarts.

« Oh ! non », m’écriai-je; « car ce sont là des cris de joie…! »

« De la joie ! », dit alors Chauffourd en se dressant, l’œil en feu « Oh ! Si c’était du pain… ! ! ! »

Et sortant aussitôt et nous glissant avec effort le long des tentes du grand camp, plus rapprochées du rivage, où le bruit augmentait mêlé de quelques vo­ciférations, nous ressemblions à ces êtres évoqués par quelque fée pour intimider les mortels : qui ont la forme d’un squelette, les yeux étincelants, et qui vont par les sentiers abruptes former quelque diabo­lique sabbat !

Une fois que ce pain, pour ainsi dire inattendu, fut distribué, nous nous retirâmes dans notre grotte en l’emportant précieusement, et sans le dévorer en route !

On dirait que l’homme est fait ainsi, que pour sa­vourer une joie immense, il lui faille ses aises. C’est ainsi, par exemple, qu’une lettre impatiemment at­tendue, reste intacte sur notre cœur, le temps de ga­gner le lieu ou la promenade que nous affectionnons.

C’est que dans ces circonstances suprêmes, on veut, pour ainsi dire, se mettre à l’abri du hasard; et on ne court dans ce lieu isolé et connu que dans la crainte d’être distrait du plaisir qu’on se promet par quelques préoccupations extérieures.

Notre faim semblait avoir disparu : notre poitrine se dilatait !

Nous partageâmes nos quatre rations avec une mi­nutieuse exactitude ; puis, nous étant étendus dans la posture accoutumée, nous commençâmes à nous livrer à notre appétit.

Nous mangeâmes sans avidité, avec délices, mais sans répit, tout le jour : jusqu’à ce qu’enfin la dis­parition complète de nos vivres vînt refroidir notre courage… Notre gourmandise n’eut aucun résultat fâcheux ; il n’en fut pas de même au grand camp, où beaucoup s’étouffèrent par trop de voracité.

Ce fut à peu près vers cette époque que nous quit­tâmes notre caverne, et la baraque que nous avions construite auprès, pour nous rapprocher de notre compagnie. Elle occupait la colline qui dominait le chemin de la cambuse, à quelque distance de la chapelle. Cette colline offrait, pour principal attrait, d’être située en face de la rade. Nous nous trouvâmes ainsi plus près du fort et, par conséquent, plus à même d’y monter le quatrième jour.

Parlerai-je des actes coupables que commettaient, rarement, il est vrai, mais enfin, que commettaient parfois quelques Cabrériens ? La misère sapait les âmes et les diminuait; la faim étouffait parfois l’hon­neur !

J’en citerai un seul exemple : un camarade, nommé H…, qui s’était séparé de nous, profita, un jour de distribution, de l’absence de quatre hommes de sa ba­raqué pour s’emparer de leur pain, et avisa aux moyens de se l’approprier. Les victimes de ce vol odieux l’ayant surpris, se saisirent de sa personne, et le conduisirent avec les pièces de conviction devant l’un des commissaires. Celui-ci, après lui avoir montré tout ce que sa conduite avait d’infâme, car c’était un véritable homicide, manda quatre gendarmes et un schlagueur pour lui faire appliquer vingt-cinq coups de savate…

Chauffourd, Dubreuille, Nérelle et Desessarts fu­rent les gendarmes, moi, je fus schlagueur; mais au lieu de vingt-cinq coups de savate (nous n’en avions pas), je lui administrai vingt-cinq coups d’une racine grosse comme le doigt et longue de deux pieds.

Il est inutile de dire que j’ai adouci la punition autant que j’ai pu, saisi d’horreur pour le crime de cet homme ; mais, me souvenant avec effroi, des pensées terribles exprimées naguère par les plus gé­néreux de notre baraque.

Quoi qu’il en soit, H… ayant reçu sa correction, et ceux qui l’avaient amené étant partis, nous l’em­menâmes avec nous, en le moralisant à la manière du soldat : c’est-à-dire, en quelques paroles énergi­ques, après lesquelles il y a oubli de la faute, s’il y a sincérité du repentir…

« Camarade, fais comme moi », lui dis-je cordia­lement, « je mange tous mes vivres le premier jour, et puis après… ma foi, j’oublie, si je peux ; car mes pensées ne sont pas gaies… mais je préférerais ava­ler un pruneau que de dérober une gourgane à un particulier ! Nous t’avons estimé tant que tu n’as pas dérogé à l’honneur du soldat français… reste avec nous. »

Il y resta en effet pendant six semaines, taci­turne, ne sortant que pour faire ses corvées ; au bout de ce temps il nous quitta de nouveau, pour se join­dre à une vingtaine de malfaiteurs qui s’étaient associés pour le vol…

Cette nouvelle infamie ne lui réussit guère, car au bout d’un mois il tomba entre nos mains avec deux de ses acolytes. Nous les conduisîmes tous les trois sur ce que nous nommions la place du Palais Royal, où ils furent attachés à des piloris de hauteur d’homme.

La fatalité parut concourir à perdre ce malheu­reux H… Un commissaire espagnol était à Cabrera au moment de son arrestation, il saisit cette occasion d’exercer un acte de cruauté auquel je n’ai pas be­soin de déclarer que nous ne nous associâmes point, bien que nous fussions seuls intéressés à épouvanter les voleurs.

Je veux le raconter, car c’est encore un de ces traits sous lesquels la haine que les Espagnols nous portaient, apparaît dans tout son jour. À côté de la torture qu’ils nous faisaient subir en masse, ce délé­gué, saisissant le prétexte qui s’offrait à lui, et comme pour accomplir un acte de justice, y soumit plus par­ticulièrement le malheureux H… et ses complices. Ils étaient attachés à ces piloris de la place du Palais-Royal, pour subir la honte d’une exposition publi­que; l’Espagnol apprend ce qui s’est passé, il désire savoir d’eux les noms encore ignorés d’autres cou­pables. Quelques soldats espagnols lui servent d’es­corte, il emploie d’abord divers moyens de douceur pour obtenir des révélations, mais en vain ; il ordonne à ses gens de leur couper le bout de l’oreille, ce qui s’exécute avec aussi peu de succès… Alors, il ordonne de leur passer à la gorge un nœud coulant muni d’un tourniquet, puis il fait serrer, et puis encore…

Déjà leurs yeux s’injectaient de sang et sortaient de leurs orbites… leur figure était livide !… H… fait signe qu’il va parler, — nous crions grâce !… on le délivre… Il était trop tard : il s’affaisse et semble expirer.

Ce spectacle nous avait pénétrés d’horreur : nous aurons peut-être à nous reprocher la cruauté de la colère, dans un premier moment d’exaspération ; mais, cette cruauté froide, cette torture empruntée aux siècles de barbarie et que la civilisation a fait disparaître, renaissant sous nos yeux, nous apporta une douleur de plus : douleur poignante ; car il nous semblait que nous avions accepté la solidarité de cette barbarie en en restant les spectateurs muets et résignés… Le crime du coupable était effacé de notre mémoire. Il n’y avait plus qu’un Français assassiné par les Espagnols ! Comme nous déplorions notre impuissance !… Hélas ! elle n’était que trop réelle : aussi nous éloignâmes-nous pour la plupart de ce lieu d’horreur au moment où le délégué espagnol ordon­nait à quatre hommes de sa troupe de porter le ca­davre sur la colline des morts et de l’enterrer. Cet ordre s’exécute, on prend les restes du malheureux H…; mais durant le trajet ses membres tressaillent !… Était-ce le dernier terme de son agonie ? Un des quatre hommes s’enfuit épouvanté ; mais les au­tres continuent d’accomplir leur mission. Arrivés au sommet de la colline, ils creusent une fosse peu pro­fonde, y déposent le corps frémissant, le recouvrent de terre, et pour plus de sécurité, ils roulent dessus une pierre énorme.

Les deux autres malfaiteurs avaient été relâchés, mais la leçon leur fut inutile, car à quelque temps de là, surpris au moment où ils allaient pénétrer dans un jardin, ils furent broyés à coups de pierres !

Cet exemple terrible et déplorable autant que né­cessaire rétablit enfin la sécurité : nous n’entendîmes plus parler de leurs complices.

Il nous restait bien encore quelques voleurs de feuilles de chou ; quand nous les attrapions, nous les conduisions à M. Vial, capitaine de dragons qui était alors gouverneur; et ils étaient condamnés à deux heures de carcan avec les objets volés attachés au-dessus de leurs têtes.

A ce point de mon récit, je suis obligé de faire un pas en arrière, afin d’embrasser le passé en quelque sorte d’un coup d’œil. Jusqu’ici j’ai ra­conté les effets de la misère et du dénuement; je n’ai pas assez tenu compte des causes qui les avaient produits. Me laissant aller au cours de mes souvenirs, je n’ai point coordonné mon récit tel qu’on voudrait le voir peut-être ? L’artiste est resté au-dessous de sa tâche… Les détails offrent, sans doute, de l’intérêt; mais le tableau général, — où se trouve-t-il?… Vieillard compatissant, n’avais-tu pas promis l’histoire des Cabrériens martyrs ? — Comment se fait-il que ce soit plutôt l’histoire d’un homme que tu ra­contes ? — Comment se fait-il, que te plaçant de côté, tu ne donnes qu’une partie de cette sombre toile que tu nous promettais, et dont on ne peut des­siner les grands traits qu’en l’envisageant de front et dans son ensemble ?

Mais je m’oublie ; ces critiques que je redoute, je ne les essuierai point. Mes pauvres compagnons aux­quels ce récit s’adresse, me sauront gré de mes ef­forts et suppléeront facilement à leur impuissance. Eh ! mon Dieu ! un mot, pour eux, ne rappelle-t-il pas toute une histoire ? Ne suffit-il pas, ô mes amis ! dites, pour arracher vos larmes sympathiques, de vous citer des faits connus de vous seuls et qui vous montrent un ami, un frère, venant vous adresser un souvenir de cette vieille amitié, amitié sainte et sa­crée qui a pris naissance dans notre longue communauté de souffrances ?

Quant à ces autres amis aussi que la connaissance de notre malheur poussera à en sonder les secrets, ils seront touchés quand même : mon cœur vibrant au souvenir du passé m’en assure. Qu’exigeraient-ils d’un vieillard qui les entretient de son martyre passé, afin de s’endormir hélas ! à ce martyre nouveau et de chaque jour, conséquence inévitable d’un isole­ment bien triste et de forces délabrées.

Un mot cependant : quand nous fûmes déposés dans cette île déserte et aride dont l’aspect morne navrait le cœur, nous étions déjà, pour la plupart dans un grand anéantis­sement physique et moral. Trois mois de séjour sur les pontons, que j’ai essayé de décrire; en fallait-il davantage à des infortunés qui avaient subi toutes les conséquences d’un revers dans la fanatique Espagne ?

Placés dans un pays fertile et attrayant, je ne parle pas de la patrie, je doute que nous eussions pu re­naître sans un temps bien long à cette activité ner­veuse qui distingue les Français. À plus forte raison, privés de tout agrément, que dis-je ? de tout ce qui était strictement nécessaire à notre existence, nous dûmes tomber plus avant encore dans cette incurie et ce marasme qui succèdent à l’espérance. Sauf les premiers jours où une curiosité maladive nous fit parcourir notre désert pour en bien connaître tous les points, ou peut-être encore poussés par cette ar­rière-pensée que nous allions découvrir quelque chose d’heureux, nous nous plongeâmes dans le sommeil qui seul nous apportait quelque soulage­ment en nous arrachant à l’agitation de nos pensées.  Lorsque cette jouissance, en quelque sorte pas­sive, nous manquait, nous allions fouiller dans nos huttes pour prendre le pain du lendemain que nous mangions lentement et avec indifférence, jusqu’à ce qu’il n’y en eût plus… Hélas ! notre tête alourdie par la fatigue de notre estomac tombait alors, et pour plusieurs heures nous avions l’oubli tant désiré.

C’est là à peu près la gradation par laquelle nous en arrivâmes, en général, à manger nos vivres de quatre jours en un seul.

Je ne chercherai point à rendre la physionomie des trois jours suivants. Plusieurs milliers d’hommes que la faim assiège, offrent un spectacle terrible et navrant. On les voit courir çà et là, en faisant des mouvements désordonnés. Ils se couchent n’importe où, se cachent la figure en croisant leurs bras par­dessus, et essayent de dormir : ils ne le peuvent. Un ver les ronge… Ils se redressent, en plusieurs temps, en regardant autour d’eux comme s’ils cherchaient avant de quitter cette place une place meilleure. Ils se lèvent enfin tout à fait, font quelques pas en pa­raissant interroger l’espace qui les entoure avec l’inquiétude de la terreur… Leur cœur se gonfle et les étouffe. Ils exhalent un sanglot qui fait frissonner, tant il exprime de découragement. Ils pensent à vivre pourtant, et n’ont rien pour manger ; et sans manger l’on ne peut vivre. Ils baissent les yeux à terre, et cherchent avidement s’il n’y a pas quelque aliment ignoré. Ils remuent les pierres d’abord lentement, puis avec une espèce de fureur, et de nouveaux san­glots s’échappent de leur poitrine aride… Oh ! Mal­heur ! ces sanglots changent de nature… Comme la figure de ces malheureux s’altère sous les convulsions d’un mal subit, comme leurs membres sont agités violemment et par intervalles. Leurs bras pressent leur poitrine qui semble déchirée par la souffrance, et leurs yeux se portent en avant, d’abord en exprimant une douleur poignante et le découragement. Mais bientôt ils deviennent hagards et vitreux. Leurs bras qui, tout à l’heure, paraissaient un peu calmer la violence du mal en en comprimant le foyer, se laissent aller à l’a­bandon, et subissent toutes les secousses qu’ils ont un instant adoucies. Leur sanglot s’élève : on le pren­drait pour un râle horrible. Les malheureux tombent enfin, et se roulent sur le sol en grinçant les dents avec rage ! On croirait que ce sont des épileptiques, point; ces malheureux ont le hoquet à Cabrera… Voilà tout ! Ils en meurent quelquefois ; d’autres fois en grinçant les dents, la respiration se ralentit et le hoquet s’arrête ; d’autres fois encore en se roulant, ils rencontrent une herbe fraîche : ils l’arrachent, la mordent et la broient sous leurs dents agitées, aspi­rent tout ce qu’elle peut renfermer d’humidité, et sont soulagés… !

L’eau pure leur manquait pour remédier à ce mal atroce. Il n’y avait à Cabrera qu’une eau saumâtre qui brûlait la poitrine au lieu de la rafraîchir. Une faible source ne servait qu’à leur en faire sentir plus vivement la privation.

Pourtant c’est dans ce lieu qu’ils devront vivre désormais, les malheureux ! privés de tout ce qui est nécessaire à la vie; ils n’auront bientôt plus même les vêtements qui les abritent encore contre une température tropicale. Trop heureux mainte­nant, ils peuvent parcourir leur rocher et si, par hasard, ils rencontrent un ombrage, ils peuvent s’y étendre et dormir sous l’œil de Dieu ! Bientôt, beau­coup ne le pourront plus. Les vêtements qu’ils ont apportés, mûrs d’avance, ne résistent pas longtemps à ce frottement continuel de la pierre aiguë… Ils tombent en loques ! Leur corps amaigri apparaît sur plusieurs points. Sans courage pour se raccommoder, ou plutôt, sans moyens de le faire, ils sont bientôt dans un état de nudité qui augmente leur misère et en rend l’aspect plus terrible et plus sai­sissant. Voyez Cabrera, alors, et vous vous deman­derez quels sont les criminels odieux qu’on traite avec tant de dureté, sans doute ils ont commis les crimes les plus atroces : mangé des enfants, tué leurs mères ?… Non, mon Dieu ! ces malheureux sont des Français, prisonniers de guerre aux mains des Espagnols…

Le sommet de la colline située vis-à-vis de la rade, était le lieu le plus fréquenté. Couverte de ces in­fortunés que rien d’humain, en quelque sorte, ne caractérise, elle apparaissait de loin comme un de ces dépôts où les malheureux étalent les lambeaux sordides qu’ils ont ramassés dans l’ordure ! Mais ces êtres se meuvent et chose étrange, quoiqu’ils se con­naissent tous et se plaignent, la honte les saisit, leur nudité les déconcerte… Un mot terrible qui les dé­signe a été prononcé. Ces malheureux qui sont nus, ne sont plus des camarades auxquels on serre la main ; ce sont des êtres maudits qu’on évite, ce sont des rafalés !… Ce mot s’attache à eux comme un stigmate. Ils cherchent les lieux ignorés, s’y abritent contre cette infortune nouvelle, et n’en sortent plus. Il en est qui creusent des cavernes avec leurs ongles et s’y ensevelissent, en quelque sorte ; d’au­tres plus heureux en trouvent qui furent creusées par la nature.

Il y avait alors à Cabrera une masse effrayante de rafalés. Ils formaient la partie la plus misérable d’entre nous. Un nombre considérable de ces mal­heureux occupaient une grotte voisine de la cambuse. Ils ne possédaient en tout que deux vêtements dont ils se servaient tour à tour pour faire les corvées.

Du reste, entre tous, la différence était minime; à vrai dire, nous étions tous des ra­falés ! Plusieurs centaines d’entre nous ne possé­daient que quelques haillons. Depuis longtemps les chemises, les chaussures étaient effacées des mé­moires même les plus fidèles ! Ma garde-robe se com­posait d’une petite veste et d’un pantalon de drap que j’avais eu le bonheur de recevoir au commen­cement de notre captivité, dans un de nos canton­nements. Jugez dans quel état il devait être ? C’était un lambeau ! Beaucoup n’avaient qu’un des objets ; aux plus heureux, c’était la veste qui manquait. Je me souviens d’avoir vu, un jour, un phéno­mène à Cabrera, ce phénomène était un de mes camarades, nommé Senard, qui faisait durer sa ra­tion trois jours ! Je n’eus rien de plus pressé que de lui emprunter sa recette, dont je tentai vainement de faire usage; la voici : le premier jour il absor­bait trois rations de pain et ses gourganes. Le deuxième jour, il avait la force de diviser la quatrième ration dont il réservait la moitié pour le lendemain. Ceci est un trait de courage, dont il est peu de personnes en mesure d’apprécier la force convenablement. Il faut avoir été à Cabrera, et pen­dant six ans !

Senard, à la fin du troisième jour, avait faim, sans doute ; mais cette petite quantité de nourri­ture suffisait à le soutenir le lendemain, tandis que nous…

Un autre nommé Philippeaux, en avait pour deux jours seulement, au bout desquels il passait son temps à chercher des racines assez malfaisantes, mais que nous dévorions pourtant et que nous désignâmes sous le nom de patates. Il faisait encore la chasse   aux lézards comme je m’accoutumai moi-même à la faire aux souris et aux rats, que je prenais avec un piège  de mon invention.

Un jour ma chasse fut heureuse ; je pris un rat superbe ! Obligé d’aller chercher du bois, je le dé­posai dans la baraque, rêvant déjà aux douceurs qui m’attendaient au retour… mais en arrivant Dufour me donna cette agréable nouvelle :

« Desessarts a mangé ton rat… » — « Il a mangé mon rat ?… » m’écriai-je, avec un serrement de cœur inexprimable. A la vérité, c’était là une pilule un peu forte ; j’étais furieux ! Si je me suis bien fait comprendre, ma douleur sera facilement expliquée : le plus misérable aliment n’était-il pas pour nous d’un prix immense ?  Aussitôt qu’il parut, je lui cherchai querelle; il se mit à me rire au nez !… Ma colère redoubla : tous les trois éclatèrent !!!… J’é­tais stupéfait… quand, tout à coup, Desessarts va prendre mon rat qu’il avait caché et me le donne…

Décrire ma joie serait impossible, je pensai suf­foquer ! Je le lui aurais donné avec joie tout en­tier… Enfin prenant un mezzo-termine, je lui dis cordialement : « Camarade, merci à toi ! et mainte­nant à nous deux ». Sa cruelle plaisanterie lui valut de prendre part au festin préparé pour moi seul… Ne riez pas ! Quoique sans vivres depuis trois jours, il avait résisté à la tentation diabolique de le manger sans moi !… C’est là de la vertu, ou je me trompe fort.

Au milieu de ces misères dont je m’efforce de donner une idée seulement, car je sens qu’il fau­drait une main plus ferme pour en tracer le tableau complet, nous étions arrivés, Dieu sait comme, à l’année 1811.

Nous fûmes distraits de nos préoccupations famé­liques par un événement extraordinaire… Plusieurs bâtiments marchands entraient dans le port ! Grand émoi ! Terrible anxiété ! que venait-on faire dans un port désert ? Étions-nous enfin arrivés aux extrêmes limites des jours néfastes ? Quel changement heu­reux, ou mieux, quelle nouvelle déception nous présageait cette visite étrange ? Bientôt nous sûmes à quoi nous en tenir. Cette flottille venait chercher nos officiers pour les transférer en Angleterre. Ce jour-là, nous attendions la barque, elle arrive en effet; mais les Espagnols se refusent à débarquer les vivres avant le départ de ceux qu’on est venu chercher. Pourtant les officiers ayant représenté que nous n’avions pas mangé depuis quatre jours et qu’il fallait nous donner tout de suite au moins un pain par homme, on y consentit, puis nos officiers s’em­barquèrent sans regretter Cabrera.

Trois jours après un autre convoi vint déposer de nouveaux prisonniers dans la partie de l’île oppo­sée à celle où nous nous trouvions, malgré le refus exprimé à cet égard par le capitaine général de Palma. Saisi d’un mouvement d’humanité bien rare chez ses concitoyens, il ne pouvait se résoudre à accumuler un plus grand nombre d’hommes sur le rocher de Cabrera.

Comme nous avions été traités, ils le furent; on les abandonna sans pain !

Ces infortunés au nombre de douze cents, se ré­fugièrent du côté de l’île des Lapins, dans une grotte magnifique et spacieuse que son éloignement du port nous avait seul empêchés d’occuper.

Le lendemain de leur arrivée, on nous fit une dis­tribution cruellement arbitraire; c’est-à-dire, que nous ne reçûmes qu’une partie de notre ration ha­bituelle afin d’économiser celle des autres…

Nous ne murmurâmes point contre eux ; et pre­nant le Ciel à témoin de la dureté qu’il y avait à nous traiter ainsi, notre cœur nous montra ces camarades que moins d’habitude rendrait plus sensibles encore à de telles privations, et nous pleurâmes sur leur sort… le nôtre nous paraissant irréparable de­puis bien longtemps !

Le départ des officiers jeta quelque perturbation dans nos habitudes : en somme, il en résulta pour nous et pour les nouveaux venus un léger avantage. Nous nous emparâmes de leurs baraques qui étaient plus soignées et plus commodes que celles que nous quittions, et qui devinrent l’apanage de nos nouveaux frères en adversité !

Il y avait parmi ces derniers deux compagnies du 121e de ligne, qui formèrent un campement sur la colline où nous avions construit cette baraque superbe que l’orage nous força d’abandonner.

On le désigna sous le nom de petit camp, ou col­line du 121e.

La baraque dont nous nous étions emparés mes camarades et moi, était grande et belle; nous pûmes prendre quatre nouveauxcompagnons, sans nous met­tre à l’étroit : ce furent deux Français et deux Alle­mands appartenant tous les quatre au 122e de ligne.

Les premiers jours qu’ils passèrent avec nous furent pour eux féconds en surprises. L’absorption instantanée de nos vivres, par exemple, les jetait dans une extrême stupéfaction. Comment, disaient-ils, pouvez-vous manger en un jour deux pains entiers et seize onces de fèves, et rester ensuite trois jours à une diète aussi absolue ?.. Il leur semblait que nous devions ainsi mourir de gourmandise ou d’inanition !

Si nous leurs disions qu’ils étaient à bonne école, et que dans peu ils nous imiteraient, ils criaient à l’impossible; mais, à la vérité, ils faisaient comme nous au bout d’un mois !…

Des deux Allemands qui étaient avec nous, l’un était sapeur. Ce pauvre malheureux tomba dans un tel affaissement qu’il ne quittait jamais la baraque pour aucune corvée. Son camarade les faisait quel­quefois pour lui ; mais le plus souvent c’était nous-mêmes, surtout quand il s’agissait d’aller chercher du bois. Il y avait si loin, et puis, nous étions plus au fait… Ce pauvre jeune homme nous intéressait, et pour tâcher de le ranimer, nous voulions lui mon­trer notre sympathie ! Hélas ! C’était en vain ! Il res­tait auprès du feu du matin jusqu’au soir. Accoudé sur ses genoux et la tête dans ses mains, il s’abîmait dans ses rêveries…

Cela ne dura pas longtemps. Quelques jours encore, et nous le conduisions à l’hôpital où il ne tarda guère à mourir.

Son camarade fut moins affecté que nous de cette mort. C’était une de ces natures compactes que rien ne pénètre à fond !… C’était, du reste, une fa­veur du sort qui, le destinant à partager nos misè­res, l’avait doué du tempérament le plus convena­ble pour les surmonter.

Avez-vous éprouvé des malheurs qui vous aient assombri l’âme ? Vous sauriez qu’il est des jours où l’on ressent tout à coup et sans raison des impres­sions étranges et inexplicables: des rayons d’allégresse soudaine ! Est-ce le repos, ou le rêve de la nuit, qui a produit ce calme inaccoutumé ? On n’en sait rien; mais on le constate ; on se sent plus léger, mieux résolu. C’est alors qu’on envisage sa manière d’être et qu’on se sent disposé à accomplir les éner­giques réformes.

C’est ainsi que je me trouvai, un jour de distri­bution de cette lointaine année 1811. Je me sentais tout dispos et d’agréables pensées renaissaient, pour la première fois, depuis bien longtemps, dans mon cœur ! Je me dis alors, qu’une partie des souffrances que j’endurais provenait d’un manque absolu de prévoyance et d’énergie.

Pourquoi ne pas imiter la force de Senard, en conservant le pain du lendemain. Le nom de phé­nomène que je lui attribuais, n’était-il pas une ruse de ma lâcheté ?

C’en est donc fait ; désormais je dompterai une habitude funeste : n’y va-t-il pas de la vie ! Pour commencer, je mis mes gourganes à part, à tremper. Ce sera pour demain… ne tentons pas trop, d’a­bord, afin de réussir…

Effort pénible ! Je ne pouvais oublier que de suc­culentes gourganes étaient là sous ma main, à ma discrétion. Mon imagination leur prêtait une saveur inouïe, et comme argument péremptoire, elle me faisait voir une main furtive ravissant mon trésor, et mon économie ne servant qu’à provoquer une mau­vaise action !…

Je voulais des gourganes pour le lendemain : je tins ferme… Le soir était venu; et sur cette couche si dure où le sommeil m’avait si souvent apporté l’oubli et les rêves menteurs, pour la première fois, je ne pus fermer les yeux. J’entendais, à mon oreille, les gourganes se dilater…

 

Voyons-les un peu, ces pauvres gourganes que je néglige ; elles semblent me dire bonsoir ! Comme elles sont belles ! L’eau les a rendues plus grosses : goûtons-y… Une ou deux cuites sous la cendre… c’est bien peu, que je serai content de moi de­main !…

Hélas ! Cuites à point, je les trouvai si délicieuses que… enfin, je l’ai dit, déjà, on le voit : c’était la vie au jour le jour, dans sa plus fatale acception !

Il n’y avait plus moyen de penser au lendemain !

Plus je songe à ce temps plein d’horreur, plus mon étonnement s’accroît en présence de notre apathie !

Il me semble maintenant que nous eussions dû chercher plus de distractions, inventer des jeux, que sais-je ? Pour oublier !

Mais quand on n’espère plus, on n’agit plus, si ce n’est talonné par les aiguillons intolérables des pre­miers besoins. Les malheureux ignorent l’enthou­siasme, et nous étions si malheureux !

 

Ici, j’éprouve le besoin d’abandonner un instant mon vieil ami, pour émettre sur son compte une ré­flexion qui m’est souvent venue à l’esprit en parcourant avec lui les différentes phases de sa cruelle Odyssée. Je me demande quelle était donc la si­tuation des Cabrériens pour avoir pu plonger dans la torpeur un caractère aussi heureusement doué. Ceux qui l’ont connu dans sa jeunesse vantent en­core sa prodigieuse activité ; et maintenant, ce soldat qui vous confesse une apathie profonde, je le vois chaque jour utilisant des journées longues et péni­bles en accomplissant des tâches bien dures pour ses bras : il est joyeux ! Si toutefois l’on peut appeler ainsi cette douce, sérénité empreinte sur sa figure et que les ennuis d’une position pénible rendent plus saisissante encore. Jamais on ne surprendra chez mon ami un mouvement d’impatience ou d’aigreur. On dirait qu’il envisage désormais toutes les choses de ce monde à travers le prisme de ses souffrances passées ! Dans une circonstance unique j’ai vu sa physionomie exprimer un singulier attendrissement; des larmes perler à ses paupières desséchées… c’est le jour où mon affection pour lui s’est traduite par un serrement de main respectueux, filial ! Ce pauvre ami ! La souffrance : il en connaît les nuances les plus diverses et la sympathie lui a si longtemps manqué !

 

A Cabrera, qu’il devait souffrir ! Son cœur est affectueux et nous l’avons vu déplorer d’une ma­nière déchirante la mort d’un ami ; plus tard ses affections furent froissées dans l’île déserte. Des cœurs indignes de comprendre le sien finiront par le fermer. Il n’osera plus se livrer à l’amitié qui elle aussi a été pour lui une source de déceptions. Il ne con­servera qu’un seul amour, mais immense et embras­sant tout… l’amour de la France ! Plus tard il nous donnera une preuve de la grandeur de ce sentiment. Libre de fait, mais captif encore, un mensonge, au­quel il est étranger le faisant passer pour Allemand lui a permis de sortir de Cabrera… La haine des Espagnols contre nous est toujours aussi acharnée. Un mot peut donc le perdre… une question terrible lui est adressée alors : « Vous êtes Allemand ? » lui dit-on. « Moi », s’écrie-t-il, « je suis Français, je suis Français ! Que ce nom pour lequel j’ai tant souffert est doux à porter ! » ; et l’Espagnol, frappé de son accent, lui répond lentement, de l’air d’un homme qui songe et sans animosité : « Oui, tu es bien Fran­çais ! Oh ! Oui… »

Mais ce sentiment fera croître son martyre ; car tout amour vit d’espérance ; et l’espérance s’est échappée comme tout le reste, pour lui ôter la force de vivre. Mais alors, s’il m’est permis de scruter un peu la nature, cet anéantissement moral devait aussi lui enlever la force de mourir. Le moteur de ces existences atteintes, en quelque sorte de crétinisme, ne fut plus que ce sentiment brutal qui fait errer les animaux pour trouver leur nourriture… Ils cher­chaient leur nourriture; puis ils n’aspiraient qu’à oublier dans un repos plein d’hallu­cinations les vicissitudes de l’existence !

 

Mais écoutons mon vieil ami.

Un jour je fus saisi d’une faim canine ; il y en avait trois que je n’avais mangé ! Je souffrais à mordre les pierres… je me souvins, en ce moment, qu’un de mes cama­rades, d’un tempérament moins exigeant, avait par­fois de précieux restes. J’allai le trouver et le sup­pliai de me venir en aide, s’il le pouvait. Il mit à ma disposition quelques gourganes, à la condition de les lui rendre le plus tôt possible. Possesseur de ce trésor, je courus à ma baraque faire un bouillon avec de l’eau et un peu de sel, et je fus soulagé…

Quand la distribution prochaine fut faite, je n’eus rien de plus pressé que de courir avec mes gour­ganes chez le camarade. Je le priai instamment de prendre celles qui lui conviendraient, avec l’intérêt ; mais il ne voulut prendre que les petites et pas une de plus qu’il ne m’en avait prêté. « Me prends-tu pour un juif ? » me dit-il, le cœur gonflé.

C’était un Parisien du faubourg Saint-Marcel. Honneur et souvenir à toi, Legris !

Depuis longtemps déjà s’étaient introduites à Cabrera quelques améliorations. On avait essayé de cultiver les légumes que les marins espagnols apportaient quelquefois et qu’ils vendaient au poids de l’or !

On avait bêché une foule de petits carrés dans le sol rocailleux de l’île, qu’on décorait du titre pom­peux de jardins ! Que de courage et de privations pour s’en faire un ! Mais alors c’était une distraction et une jouissance…

Je voulus avoir un jardin ! Je commençai par em­prunter la bêche d’un marin de la garde qui de­meurait près de moi ; cet excellent homme me la prêta sans intérêt. C’est de ce moment que prit naissance une amitié nouvelle fondée sur une estime réciproque, et qui fut un heureux événement pour moi, comme la suite de cette histoire vous l’appren­dra bientôt.

 

Muni de la bêche, je me mis à l’ouvrage non pas le jour même; car la barque était venue… mais le lendemain.

Pour plus d’agrément et de sécurité, je résolus de faire mon jardinet derrière ma baraque. Une diffi­culté bien grande se présentait. La montagne avait, à cet endroit une pente rapide, et pour faire un pla­teau de quatre mètres, il fallait creuser à une assez grande profondeur, porter les pierres à l’écart et rapporter de la terre végétale ; au bout de quelques jours d’un travail acharné, ma tâche fut terminée. Il s’agissait alors de trouver les choux que je destinais à ce terrain… Mais là se trouvait la difficulté la plus épineuse ! J’étais dans le dénuement le plus absolu, et les choux coûtaient si cher ! Je crus enfin avoir trouvé le moyen d’utiliser mes labeurs que devait couronner un bien grand sacrifice. La barque arri­vera demain ; je vendrai une ration et j’aurai des légumes !…

La barque arrive en effet. Je dévore trois rations, sans retard… mais la quatrième mise à part est des­tinée à un autre estomac que le mien… Malheureu­sement je n’opérai pas la vente assez tôt : mon jar­din restait toujours vierge !

 

J’avais pourtant passé trois journées bien pénibles à faire ce jardin, sans manger; j’en étais venu à bout, et maintenant je ne pouvais en tirer parti !… c’était navrant !… Enfin, j’oubliais mon jardin, lorsqu’un jour nous aperçûmes, cinglant vers le port, un brick aux couleurs britanniques. Il venait nous jeter quel­ques restes à dévorer !… Cette fois, il nous fit distri­buer du biscuit ; mais il revint et comme il s’était aperçu que nous étions nus, il avait apporté en même temps des chemises, des pantalons de toile, et une certaine quantité de ces tricots que portent les marins.

Comme l’on nous avait embrigadés et que chaque brigade avait son chef de corps, c’était ce chef qui faisait la distribution des effets, après les avoir reçus de M. Balthasar, Espagnol, que le capitaine général de Majorque nous avait envoyé pour gouverneur. Mon lot consista en un pantalon. Or, comme le mien pouvait encore aller, j’échangeai ce neuf contre un de moindre valeur et je reçus une peseta en retour, c’est-à-dire, un franc. Comme il venait à propos pour mon jardin ! Il va sans dire que des effets qu’on nous distribua, il n’y en eut pas pour le quart d’entre nous… Les Espagnols avaient promis de nous vêtir pourtant et commencèrent en effet; mais de­puis quand la générosité est-elle l’apanage des bourreaux ?

Nous venions d’entrer dans l’année 1812. Les Espagnols crurent devoir envoyer une brigade à Ca­brera pour seconder la chaloupe canonnière. Il y avait avec ces troupes un moine nommé le père François. Semblable au bon prêtre de nos canton­nements, nous n’eûmes qu’à nous louer de celui-ci, nous le révérions comme un père et il nous entou­rait, en effet, d’une affection toute paternelle.

Il semblait écrit, dans le livre des destins, que nous nous trouverions toujours en butte à deux influences contraires. Le curé Damien s’était posé comme notre mauvais génie ! Il semblait avoir pris à tâche de nous désespérer, en nous enlevant par­ la haine qu’il nous inspirait, les consolations qu’ap­porte aux cœurs souffrants la religion dont il se di­sait l’apôtre !

Un jour que nous étions au fort en assez grand nombre, pour voir la barque arriver, nous ren­contrâmes le curé Damien qui remplissait, comme je l’ai dit, les fonctions de chirurgien, à Cabrera. Il nous aborda, le sourire de l’ironie aux lèvres, en nous faisant quelques questions insignifiantes.

Nous étions trop préoccupés d’une même idée pour ne pas amener la conversation sur notre captivité ; nous lui demandâmes donc si nous ne devions pas espérer de voir bientôt la fin de nos misères ?

Et lui, posant sa canne sur une pierre, et nous priant d’être attentifs, nous fit cette réponse barbare :

Quand cette canne fleurira,
Vous sortirez de Cabrera.

Nos vociférations firent taire sa voix; mais que pouvions-nous contre lui ? Le clergé en Espagne, c’est le pouvoir ! La lutte était impossible ; il fallait ronger son frein…

Le lendemain nous entendîmes le curé Damien raconter cette odieuse plaisanterie avec une joie fé­roce…

A partir de ce moment nous cessâmes d’aller en­tendre sa messe comme d’habitude. C’était la seule protestation qui nous fût permise, nous ne la lais­sâmes pas échapper.

Ce serait une erreur de croire que les Cabrériens avaient tous la même somme de misère, à l’époque où nous en sommes arrivés. Il se trouvait parmi nous des hommes qui, à force de courage et d’industrie, se créaient une existence plus tolérable.

Un maréchal-ferrant, entre autres, était parvenu, à force d’y songer, à fabriquer un soufflet de forge. Ayant, alors obtenu un boulet des marins de la fré­gate qu’il fréquentait, il put, à force de privations et d’économie, faire venir de Palma, un marteau et du fer pour travailler. C’était un homme d’une adresse merveilleuse dans sa partie ; il eut bientôt une petite forge toute montée : le boulet lui servait d’enclume. Après avoir commencé en petit, son in­dustrie prospéra et il se vit à la fin chef de deux ateliers, à la vérité très peu considérables.

Il y avait encore quelques négoces qui parvenaient à se faire jour. Il y avait des cordonniers, des fai­seurs de paniers, de cuillères de bois ; des fileurs au fuseau qui vendaient leur fil à raison de trente-six aiguillées pour un sou. Un de mes camarades nommé Leclerc, taillandier, achetait les cercles de fer des gamelles de bord et fabriquait des couteaux qu’il vendait trois sous. D’autres sculptaient des bâtons et les vendaient ; il y avait des marchands d’habits, que sais-je ? Chacun commençait à creuser son es­prit pour inventer des moyens d’améliorer son sort.

 

Les plus heureux étaient ceux qui, prévoyant leur destinée, avaient soustrait à leur arrivée quelques pièces d’or à la visite, soit en les avalant, soit…, mais les Anglais trouveraient l’autre moyen inexprimable !

Un moment arriva où nous possédâmes ce que j’appellerais pour une armée en campagne, l’iné­narrable agrément du troupier… Je veux dire la dé­licieuse cantine ! Nous en eûmes deux, nous en eûmes trois, tenues par des prisonniers au compte des Espagnols. On nous y vendait du vin, des mor­ceaux de viande salée et divers objets d’un luxe semblable… Mais que cette jouissance, qui n’était du reste à la portée que d’un petit nombre, nous pa­raissait misérable en présence de notre situation pleine d’horreur, de notre avenir incertain, de notre patrie lointaine, peut-être à jamais perdue et dont l’image nous apparaissait parfois vêtue d’une robe de deuil!

La place du Palais-Royal, terrain étroit et maussade décoré d’un nom somptueux, nous servait de marché. C’est là que nous allions vendre ou acheter du pain, des gourganes, des feuilles de chou et
même du poisson.

Le prix du pain variait chaque jour selon que la barque arrivait avec plus ou moins d’exactitude. Le prix ordinaire du pain de munition était dix sous ; il montait parfois jusqu’à vingt-cinq.

Les choses étaient dans cet état, lorsque nos offi­ciers partirent pour l’Angleterre, deux lieutenants sujets à des atteintes de folie périodiques nous étaient restés : l’un était Suisse et l’autre Italien.

Ces deux hommes pleins de bravoure, d’intelli­gence et de savoir, avaient inauguré leur carrière militaire par des actions d’éclat ; je crois pouvoir attester qu’ils avaient mérité d’être portés à l’ordre du jour. L’avenir le plus brillant paraissait leur être réservé. — Maintenant, peut-être, si le destin leur eût été propice, on les citerait parmi ces généraux de l’Empire qui attachaient à leur nom celui d’un champ de bataille. Hélas ! La fatalité appesantit sur eux sa main cruelle. Tombés comme nous aux mains d’un ennemi sans pitié, ils avaient dû se dé­tourner de ces brillantes perspectives qu’ils étaient de taille à envisager sans présomption. Mais en tom­bant dans l’abîme, leur cerveau avait éprouvé un choc funeste; puis les misères inouïes, les tortures physiques, et surtout les tortures morales avaient dérangé des organes plus déliés et plus sensibles.

 

Oh ! Qu’ils avaient dû souffrir, ces hommes d’une nature d’élite, dans les premiers temps de notre captivité ! Leur tristesse, leur morne silence, expri­maient tout leur désespoir, et l’on se sentait saisi d’une douloureuse sympathie en les apercevant étendus sur le bord de la mer, plongés dans des an­goisses affreuses…

Tel le marin qui s’est livré aux rêves magiques, en partant pour une expédition qui doit lui appor­ter gloire et fortune, et qui, arrivé dans la haute mer, se voit, tout à coup, assailli par une violente tempête. Il essaye en vain de lutter; la mâture est brisée, les flancs du navire sont entr’ouverts… Il sombre !… Notre pauvre marin se précipite dans les flots mugissants en recommandant son âme à Dieu ! Pendant quelques instants son énergie ne l’aban­donne pas ; mais quelle circonstance affreuse ! il se sent ballotté par les vagues sans rien voir, sans rien espérer… C’est alors que la Providence lui vient en aide ; ses idées l’abandonnent enfin ; il se laisse aller à l’aventure sans avoir conscience de sa situation, il meurt… mais il n’assiste pas à sa lente agonie .. parfois même il arrive qu’il se réveille sur le rivage, où le flux l’a déposé !…

Les deux officiers dont je parlais tout à l’heure, éprouvèrent, en quelque sorte, de semblables vicis­situdes. Leur imagination s’était plongée dans tous les circuits du dédale, sans apercevoir d’issue. Une terreur vague s’empara d’eux ; on les surprit en des monologues étranges, puis, un jour vint qu’ils re­prirent quelque sérénité… Ils étaient tous les deux atteints des symptômes de l’aliénation mentale… Ces symptômes se traduisaient d’une façon singulière­ment touchante et poétique, quoique diversement.

La folie du lieutenant italien se manifestait quel­quefois d’une façon mélancolique, d’autres fois d’une manière plaisante. Un jour il nous donna la comédie.

Saisi d’un accès, il met son habit à l’envers, se charge l’épaule d’une besace, pose son claque de travers, remplit de gourganes les poches de sa be­sace, et armé d’un bâton, il se rend au marché du Palais-Royal. Là, il étale ses gourganes sur sa besace et se met à crier : « Qui veut des gourganes ?… Les gour­ganes sont des coups de bâton !… Qui veut des coups de bâton ? Les coups de bâton sont des gourganes !… »

Il resta ainsi une bonne demi-heure, répétant toujours la même chose. La foule s’était amassée, mais je dois rendre cette justice à mes camarades que pas un mot désagréable ne lui fut adressé. Du reste, il ne fâchait personne, et chacun riait, au contraire, des drôleries qu’il débitait, et lui-même riait de nous voir rire d’un si bon cœur. Fatigué enfin, il regagna sa baraque située dans le quartier de la garde de Paris.

Cette baraque offrait quelque chose de bizarre. Elle comprenait quatre murs de la même hauteur construits en carré. Dans chaque muraille se trou­vait une porte. Le toit était à proprement parler un dôme renversé dont le sommet s’appuyait sur une colonne de pierre qui occupait le milieu du rez-de-chaussée, seule pièce de cette singulière construc­tion. Si quelqu’un lui avait demandé pourquoi cette espèce de bassin, où les eaux du ciel s’amassaient
quand il pleuvait ? Il aurait répondu, que c’était afin que les petits oiseaux pussent se baigner en passant et lui chanter quelques mélodies autrefois connues…

Les murs étaient enduits intérieurement d’une peinture blanche sur laquelle le lieutenant lui-même avait buriné quelques scènes champêtres pleines de douce mélancolie.

 

Hélas ! Le tableau que je viens de tracer n’est pas riant, sans doute, mais il émeut doucement et jette dans le cœur une empreinte qui n’est pas sans char­mes. Cet officier que la fatalité a poursuivi même au delà de l’abîme où il est descendu lentement, a conservé quelque chose de son premier état : la poésie ! On lui prend la main sans répugnance, avec empressement… On le console, on l’aime… Il y eut des Cabrériens qui tombèrent dans des aberra­tions plus funestes. Leur cœur trop longtemps dé­chiré se livra aux sombres pensées… Leur intel­ligence à peu près étouffée par l’atmosphère mé­phitique de la misère, n’opposa plus au sens bru­tal son frein providentiel. D’un côté, la mort leur sourit; de l’autre, l’appétit se réveille… La faim, le désespoir produiront un trouble affreux dans leur tête affaiblie : il en résultera une idée fixe inexpli­cable, horrible… mourir !… mais en essayant de conserver son existence ! Symptôme effrayant d’alié­nation parvenue à son dernier degré : le crime sera le moyen d’obtenir ce double résultat…

Un peu plus tard, en effet, s’accomplit un crime atroce qui vint pour ainsi dire ternir la sainteté de notre martyre ! Il y avait bien longtemps que nous souffrions; mais nos souffrances avaient été plus extrêmes, et jamais nous n’avions eu à courber nos fronts sous un sentiment de honte !..

Un horrible forfait vint couronner tant d’horreurs ! Un des nôtres (il n’était pas Français, mais il avait servi sous nos étendards), un Polonais, avait par­tagé sa baraque avec un cuirassier nouvellement arrivé à Cabrera…

Depuis plusieurs mois la plus grande intimité s’est établie entre eux. Cher ami des pontons de Cadix, mon cœur n’avait besoin d’aucun indice pour garder ton souvenir ; mais que de fois cependant, ne me suis-je pas dit avec attendrissement en voyant ces deux amis : L’autre et moi, nous étions ainsi ! Le cuirassier tombe malade. Quelques jours déjà se sont écoulés depuis qu’il n’a gravi la colline où vont causer et rêver le soir ceux qui conservent l’es­pérance ! Son camarade l’entoure de soins affec­tueux ; il paraît si abattu qu’on croirait que c’est lui qui souffre !…

Un matin que le pauvre jeune homme se laissait aller aux mélancoliques pensées que jette dans le cœur d’un malade les rayons du soleil levant, son ami s’approche, le visage empreint d’une ardente commisération, et l’engage à rassembler toutes ses forces, pour sortir un peu, en s’appuyant sur son bras : c’est le meilleur remède qu’il puisse tenter désormais… le malade obéit à cette touchante solli­citude…

Je me rappelle encore sa démarche languissante… Le sentier qu’ils suivent les isole bientôt; alors Caïn tire un couteau !.. Et l’homme demi-mort qu’il sou­tenait tout à l’heure expire sous ses coups !

Ce n’est pas tout ! Il fallait que ce crime atteignît des proportions inouïes !

Ce maudit (un terme plus juste m’échappe), qui avait conçu, médité et exécuté de sang-froid ce meurtre odieux, se baisse alors sur ce cadavre fré­missant encore sous les pulsations de la vie. Et ce poi­gnard qu’il a plongé tout à l’heure dans le cœur d’un ami, il le promène maintenant dans des entrailles fu­mantes, dont il s’empare et dont il va se repaître ?… Mais Dieu, sans doute, ne le permettra point !…

En effet il a été aperçu par des prisonniers qui re­venaient de chercher du bois. Ils accourent prévenir la garde espagnole. Trois hommes sont désignés ; ils explorent le théâtre du crime ; puis, incontinent, l’on se présente dans la baraque du Polonais !…

 

Il s’occupait à préparer son abominable repas ! On s’empare de lui ; on le confronte avec sa victime : il avoue sans hésitation comme, sans repentir !…

Alors on le conduit à la cambuse où l’on dépose le pain quand la barque arrive, et on le force d’être toujours assis en lui liant les mains sous les genoux. Un procès-verbal est envoyé à Palma, et l’on attend… Pendant huit jours il est resté dans cette position. Tout le monde pouvait entrer près de lui et l’on s’y rendait en foule.

C’était pénible de voir la honte et la douleur des autres Polonais… mais redressez vos fronts, camara­des ! La honte est personnelle, et nous ne cesserons point de vous traiter en frères !

Un jour, un brigadier, son compatriote, l’interro­gea, en ma présence, sur les motifs qui l’avaient poussé à commettre son crime. Il répondit seule­ment : « J’avais faim… Ce n’est pas le premier… Je veux mourir !.. »

Enfin, arrive la condamnation à mort. Le com­mandant de la chaloupe canonnière désigne qua­tre hommes qui s’emparent du meurtrier et le con­duisent sur la colline des Dragons, pour être fusillé… Ils  tirent à bout portant, et terminent le plus promptement possible ses souffrances infinies…

Je l’ai vu passer pour aller au supplice, et je puis dire que son air respirait le contentement d’un homme heureux d’en finir à quelque prix que ce soit !

 

Vous m’avez souvent demandé, continua le vieil­lard après une pause, s’il y avait des femmes à Ca­brera ?… Il y en avait ! Malheureuses, comme nous, et souvent plus courageuses, elles paraissaient moins abattues…

Le départ des officiers avait donné lieu à une triste infamie. Un prisonnier, un Polonais… vendit pour soixante francs celle qui, jusque-là, avait sup­porté la moitié de ses infortunes…

Que ce fait, à lui seul, me semble une peinture énergique de l’état affreux dans lequel nous étions tombés !

Un autre prouvera plus vivement encore que les tendres sentiments de l’âme, sa dignité, étaient chez beaucoup, détruits complètement.

Un Catalan fait prisonnier dans nos rangs parta­geait notre destin. Cet homme avait au pays une femme jeune et belle, dont l’éloignement torturait son cœur vivement épris… Parfois des larmes, dont on devinait le motif, sillonnaient son visage : il dépérissait ! Or, un jour, arrivait à Cabrera, dans une barque de pêcheur, la jolie Catalane (c’est ainsi que nous la désignerons), la femme de notre compagnon d’infortune !

Elle, gracieuse et faible, avait tout quitté, pour s’ensevelir, avec un époux chéri et regretté, dans un affreux désert !..

Ah ! me direz-vous, le sort de ce prisonnier est digne d’envie ! Le dévouement qui atteint de pa­reilles limites doit remplir de douce joie les journées jusque-là pénibles ? Il dut y avoir, dès lors, une charmante exception sur votre rocher ? Vous avez raison : il y avait un homme qui battait sa femme !

Voilà où nous étions, tombés…

Mais il me semble entendre ce cri partir du fond des âmes généreuses : pourquoi, lorsque vous citez des traits infâmes, le nom Polonais, ce nom infor­tuné et glorieux, revient-il si souvent sous votre plume ?..

Ah! C’est qu’il me semble que rien n’est plus ex­pressif que de dire, en faisant le tableau de nos souffrances : Voyez, les Polonais eux-mêmes, ce type immaculé de l’héroïsme, de la fidélité et de la gran­deur d’âme.., tombaient ! Qu’il fallait souffrir ! Quel tableau vous ferait mieux saisir l’étendue de nos mi­sères ?

(ici se trouve plusieurs pages sur la Pologne, sans rapport avec les Cabrériens)

Le hasard, qui se plaît aux bizarreries, m’oblige à vous parler des Anglais en quittant la Pologne !

Je n’en dirai que deux mots : je ne les aime point. Mais lors de mon séjour à Cabrera, ils ne venaient pas en première ligne dans notre haine ; et parfois, tant nous étions malheureux, il nous arriva de bénir leur arrivée ! Nous étions sûrs, en les voyant, qu’il y avait un petit supplément à en attendre…

Quelques mois après le drame que je viens de vous raconter, le brick anglais fut aperçu des hauteurs de l’île et salué avec quelque bonheur…

Salomon, Cabrérien des plus rafalés parmi ceux qui n’avaient pas encore ce nom, eut la bonne idée de se rendre au débarquement. — Quelques lam­beaux de pantalon lui tenaient lieu de tout habille­ment. — Le contre-maître l’aperçoit, et touché de compassion, lui fait signe d’approcher; Salomon hésite : il craint quelque moquerie sur sa tenue pri­mitive… alors le contre-maître ôte immédiatement, habit, gilet, pantalon et chemise qu’il invite le captif avenir prendre et retourne à bord, nu à son tour; mais béni par tous ceux qui avaient été témoins de cet acte de générosité.

Quant à ce pauvre Salomon, il s’en revint dans un état difficile à décrire. Une fortune lui eût causé moins de joie. Mais le lendemain il avait tout vendu : l’argent, il est vrai, lui a servi à acheter du pain pendant quelques jours…

Ce fut vers ce temps-là que ma situation à Ca­brera subit certaines modifications avantageuses : j’allais souvent causer avec mon voisin le marin de la garde : nous éprouvions une mutuelle sympathie.

Sur ces entrefaites, s’étant aperçu que le Piémontais qui logeait avec lui n’était pas fidèle, et qu’il avait commis plusieurs soustractions à son préjudice, il l’invita poliment à aller se faire pendre ailleurs et me proposa de venir prendre sa place, ce que je fis avec plaisir, quoique j’eusse mon logement déjà avec d’excellents camarades.

Fermond (ainsi se nommait mon nouvel ami), possédait deux baraques dont l’une était louée au lieutenant suisse dont j’ai déjà parlé, et dont il était en quelque sorte le domestique.

Le lendemain de mon installation, Fermond me proposa d’aller ensemble chercher du bois. Comme le temps n’était pas très sûr, je lui en fis l’observa­tion : « Ça ne sera rien, mon vieux », fit-il… Or, c’était un marin. Je courbai mon front devant son ex­périence et nous partîmes. Il avait des souliers, moi je n’en avais pas et quand il pleuvait je souffrais bien plus encore. Nous allâmes bien loin pour trouver de bon bois. — Arrivés enfin au but, ce que j’avais prévu arriva : la pluie se mit à tomber avec violence. Nous nous empressâmes de faire chacun notre fagot; mais au moment où nous nous disposions à nous en retourner, un grand vent se mit de la partie.

Je n’ai jamais eu tant de courage : la pluie nous fouettait le visage et nécessitait une lutte incessante pour avancer. Lorsque nous fûmes parvenus dans la direction de la fontaine, nous eûmes à fran­chir un col dans lequel le vent s’engouffrait avec une violence insurmontable. Nous fûmes forcés de nous arrêter, après être tombés plusieurs fois avec nos fagots. Cependant il nous répugnait d’avoir fait en vain tous ces efforts. En conséquence, nous prîmes un terme moyen : nous divisâmes un de nos faix et nous cachâmes l’autre dans le creux d’un rocher. Puis, à force de persévérance et en coupant le vent, nous arrivâmes enfin tout trempés et haras­sés de fatigue. Le lendemain, j’allai voir si notre fa­got caché s’y trouvait encore : un autre avait profité de nos sueurs.

A partir de ce moment, Fermond ne voulut plus aller au bois. Il me proposa d’y aller seul et en re­vanche, il devait nous approvisionner d’eau douce. J’y consentis et dès lors, je bus de l’eau agréable au lieu d’eau saumâtre aussi malsaine que dégoûtante.

Mon compagnon ne fut pas longtemps content de son lot et il me proposa d’aller à l’eau comme j’allais au bois, seul, moyennant deux sous et demi à cha­que distribution. Son service chez le lieutenant le mettait à l’aise… Le profit qu’il me proposait était, à la vérité, peu de chose ; n’importe, j’étais content; car avec cela, sans vendre du pain, je pouvais ache­ter du fil et des morceaux pour me raccommoder. Bien plus, je pouvais quelquefois acheter un quart de pain ! Je me félicitais donc d’être avec Fermond. Il essayait par ses conseils de me faire économiser mes vivres ; mais il était écrit que je n’obtiendrais jamais cette réforme. Pourtant j’essayais toujours… Une fois, je remportai une victoire signalée ! Après la dis­tribution, j’absorbai cinq quarts de pain et mes fèves, des trois quarts de pain qui restaient, je fis six portions que je taillai en soupe et que j’enfermai dans de petits sacs… Matin et soir j’en prenais un ! cela ne dura pas huit jours, quoique le marin me les serrât et me les donnât, un à un, à l’heure convenue, pour faire un bouillon, sans huile ni graisse ; mais bien avec un mélange d’eau douce et d’eau de mer !

Toute cette économie me faisait souffrir davan­tage… si bien que, le sixième jour, je priai Fer­mond de me donner une seconde portion, après ma soupe ; et celle-là mangée, la dernière y passa !

Voyant que tous mes efforts n’aboutissaient à rien, je pris le parti de faire comme devant, c’est-à-dire de voir la fin de mes vivres sans désemparer. L’excel­lent Fermond eut alors la généreuse fermeté de me retenir les deux sous et demi, jusqu’au lendemain.

Un jour, nous commencions à prendre notre parti, comme le forçat qui a vainement tenté de briser sa chaîne ; et si nous gardions encore le sou­venir de la France, ce n’était plus que cette mélan­colique empreinte qui nous reste, si je puis em­ployer cette comparaison, longtemps après la mort d’une femme sincèrement aimée ! Un jour, dis-je, le brick vint nous surprendre.

Quelques jours à peine s’étaient écoulés depuis qu’il était venu, selon son habitude, nous jeter quel­ques restes à dévorer.

Ce jour-là, il nous apportait du nouveau ; mais c’était à ne pas y croire : nous allions, nous annon­çait-on, être échangés…

Malgré toutes les déceptions subies, nous ajoutâ­mes une foi entière à cette nouvelle, et pour nous venger du curé Damien, nous chantâmes avec va­riantes et amplifications ce mauvais couplet :

Mons le curé, notre ami,
Ton bâton a-t-il fleuri ?
Car, bientôt nous partirons,
Et au diable t’enverrons.

Cette nouvelle ne fut pas plutôt répandue qu’une effervescence de joie folle éclata dans l’île. On se rue sur tout, on arrache, on renverse, on fait des projets pour le retour !

Il me semble encore voir ces jardins, fruit d’une patience inexprimable, où l’on avait planté des choux, disparaître en un clin d’œil. — Tous croyaient être au bout de leurs misères et ne pouvoir plus éprouver de besoins… J’exagère, un seul, un ancien, rompu à l’expérience, arrosa ses légumes et les protégea contre cette manie générale de destruc­tion. C’était un vieux caporal nommé Million. Comme on se moquait de lui et qu’on l’appelait fou, il répondit :

«Vous agissez vous-mêmes comme des conscrits qui ne savent ni une ni deusse ! Ne sera-t-il pas temps, au commandement de marche, d’escoffier ces-z-haricots, si la chose est aussi indispensable que ridicule ? Et dans le cas où l’on nous aurait tiré une nouvelle carotte, ne serait-il pas flatteur d’en retrouver ici tout un bataillon carré !… »

Après cette piquante allocution, Million s’en alla couvert d’applaudissements ironiques ; mais la suite prouva qu’il avait raison, et s’il n’eût été un excel­lent camarade, il aurait pu rire à son tour.

Cet échange que le curé Damien, que le père François, lui-même, nous avaient annoncé, fut ajourné indéfiniment encore…

Pourtant, le curé que paraissait attrister notre dé­part, proclamait, au contraire, qu’il en ressentait le plus grand plaisir ; et pour s’assurer par lui-même de la vérité, il nous prévient qu’il va se rendre à Palma. En effet, au premier voyage de la barque aux vivres, sehor Damien s’embarque, et, sûr que nous penserons à lui pendant son absence, il est huit jours sans revenir.

Enfin, un dimanche, nous apprenons son retour, et, en même temps, qu’il se dispose à dire sa messe. J’imagine qu’il avait dessein, en agissant ainsi, de nous amener à y prendre part ; ses conjectures se réalisèrent; car jamais son auditoire n’avait été si nombreux.

Il commença par dire sa messe sans tenir compte de notre impatience, puis, se tournant vers nous avec une expression de joie féroce que je n’oublierai ja­mais : il ne faut plus compter sur l’échange, dit-il ; car le courrier qui en apportait les conditions est tombé à la mer !

La mesure de notre désespoir est impossible à donner. Notre stupeur fut telle que nous ne mur­murâmes point contre ce prêtre qui représentait en ce moment pour nous, la fatalité ! Nous nous en allâmes muets et chancelants, résolus de ne plus aller à la messe. Non pas que nous eussions l’idée qu’il pût être l’auteur de la détermination contraire à celle que nous attendions; mais sa joie, en nous faisant tant de mal, nous avait paru contraire à l’esprit de l’Évangile, et nous avait irrités à tout jamais contre lui et ses prières !…

Du reste, chose qui semblera incroyable, nous eûmes bientôt oublié cette nouvelle déception et re­pris notre genre de vie accoutumé : notre énergie était complètement détruite et nous étions trop fai­bles maintenant pour les chagrins mortels…

Plus tard, vers le mois de juillet 1813, un échange eut lieu, enfin. J’étais allé, suivant mon ha­bitude, attendre au rivage la barque, qui devait ve­nir; Robichon, soldat du génie, m’accompagnait. Après la distribution je rentre seul à la baraque : Fermond me demande si je sais du nouveau.

« Ma foi non », lui répondis-je : « Qu’y a-t-il donc ? »

« Un bruit… »

En ce moment Robichon rentrait : « Vous ne savez-pas ? », dit-il, « on échange les marins. »

Je regardai Fermond qui chancelait… « Cela te regarde, mon vieux », lui dis-je…

« Je crains bien que non », répliqua-t-il, « car ils me considèrent plutôt comme terrien que comme marin… »

« C’est une erreur camarade !, tu vas voir »

Et sans perdre de temps : « Je vais », lui dis-je, « trouver notre chef de corps ; je suis sûr de ton affaire ! »

En effet, je cours chez Golwain avec lequel j’étais assez lié. Le hasard me le fait rencontrer sur la route. Je lui expose l’affaire de mon camarade…

« Dia­ble ! », dit-il, « mon rôle est fait, mais en votre considération, je passerai sur la règle : un de plus, s’entend. Envoyez-moi votre ami. »

Vite, je prends ma course et j’envoie Fermond chez Golwain, en lui criant : « Courage ! ton départ est assuré !… ne t’occupe pas du dîner de ton lieutenant ; je m’en charge. »

Fermond fut absent jusqu’au soir. Enfin, il arrive : sa joie était extrême… Il me propose de prendre ma part d’une bouteille: ça ne se refuse pas… nous nous dirigeons vers la cantine… Pendant le trajet, il me parle de son attachement pour moi ; me remer­cie des bons offices que je lui ai rendus, et mani­feste le plus vif regret de partir sans moi… J’avoue que mon cœur se gonflait à cette idée… Enfin, nous arrivons à la cantine où nous buvons chacun une bouteille en discourant sur le plaisir de revoir la France ! Sa famille, ses amis ! Sur la surprise que l’on produira; sur celle plus grande encore que l’on éprouvera, peut-être ?..

Tout en causant, Fermond me propose sa place auprès du lieutenant et nous rentrons pour arran­ger cette affaire. Je me sentis un peu étourdi, dans le premier moment, il y avait à peu près cinq ans que je n’avais bu de vin !…

Quand nous arrivâmes le lieutenant dormait. Fermond le réveille, en lui criant: « M. Fihst, je viens vous faire mes adieux ? »

« Comment ?… vos adieux ? » dit le lieutenant, réveillé en sursaut ; « vous me quittez ? »

« Oui, mon lieutenant ; il y a échange de vingt-neuf marins, au nombre desquels je  me trouve : nous quittons Cabrera, à la pointe du jour. Si vous désirez », ajouta-t-il, «Sébastien, que voici, me remplacera près de vous ? »

« Volontiers », répondit-il, « c’est un garçon qui me convient et que j’aurais demandé moi-même si vous ne m’aviez prévenu. »

Ceci réglé, nous allâmes boire le coup d’adieu !

« Camarade », me dit Fermond, « le lieutenant me doit vingt-cinq francs, qu’il n’a pas en ce moment ; tu les lui demanderas, et ils seront pour toi, moins cinq francs que je te prie de donner à un dragon. »

Ce dragon était un de ses compatriotes qu’il  me désigna. Il me laissa en outre ses baraques et les ustensiles divers qu’il possédait. Quant à la nour­riture du lieutenant, il me conduisit à la cantine et me donna tous les renseignements utiles. Nous regagnâmes notre baraque à une heure assez avancée, non pour dormir, mais pour attendre le moment du départ.

Ce moment tarde trop au gré de ses désirs : il arrive enfin… Fermond est joyeux… J’ai une peine infinie à retenir mes larmes. Nos adieux furent so­lennels, comme ceux qu’un père adresserait à son fils, en le quittant pour toujours !

Tant que j’aperçus la barque qui emportait Fermond, je restai immobile sur la plage ; mais bientôt, je ne vis plus rien : alors je m’en allai, l’âme rem­plie de sombres pensées ! Quelque temps après je rejoignis le lieutenant, résolu à remplir mes fonc­tions nouvelles, avec le zèle que m’inspiraient déjà sa triste situation et la loyauté de son caractère.

Quand la barque fut revenue, je reçus les vingt-cinq francs, dont je donnai cinq au compatriote de Fermond. Mon sort fut dès lors changé totalement, matériellement du moins. Je pouvais manger cha­que jour à ma faim, et je jouissais, en outre, de l’a­vantage inappréciable de m’asseoir à la table de mon lieutenant, à titre d’ami ! L’infortune sait combler les distances et je puis dire qu’il ne me regardait point comme son domestique…

Un mois plus tard j’avais pris de l’embonpoint d’une manière saisissante : mes bons camarades me félicitaient sur l’heureux changement qui se produi­sait dans ma personne.

Mais je dois le dire, si les souffrances physiques diminuaient, les tortures morales croissaient à me­sure. Quand on souffre horriblement, on est rempli de soi, en quelque sorte ; on en sort peu ; on a moins de commisération pour celui qui est près de vous ; je ne sais quel sentiment égoïste fait, au contraire, que sa présence, sa situation adoucit votre mal… moins accablé de misère, de besoins, le corps se redresse, l’esprit se raffermit, la pensée, le jugement repren­nent leurs droits. Dans le plus extrême dénuement, les rafales ne m’étaient apparus que comme une nuance peu tranchée des Cabrériens, et, maintenant, en parcourant l’île déserte, mes yeux étaient effrayés de la misère affreuse qui se montrait de toutes parts.

Un jour, je voulus mesurer la profondeur de no­tre anéantissement. — J’avais un peu d’argent, des effets de rechange et une situation assez douce ; je me dis qu’il était de mon devoir de soulager mes camarades, mes frères les plus malheureux. Je pris tout ce que je possédais : peu de chose, hélas, et je me rendis à la caverne des rafalés. Décrire l’affreux spectacle qui s’offrit à mes regards serait impossi­ble.. C’était une caverne, sombre et humide, dans laquelle on pénétrait par une entrée assez large, rétrécie par des pierres. Dès les premiers pas, une atmosphère empestée vous saisissait aux yeux et à la gorge, comme l’alcali, et vous forçait à faire halte… Enfin, le but que je me proposais fortifiant mon courage, j’avançai. Au bout de quelques pas, mes pieds sentirent comme une litière de feuilles et d’herbes sèches, et mes yeux s’habituent à l’obscu­rité, je distinguai confusément… Mon cœur se serra, je proférai un cri de rage désespérée ; puis, faisant un retour sur moi-même, des larmes amères coulèrent de mes yeux et me soulagèrent.

Il y avait dans ce sépulcre immonde, qu’on appelait la caverne des rafalés, une foule de soldats français… absolument nus et plongés, ça et, là, dans cette litière d’herbes sèches. La torpeur de la mort les avait tous saisis ; car aucun ne remuait… Dieu me préserve de faire d’odieuses comparaisons ; mais il était permis de douter, en les voyant, si c’étaient là les soldats fran­çais, vainqueurs du monde !…

Il y avait déjà trois jours que la dernière distribution avait eu lieu. Depuis lors, plongés, ainsi que je l’ai dit, dans cette torpeur semblable à la mort, ils n’existaient plus… Ils s’étaient habitués, les mal­heureux !, à cette existence sans nom : manger et exister un jour sur quatre, puis dormir, oublier, ne plus vivre… C’était le troisième jour que je les voyais ainsi. Le lendemain c’eût été bien différent. Ces êtres avilis… se redressaient quand arrivait l’heure ! Ils s’animaient, ils retrouvaient le mouve­ment ; et si l’heure fuyait sans apporter la pâ­ture. .. c’étaient des cris, des rugissements affreux, des trépignements forcenés… malheur à l’homme de corvée s’il inspirait quelque défiance ! Et puis, comme on accueillait son arrivée, il se faisait un bruit dans chaque poitrine, comme qui dirait un sanglot de satisfaction.

Chose étrange ! La distribution se faisait avec équité, sans désordre, puis, on mangeait, et quel­quefois, chose rare, on disait quelques mots: on s’entendait sur les deux hommes de corvée, puis, on s’enfonçait de nouveau dans sa bauge… et quatre jours se passaient en silence !

Or, un des deux hommes de corvée m’aperçut, et venant à moi, il me dit d’un ton brusque et rauque : « Qui t’amène ici ? » « Ce qui m’amène », lui répondis-je avec douceur, « c’est le besoin que j’éprouve de venir serrer la main à des camarades et de les consoler si je peux… ». Les consoler ! Leur serrer la main !… mais tu parais heureux ? Tes vêtements sont bons encore ; ta figure respire la santé; et tu dis que tu viens nous consoler… nous serrer la main ! »

« Oui, camarade », lui répliquai-e, en la lui serrant en effet, « j’avais deux vêtements… j’en apporte un ici. J’ai un peu d’argent, je vous le donne. Achète ce que tu voudras pour les camarades : du pain, s’ils ont faim, ou des vêtements ; car la nudité est un terrible supplice, puisqu’elle vous retient ici ! »

« Oh ! vois-tu ? C’était l’enfer, cette caverne, me di­sait, naguère, un rafalé que je rencontrai. Quand nous étions de corvée, seulement, nous éprouvions quelque bonheur… Nous retrouver sur la terre, jouir du soleil, et respirer au grand air ! »

« Camarade », ajouta-t-il, « vous aspiriez quelquefois, sans doute, après la patrie et la liberté ?… Eh bien, nous, quand un désir nous étreignait, ce n’é­tait ni après la liberté, ni après la France… C’était après le jour, après l’air que vous respiriez et loin duquel la misère nous reléguait. »

Le souvenir de la caverne des rafalés me pour­suivra longtemps, toute ma vie. Rien de plus horrible ne peut épouvanter davantage et donner à l’esprit un plus rude coup. Tant que je restai à Cabrera, je n’oubliai point ces pauvres camarades, et je pus quelquefois encore leur apporter le faible gage de mes sentiments fraternels. Il resta, dans mon cœur, une tristesse plus sombre que par le passé. La délivrance ne m’était apparue, jusqu’alors, que con­fusément, et j’avais fini par la regarder comme im­possible ; maintenant j’y tendais de toutes les forces de mon âme. Mais au besoin que j’éprouvais de retrouver ma patrie, ma famille et… la liberté en­fin, s’ajoutait je ne sais quelle idée de vengeance..

Vengeance ! moi chétif, j’y songeais ! J’imaginais qu’il n’y avait qu’à parler, et que les bourreaux des soldats français seraient soumis à une terrible expiation. Rêverie, hélas! Les puissances du monde ne mettent jamais une pensée généreuse dans la balance, l’intérêt seul préside aux congrès diplomatiques ! Castanos et Wellington recevront le grand cordon de la Légion d’honneur ! Et Dupont (c’est de l’histoire contemporaine), Dupont recevra le porte­feuille de la guerre !

Il est vrai qu’alors de grands faits se seront accom­plis. Le colosse d’airain sera tombé, et, dans sa chute, il aura tendu la main à la loyauté anglaise et se sera trouvé saisi par un geôlier ; les vaincus de trente champs de bataille montreront enfin leur face sans effroi ; et les bons amis des vainqueurs de Waterloo occuperont la tyrannie ! !

Cabrera ! Mieux eût valu ne point quitter tes ro­chers arides que de revoir la France ainsi humiliée…

Mais n’anticipons pas sur les événements : le temps de la captivité dure encore ; je suis toujours à Cabrera, avec ce brave lieutenant qui m’aime : il me le témoignera à l’occasion.

Depuis quelques jours je voyais rôder autour de mon lieutenant, un Allemand dont la physionomie me déplaisait instinctivement. Je sus par le lieu­tenant lui-même, que cet individu voulait avoir ma place; mais, en même temps, je recevais l’assurance que personne ne pouvait me la ravir. Il me de­manda même, alors, si je consentirais à le suivre dans le cas où il pourrait partir ? Je lui répondis que je me féliciterais de l’accompagner où que ce fût; et il fut content.

C’était bien, je dois le dire, le plus excellent homme qu’il soit possible de rencontrer; mais mal­gré sa bravoure et ses connaissances, il se trouvait dans la nécessité de quitter le service. Il tombait du haut-mal ! Et, à cette déplorable infirmité, venait s’adjoindre, périodiquement, un grave dérangement dans son cerveau. Pendant huit jours, il éprouvait une espèce de folie… Mais son caractère n’en deve­nait pas plus difficile, et les soins dont je l’entourais, suffisaient à le dominer.

Sa folie consistait à se croire à la tête de sa com­pagnie !… Et c’était triste de l’entendre commander les évolutions militaires ! J’avais alors le soin de cacher les couteaux, et il se promenait, de long en large, dans la baraque, commandant à des légions fantasmagoriques !

Un soir, à onze heures, il s’approcha de mon lit, où je ne dormais pas encore, et me parla ainsi :

« Sébastien! Sébastien ! Alerte, mon garçon ! Cours réveiller tes camarades ! Nous allons faire une péti­tion à l’empereur, pour sortir d’ici immédiatement. »

« Parbleu ! Mon lieutenant, vous avez là une heureuse idée », lui répondis-je, en ayant l’air d’approuver ; « seulement », ajoutai-je, « il serait peut-être bon d’attendre à demain… Qu’en pensez-vous ? »

« Soit », fit-il d’un air grave. « En attendant, je vais prendre cette redoute… ». Et il continua de commander ; et selon les idées qui se présentaient à son imagination, sa physionomie prenait toutes les nuances de la déception à l’enthousiasme.

Il prit à quelque temps de là, l’habitude de se baigner, matin et soir : je l’accompagnais. Un jour, il se leva, l’air triste et préoccupé, et prit, aussitôt, le chemin de la mer. Arrivé près de l’eau, il ôte ses vêtements: alors, joignant les mains et levant les yeux au ciel, il s’écrie : « A la grâce de Dieu ! » et dis­paraît à mes regards…

Plein d’effroi, j’allais me précipiter, lorsque je le vis reparaître à distance, nageant avec vitesse… Hélas ! Un peu plus loin sa tête se perd ; il s’imagine être au milieu des siens et en face de l’ennemi ; la chaloupe canonnière, qui mouille à quelques bras­ses, est son point de mire ; il commande l’abordage et s’approche… Les Espagnols, sans tenir compte de son aliénation évidente, le traitent comme si son attaque eût été sérieuse et lui jettent une planche sur la tête… Le sang ruisselle, et mon pauvre lieutenant se roidit à peine contre la mort ! Néanmoins, l’imminence du danger lui rend une partie de son sang-froid, et voyant un câble, il s’en saisit, gagne le liège qui marque l’ancrage, et s’en fait un point d’appui.

Cependant le cri d’angoisse que le péril de mon maître m’avait arraché, fut entendu de la cambuse. On accourt: une barque est amarrée au rivage; nous sautons dedans, et nous volons à son secours. Mais alors, les marins espagnols se sont élancés de leur côté ; comme ils sont plus rapprochés du lieu­tenant, ils l’ont bien vite atteint, et, s’emparant de sa personne, ils le conduisent à leur bord.

Je m’empressai de lui porter ses habits ; mais ils ne voulurent pas le laisser se vêtir, voulant le con­duire chez le gouverneur dans l’état où ils l’avaient trouvé ! A force de prières et de supplications, je parvins à obtenir de lui faire mettre ses souliers et sa chemise…

Arrivés chez le gouverneur, celui-ci, remarquant le nombreux rassemblement qui s’était formé, demande  si le domestique du lieutenant  est là; je me présente, portant toujours ses vêtements.

« Pourquoi laissez-vous le lieutenant se baigner ? » me dit-il d’un ton sévère.

Je lui réponds qu’étant domestique, je n’ai aucune autorité à opposer à la volonté du lieutenant ; que tout ce que je puis faire, c’est de l’accompagner pour veiller à sa sauvegarde…

« Je vous  donne  plein pouvoir », ajoute alors le gouverneur, pour empêcher le lieutenant de se baigner, et je vous préviens que vous êtes désormais responsable de toute contravention à ces ordres.

« Capitaine, je ferai mon possible », répliquai-je ; « c’est tout ce que je puis vous promettre. »

Je pus alors faire habiller le lieutenant, et, ayant appelé un de mes camarades, nous le reconduisîmes à sa baraque, en le soutenant de chaque côté ; car il était si faible qu’il fût tombé à chaque pas. Aussi­tôt arrivé, je pansai sa plaie, qui était assez pro­fonde, avec de l’eau et du sel, et lui fis prendre un peu de vin; le lendemain, je lui en appliquai une compresse, et au bout de quelques jours il était guéri.

Mais alors ses manies le reprennent; il part sans me rien dire… par bonheur je l’aperçois à temps ; alors, appelant Robichon :

« Tiens », lui dis-je, « aie l’œil à ma soupe. »

« Où vas-tu donc, Sébastien ? »

« Regarde »; et je lui montrai le lieutenant qui allait bientôt disparaître au détour de la colline. Je cours et parviens à le rejoindre :

« Sauf votre respect, mon lieutenant », lui dis-je, « où allez-vous ?… »

« Je vais au camp… »

« Voulez-vous que je vous accompagne ?… »

« Comme tu voudras… »

Je le suivis ; mais au lieu de prendre le sentier qui menait au camp, il se dirige vers la mer ! Je m’avance, et lui barrant le passage, avec le salut militaire :

« Faites excuse, mon lieutenant; mais je suis dans la nécessité d’aller recevoir un nombre indéfini de coups de schlague… »

« Et pourquoi donc, mon pauvre Sébastien ?… »

« Parce que vous allez vous baigner, mon lieu­tenant, et que le gouverneur m’a dit qu’il s’en prendrait à mes épaules de toute infraction à la défense qu’il vous en a faite… »

« Le gouverneur ! », fit-il avec emportement ; puis
d’un ton plus calme : « le gouverneur et toi vous êtes deux imbéciles !… » et il rebroussa chemin. Doréna­vant, il ne fit aucune tentative nouvelle.

Ayant, à quelque temps de là, fait une demande au capitaine général de Palma, pour être admis à l’hôpital de cette ville, on lui répondit que toutes les places étaient prises ; mais que s’il voulait aller à Iviça rejoindre les officiers qui s’y trouvaient, il en avait la permission.

Il me fit part de cette nouvelle, ajoutant qu’il préférait rester à Cabrera, plutôt que de me quitter ! J’eus beau lui représenter que sa santé, surtout, exigeait qu’il s’y déterminât; qu’une fois à l’hôpital il pourrait se faire traiter pour sa maladie, et qu’en définitive l’attachement d’un honnête serviteur ne pouvait faire préférer, à une ville, le séjour d’une île déserte : il fut inébranlable.

« Vois-tu, Sébastien », disait-il, « ton affection m’est plus précieuse que tout le reste… »

« Mais, mon lieutenant, n’y aurait-il pas moyen d’arranger avantageusement la chose ?… »

« Parle, Sébastien… »

« Si vous demandiez l’autorisation de garder un domestique ? »

Mon maître se jeta dans mes bras, et m’étreignant avec effusion :

« Mon ami, tu as raison », s’écria-t-il, « j’y cours… »

Par extraordinaire, il y avait en ce moment, à Cabrera, un commissaire des guerres ; le lieutenant obtint ce qu’il demandait, et quand la barque aux vivres arriva, je refusai, pour la première fois, de prendre part à la distribution…

Et quelques instants après, je quittais l’île mau­dite, pleine de souvenirs lugubres, pour monter dans cette barque, où je devais accomplir la pre­mière étape d’un voyage, bien long encore, vers la France et la liberté !