Benjamin Constant (1767 – 1830)

Portrait de Benjamin Constant

Benjamin Constant naît le 25 octobre 1767 à Lausanne.  Ses ancêtres sont originaires de l’Artois, mais, protestants, ils ont quitté la France au XVIIe siècle pour venir s’établir en pays de Vaud.

Son père, Juste Constant de Rebecque, colonel au régiment bernois de May au service de la Hollande, parcourt l’Europe de garnison en garnison. Sa mère, Henriette de Chandieu, décède quelques temps plus tard des suites de l’accouchement. C’est une étrangère, Jeanne Suzanne Magnin, qui élèvera l’enfant. Puis, ce seront différents précepteurs, de plus ou moins bonne qualité : un allemand, qui le roue de coups, un français, qui l’emmène dans une maison de passe. Un autre, qui l’abandonne à sa passion de la lecture, bonne ou mauvaise. Sans oublier un jésuite, et un moine défroqué !

Benjamin, à quatorze ans, va commencer de parcourir l’Europe. Il se rend à Bruxelles, à Londres. En février 1782, il entre à l’université d’Erlangen. L’étape suivante, c’est celle d’Edimbourg. Il s’y fait inscrire à la Speculative Society, où l’on discute sociologie et refait le monde, quatre ans avant la Révolution.

Voilà bientôt Benjamin à Paris, où il s’adonne au jeu et à la débauche, puis à Bruxelles. Enfin, il rejoint son pays natal, où sa famille le retrouve avec curiosité. Il multiplie les aventures féminines et s’endette allégrement.  Après l’une de ces aventures, son père l’emmène en France. A Paris on fréquente les salons, on y rencontre La Harpe, Condorcet, La Fayette, Mmes Saurin de Spartacus, Pastoret. Il fréquente aussi, à l’ambassade de Suède, Germaine de Staël, chez qui il rencontre Sieyès. Ils deviendront amis.

Madame de Stael. Portrait de Gérard.

En février 1788, il gagne Brunswick, où son père a obtenu pour lui un poste de chambellan à la cour. C’est là qu’il rencontre une demoiselle d’honneur de la duchesse de Brunswick : Minna von Cramm. Il la séduit, demande sa main, l’épouse le 8 mai 1789. L’idylle ne va pas durer bien longtemps. Benjamin découvre bientôt que sa femme le trompe. Le divorce sera prononcé le 30 mars 1793. En avril 1794, il se réfugie auprès d’une de ses anciennes connaissances, Madame de Charrière.

Quelques temps plus tard, le 19 septembre 1794, Benjamin Constant fait la rencontre de Madame de Staël et en devient immédiatement amoureux. En apprenant l’instauration du Directoire, les Benjamin et Germaine décident de se rendre à Paris. Ils y fréquentent Barras.

Désireux de se fixer en France, Benjamin Constant acquiert le domaine d’Hérivaux, près de Luzarches. Il adhère ouvertement au régime en place, publiant dans Le Moniteur (mai 1796), la Force du gouvernement actuel. Lui succède, en 1798, un nouveau pamphlet, Des Suites de la contre-révolution de 1660 en Angleterre. L’année suivante, la République française annexe la Suisse . Du coup, voilà Benjamin Constant citoyen français.

L’année 1799 est l’année de tous les périls, qui va se terminer par un coup d’État. Lorsque Sieyès est nommé Directeur, Constant lui écrit :

Je regardais votre nomination comme le dernier espoir de la République, de cette pauvre République qui depuis dix-huit mois a tellement à lutter contre l’immoralité et la sottise (…)Il n’est pas étonnant que celui qui a créé l’opinion publique en 1789, soit le même qui la ressuscite dix ans après (…) Avant votre élection j’avais rencontré quelques opposants, et soutenus plusieurs luttes. Depuis je n’aperçois que des hommes qui font amende honorable de leur ancienne vénération pour la bêtise. Vous avez déjà produit une révolution remarquable, car la médiocrité elle-même se résigne á être gouvernée par le génie.

Il est vrai qu’il a écrit au ministre de l’Intérieur, François de Neuchâteau, pur solliciter la place de commissaire près de l’administration centrale du Léman, et qu’il compte bien sur l’appui du nouveau Directeur !

Fin juillet, il continue sa cours :

Vous êtes toujours mon espérance

lui écrit-il le 19, en lui envoyant Des suites de la contre-Révolution de 1660 en Angleterre, qu’il a sans doute écrit pour soutenir la politique de Sieyès.

Le 18 Brumaire, Germaine et Benjamin, revenant d’un séjour à Coppet, croisent à la barrière de Paris, le citoyen Barras, qui se rend en exil à sa terre de Grosbois. Le coup d’État s’est fait sans lui.

Le 19, il écrit encore une fois à Sieyès :

On parle de l’ajournement des Conseils, cette mesure me parait désastreuse aujourd’hui comme détruisant la seule barrière à opposer à un homme que vous avez associé à la journée d’hier, mais qui n’en est que plus menaçant pour la République. Ses proclamations où il ne parle que de lui, où il dit que son retour a fait espérer qu’il mettrait un terme aux maux de la France, m’ont convaincu plus que jamais que dans tout ce qu’il fait, il ne voit que son élévation (…) Je répète qu’il y aura peut-être lieu de défendre (la liberté)  contre B. et que dans l’état de l’esprit national, pour lutter contre un individu comme B. il faut être appuyé d’un corps. (…) Je crois le moment décisif pour la liberté.

Le 24, il lui écrit encore pour solliciter une place, de commissaire ou d’administrateur, une fois encore dans le Léman, dans l’espoir de devenir bientôt député parce qu’il croit qu’il y servira la liberté.

Grâce à l’appui de son ami Sieyès, Benjamin Constant, est nommé au Tribunat.

Qu’il me sera doux de vous devoir et le bonheur d’être utile à la liberté et celui d’entrer dans une carrière que j’ai toujours désirée comme celle de la véritable gloire. Devoir ces avantages à vous réunit tous les sentiments que je puis être heureux d’éprouver. Salut, Respect et dévouement sans bornes.

Autour de sa personne s’organise au sein d’un  » comité des Lumières  » un embryon d’opposition au Premier Consul. Les premiers accrochages surviennent lors de la discussion du projet du gouvernement concernant les méthodes de travail législatif :

Le but de ce projet est de nous présente, pour ainsi dire, les propositions au vol, dans l’espoir que nous ne pourrons pas les saisir, et de leur faire traverser notre examen comme une armée ennemie.

Il n’hésite pas à évoquer le régime de servitude et du silence que l’on prétend imposer aux français.

De telles prises de position libérales le feront exclure du Tribunat, par le senatus consulte de janvier 1802, qui renouvelle de façon autoritaire des Tribuns. En 1803, il pense, un moment, d’épouser Amélie Fabri et il rédige Amélie et Germaine. Cette même année, il voyage en Allemagne avec Germaine de Staël. Il rencontre Goethe et Schiller.  A Paris, nouvelle rencontre avec Charlotte de Hardenberg.

Lorsque Germaine de Staël est exilée sur ordre du Premier Consul, et Benjamin l’accompagne outre-Rhin. De 1805 à 1808, ils vont séjourner en Allemagne et en Suisse. En 1806, il rédige les Principes de politique. Il commence  « un roman qui sera notre histoire », comme il l’écrit à Charlotte de Hardenberg : ce sera Adolphe, auquel il travaille jusqu’à la fin de l’année.

Je vis alors pour la première fois M. Constant.. Il avait une attitude de commensal, et il fallait y regarder de près pour voir combien Mme de Staël le ménageait et le soignait. Elle avait évidemment un grand goût pour son esprit, mais son caractère et ses manières ne lui plaisaient point. Il parlait peu; sa conversation avait beaucoup de traits, elle était railleuse et inquiétante (..) Il excellait à se moquer des gens vulgaires. Il leur laissait la parole, les mettait à leur aise, savait faire ressortir ce qu’ils avaient de sottise, d’amour-propre ou de motifs intéressés, et résumait en parodie tout ce que venait de confesser sans s’en douter un pauvre homme médiocre ou moindre en intelligence; il avait le persiflage profond. (Souvenirs de Barante)

En 1807, il est sous l’œil de la police impériale. Fouché se voit recommander de le surveiller :

S’il bouge, je l’enverrai à Brunswick, chez sa femme ! (Correspondance – 26 mars 1807)

Il a de violentes scènes avec Germaine de Staël. Il commence la rédaction de Wallstein, qui connaîtra le succès. L’ambiance dans le couple se détériore et les deux amants s’éloignent l’un de l’autre. S’il n’ose rompre, l’écrivain se marie pourtant en secret le 5 juin 1808 avec Charlotte de Hardenberg, rencontrée avant sa venue en France. Benjamin Constant et Madame de Staël se sépareront le 7 mai 1811.

Novembre 1813. Benjamin Constant commence la publication d’un pamphlet anti-bonapartiste, De l’esprit de conquête et de l’usurpation dans leurs rapports avec la civilisation européenne, dans lequel il dénonce les errements de l’empire et de son maître et qui, lors de sa parution en 1814, lui vaut un regain de notoriété.

Juliette Récamier. Portrait de Gérard

De retour à Paris l’année suivante, après la chute de l’Empire, il fait la rencontre de Madame Récamier. « Le règne de Juliette commence » écrit-t-il à la date du 26 août  dans son Journal Intime. Ce sera une liaison passionnée de quelques mois. A la même époque, sa candidature à l’Institut est rejetée.

Lorsqu’il apprend le retour du  » tyran « , Constant fait publier, le 19 mars 1815, un violent article d’opposition dans Le Journal des Débats, dans lequel il compare Napoléon à Gengis Khan, à Attila, plus terribles même, car « les ressources de la civilisation sont à son usage »

Après avoir versé tous les fléaux sur notre patrie, il a quitté le sol de la France. Qui n’eût pensé qu’il le quittait pour toujours ? Tout à coup il se présente et promet encore aux Français la liberté, la victoire, la paix. Auteur de la constitution la plus tyrannique qui ait régi la France, il parle aujourd’hui de liberté ! Mais c’est lui qui, durant quatorze ans, a miné et détruit la liberté. Il n’avait pas l’excuse des souvenirs, l’habitude du pouvoir; il n’était pas né sous la pourpre. Ce sont ses concitoyens qu’il a asservis, ses égaux qu’il a enchaînés. Il n’avait pas hérité de la puissance ; il a voulu et médité la tyrannie : quelle liberté peut-il promettre ? Ne sommes-nous pas mille fois plus libres que sous son empire ? Il promet la victoire, et trois fois il a laissé ses troupes en Égypte, en Espagne et en Russie, livrant ses compagnons d’armes à la triple agonie du froid, de la misère et du désespoir. Il a attiré sur la France l’humiliation d’être envahie; il a perdu les conquêtes que nous avions faites avant lui. Il promet la paix, et son nom seul est un signal de guerre. Le peuple assez malheureux pour le servir redeviendrait l’objet de la haine européenne; son triomphe serait le commencement d’un combat à mort contre le monde civilisé (…) Il n’a donc rien à réclamer, ni à offrir. Qui pourrait-il convaincre, ou qui pourrait-il séduire ? La guerre intestine, la guerre extérieure, voilà les présents qu’il nous apporte.

Et d’ajouter :

Je n’irai pas, misérable transfuge, me traîner d’un pouvoir à l’autre, couvrir l’infamie par le sophisme et balbutier des mots profanés pour racheter une vie honteuse.. »

Mais le 18 mars, deux jours avant l’entrée de Napoléon dans Paris, Constant écrit dans son Journal :

« S’il triomphe et qu’il me prenne, je péris… Si le Corse est battu, ma situation ici sera améliorée… Si ! Il y a vingt à parier le contraire ! »

Alors, lorsque l’Empereur entre à Paris, Constant se cache deux jours, puis part pour Nantes, « courant la poste toute la nuit ». En cours de route, à Ancenis, il apprend que la ville a passé à l’Empereur, et il fait demi tour.  Il se rend chez Joseph Bonaparte (pour lequel il a écrit un article sur le Congrès de Vienne !), qui l’informe des intentions de Napoléon et apaise ses inquiétudes.

En effet, Napoléon est désireux de se concilier les libéraux.. Il convoque Constant, un « expert » dirions-nous aujourd’hui (« le général des libéraux »). Constant n’hésite pas longtemps, lui qui « porte en lui « , depuis des années, une Constitution (comme jadis son ami Sieyès). parce qu’il voit là une occasion magnifique de faire agréer par le plus grand despote des temps modernes les institutions libérales.

Rencontre entre Napoléon et Benjamin Constant (Philippoteaux)

Les deux hommes ont, du 14 au 19 avril, plusieurs entrevues. Constant ne lui résiste pas longtemps, et se décide à le rejoindre, dans l’illusion de fonder l’empire libéral… et peut-être dans l’espoir d’une juste récompense.

De cette espèce de volte-face, il se justifie auprès de l’Empereur lui-même, le 30 avril :

C’est en vain que l’on m’appelle transfuge. S’efforcer de défendre un gouvernement qui s’abandonne sans résistance, ce n’est pas promettre de s’expatrier avec lui; donner une preuve dernière de dévouement et de courage, ce n’est pas abjurer le sol des pères; ne pas fuire, ce n’est pas être transfuge; et quand on a, pendant vingt ans, demandé la liberté de la presse, l’indépendance des tribunaux, la sûreté individuelle, la garantie des propriétés, l’abolition de tout arbitraire, l’énergie d’une représentation nombreuse et puissante, se féliciter d’être admis à concourir à une constitution qui consacre tous ces droits, c’est accomplir l’ouvrage de sa vie, et l’on peut se consoler d’être calomnier. (cité par E. Hofmann, Dictionnaire Napoléon)

Il s’en expliquera également dans ses Mémoires sur les Cent-Jours.

Tout à coup, le 14 avril [1815],je reçus la lettre suivante: « Le chambellan de service a l’honneur de prévenir Monsieur Benjamin Constant que S. M. l’Empereur lui a donné l’ordre de lui écrire, pour l’inviter à se rendre de suite au palais des Tuileries. Le chambellan de service prie Monsieur Benjamin Constant de recevoir l’assurance de sa considération distinguée. Paris, le 14 avril 1815. »

Si je désirais me ménager des excuses, je dirais que, déjà convaincu de la sincérité de Bonaparte, je m’empressai d’obéir au premier signe, ou que, tremblant devant sa puissance, j’avais regardé cette invitation comme un ordre dangereux à dédaigner; de la sorte, j’obtiendrais grâce de beaucoup de gens en alléguant la duperie ou la peur. Ceux qui se sont dits forcés d’accepter les faveurs qu’ils avaient mendiées reconnaîtraient en moi leur langage, et ils m’absoudraient par sympathie ; mais je n’ai pas ce droit à leur indulgence.

Je ne croyais point, comme je l’ai déjà dit, à la conversion subite d’un qui si longtemps avait exercé l’autorité la plus absolue ; les habitudes du despotisme ne se perdent guère. En même temps, je ne redoutais aucune persécution; il m’était démontré que les ennemis de Bonaparte n’avaient pour le moment rien à craindre. Il sondait l’opinion et donnait à chacun le temps de s’échapper ; il ne serait redevenu terrible qu’à l’instant où il aurait pris son parti et constitué sa dictature. Je me sentais donc parfaitement libre ; je pouvais refuser la coopération quelconque que je prévoyais devoir m’être proposée. Il dépendait de moi de ne point aller aux Tuileries, de vivre solitaire, ou de quitter la France, et d’attendre en paix les chances de l’avenir ; ce fut volontairement que j’acceptai l’invitation qui m’était adressée.

Je voulus savoir par moi-même ce que nous pouvions espérer encore, et ce que l’expérience avait opéré. Quelque incertaine que soit une chance pour la liberté d’un peuple, il n’est pas permis de la repousser; ma résolution ne pouvait avoir d’inconvénients que pour moi. En cas de non-succès, j’encourais le reproche de versatilité et d’inconséquence ; mais si je parvenais à faire adopter un seul bon principe, à mitiger une seule rigueur arbitraire, l’avantage était pour la France entière, qui certes, dans le labyrinthe où le 20 mars l’avait entraînée, n’avait pas trop de la réunion de tous ses citoyens dévoués.

Je me rendis donc aux Tuileries ; je trouvai Bonaparte seul. Il commença le premier la conversation. Elle fut longue ; je n’en donnerai qu’une analyse, car je ne me propose point de mettre en scène un homme malheureux. Je n’amuserai pas mes lecteurs aux dépens de la puissance déchue; je ne livrerai point à la curiosité malveillante celui que j’ai servi par un motif quelconque, et je ne transcrirai de ses discours que ce qui sera indispensable ; mais dans ce que j’en transcrirai, je rapporterai ses propres paroles.

Il n’essaya de me tromper ni sur ses vues, ni sur l’état des choses. Il ne me présenta point comme corrigé par les leçons de l’adversité. Il ne voulut point se donner le mérite de revenir à la liberté par inclination. Il examina froidement dans son intérêt, avec une impartialité trop voisine de l’indifférence, ce qui était possible et ce qui était préférable.

« La nation, me dit-il, s’est reposée douze ans de toute agitation politique, et depuis une année elle se repose de la guerre. Ce double repos lui a rendu un besoin d’activité. Elle veut, ou croit vouloir, une tribune et des assemblées. Elle ne les a pas toujours voulues. Elle s’est jetée à mes pieds, quand je suis arrivé au gouvernement. Vous devez vous en souvenir, vous qui essayâtes de l’opposition. Où était votre appui, votre force ? Nulle part. J’ai pris moins d’autorité que l’on ne m’invitait à en prendre [ …1 Aujourd’hui tout est changé. Un gouvernement faible, contraire aux intérêts nationaux, a donné à ces intérêts l’habitude d’être en défense et de chicaner l’autorité. Le goût des Constitutions, des débats, des harangues paraît revenu (…) Cependant ce n’est que la minorité qui les veut, ne vous y trompez pas. Le peuple, ou si vous l’aimez mieux, la multitude, ne veut que moi. Vous ne l’avez pas vue cette multitude se pressant sur mes pas, se précipitant du haut des montagnes, m’appelant, me cherchant, me saluant. A ma rentrée de Cannes ici, je n’ai pas conquis, j’ai administré. Je ne suis pas seulement, comme on l’a dit, l’empereur des soldats, je suis celui des paysans, des plébéiens de la France (…) Aussi, malgré tout le passé, vous voyez le peuple revenir à moi. Il y a sympathie entre nous. 

Ce n’est pas comme avec les privilégiés. La noblesse m’a servi, elle s’est lancée en foule dans mes antichambres. Il n’y a pas de place qu’elle n’ait acceptée, demandée, sollicitée. J’ai eu des Montmorency, des Noailles, des Rohan, des Beauvau, des Mortemart. Mais il n’y a jamais eu analogie. Le cheval faisait des courbettes ; il était bien dressé : mais je le sentais frémir.

Avec le peuple, c’est autre chose. La fibre populaire répond à la mienne. Je suis sorti des rangs du peuple : ma voix agit sur lui. Voici ces conscrits, ces fils de paysans : je ne les flattais pas : je les traitais rudement. Ils ne m’en entouraient pas moins, ils n’en criaient pas moins : « Vive l’Empereur! » C’est qu’entre eux et moi, il y a même nature. Ils me regardent comme leur soutien, leur sauveur contre les nobles… Je n’ai qu’à faire un signe, ou plutôt à détourner les yeux, les nobles seront massacrés dans toutes les provinces. Ils ont si bien manœuvré depuis dix mois ! [ …] Mais je ne veux pas être le roi d’une jacquerie. S’il y a des moyens de gouverner par une Constitution, à la bonne heure [ … ] J’ai voulu l’empire du monde, et, pour me l’assurer, un pouvoir sans borne m’était nécessaire. Pour gouverner la France seule, il se peut qu’une Constitution vaille mieux . [… ] J’ai voulu l’empire du monde, et qui ne l’aurait pas voulu à ma place ? Le monde m’invitait à le régir. Souverains et sujets se précipitaient à l’envi sous mon sceptre. J’ai rarement trouvé de la résistance en France ; mais j’en ai pourtant rencontré davantage dans quelques Français obscurs et désarmés, que dans tous ces rois si fiers aujourd’hui de n’avoir plus un homme populaire pour égal [ … ] Voyez donc ce qui vous semble possible; et apportez-moi vos idées. Des discussions publiques, des élections libres, des ministres responsables, la liberté de la presse, je veux tout cela [ … ] La liberté de la presse surtout ; l’étouffer est absurde. Je suis convaincu sur cet article [… ] Je suis l’homme du peuple; si le peuple veut réellement la liberté, je la lui dois. J’ai reconnu sa souveraineté. Il faut que je prête l’oreille à ses volontés, même à ses caprices. Je n’ai jamais voulu l’opprimer pour mon plaisir. J’avais de grands desseins ; le sort en a décidé. Je ne suis plus un conquérant ; je ne puis plus l’être. Je sais ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Je n’ai plus qu’une mission, relever la France et lui donner un gouvernement qui lui convienne [ … ]. Je ne hais point la liberté. Je l’ai écartée lorsqu’elle obstruait ma route; mais je la comprends, j’ai été nourri dans ses pensées… aussi bien l’ouvrage de quinze années est détruit, il ne peut se recommencer. Il faudrait vingt ans et deux millions d’hommes à sacrifier […] D’ailleurs, je désire la paix, et je ne l’obtiendrai qu’à force de victoires. Je ne veux point vous donner de fausses espérances; je laisse dire qu’il y a des négociations: il n’y en a point. Je prévois une lutte difficile, une guerre longue. Pour la soutenir, il faut que la nation m’appuie; mais en récompense, je le crois, elle exigera de la liberté. Elle en aura [ … ] la situation est neuve. Je ne demande pas mieux que d’être éclairé. Je vieillis. On n’est plus à quarante-cinq ans ce qu’on était à trente. Le repos d’un roi constitutionnel peut me convenir. Il conviendra plus sûrement encore à mon fils. »

Tel fut à peu près le sens de mon premier entretien avec Bonaparte. 

Germaine de Staël ne sera pas tendre pour son ancien amant :

Quelques amis de la liberté ont voulu justifier de se rattacher à Bonaparte en lui faisant signer une constitution libre; mais il n’y avait point d’excuse pour servir Bonaparte ailleurs que sur le champ de bataille…

De son coté, Napoléon déclare à Hortense :

C’est un homme de grand talent. Il est fort de raisonnement. (sic)

Les discussions vont continuer du 14 au 20. Napoléon le nomme alors au Conseil d’État, plus pour des raisons pratiques (il faudra bien délibérer devant cette institution) qu’affective, et peut-être pour le compromettre un peu plus.. Aux yeux du public, Benjamin devient « l’inconstant Constant ». Et c’est donc lui qui rédigera  l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire (pratiquement seul, même s’il s’en défendra), cette nouvelle constitution que l’on surnomme rapidement, dès sa parution au Bulletin des Lois, le 23 avril,  « La Benjamine ».

Waterloo et la chute de l’empire sonnent le glas des nouvelles ambitions politiques de Napoléon. Le 21 juin, revenu en hâte de Waterloo, il fait appeler Constant dans les jardins de l’Élysée. Les deux hommes s’entretiennent pendant trois heures. Constant préconise l’abdication.

Une foule d’hommes, pour la plupart de la classe indigente et laborieuse, se pressait dans cette avenue, saisie d’un enthousiasme en quelque sorte sauvage, et tentant d’escalader les murs de l’Élysée pour offrir à Napoléon de l’entourer et de le défendre. Ces cris, poussés jadis au milieu des fêtes, au sein des triomphes, et se mêlant tout à coup à notre entretien sur l’abdication, formaient un contraste qui me pénétra d’une émotion profonde. Bonaparte promena quelque temps ses regards sur cette multitude passionnée : « Vous voyez, me dit-il, ce ne sont pas là ceux que j’ai comblés d’honneurs et de trésors. Que me doivent ceux-ci  ? Je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. [… ] Si je le veux, si je le permets, la Chambre rebelle, dans une heure, n’existera plus. »

Inscrit sur une liste de proscription par Fouché, il adresse une justification à Louis XVIII, ce qui le sauve. Mais, tandis que la passion qui le lie à Juliette Récamier connaît ses derniers feux, Benjamin Constant préfère s’éloigner, et part avec sa femme, Charlotte de Hardenberg, pour l’Angleterre.

Au mois de juin 1816, il publie Adolphe, rédigé quelques années auparavant, puis un nouveau pamphlet : De la doctrine politique qui peut réunir les partis en France, qui est un succès. En septembre de la même année, il revient à Paris, avec Charlotte. L’année d’après, Germaine de Staël disparaît (elle avait finalement épousé son amant Rocca), Constant écrit la notice nécrologique anonymement.

Après deux tentatives infructueuses, en 1817 et 1818 à Paris, Constant est enfin élu, en mars 1819, député de la Sarthe (il obtient 667 voix sur 1051 électeurs) : il va rapidement devenir un des principaux orateurs du parti libéral, prenant la parole 265 fois entre 1819 et 1821 !. C’est ainsi qu’il s’illustre en 1820, comme défenseur de la liberté de la presse, inscrite par lui, en 1814, dans la Charte. Constant apparaît comme un chaud partisan d’un véritable régime parlementaire où le gouvernement serait nommé en tenant compte de la majorité qui se dégage à la Chambre.

En 1822, il n’est pas réélu, mais ce n’est que partie remise : les tentatives suivantes sont couronnées de succès, à Paris en mars 1824, en Alsace en 1827 et en 1830.

Constant ne se contente pas de la politique : il devient rapidement un homme de presse, collaborant à différents périodiques comme Le Mercure, La Minerve, La Renommée. Il continue également ses activités d’écrivain, publiant, entre 1820 et 1822, les Mémoires sur les Cent Jours , en 1824 et 1825, De la religion considérée dans sa source, sa forme et ses développements, en 1829, des Réflexions sur la tragédie.

Le 25 juillet 1830, alors qu’à Paris on s’agite, Benjamin Constant  rédige une déclaration en faveur du duc d’Orléans. Bien que malade, il fait partie du cortège qui conduit le 31 juillet le futur Louis Philippe Ier à l’Hôtel de Ville de Paris. Quelques jours plus tard, le 27 août, il est nommé Président du Conseil d’État.

Il ne lui reste cependant peu de temps à vivre. Il décline, est souvent souffrant, et se décrit estropié (il marche avec des béquilles depuis un accident qui a failli lui coûter une jambe), les cheveux blancs, toujours un peu proscrit et persécuté. Il évoque

cette inévitable vieillesse, qui s’assied dans les ténèbres à l’extrémité de notre carrière. fixant sur nous des yeux immobiles et perçants

Benjamin Constant décède en effet quelques mois plus tard, le 8 décembre. La Monarchie de Juillet ordonne des funérailles nationales, le 12 décembre 1830.

 

Ouvrages consultés

  • Alfred Fabre-Luce. Benjamin Constant. Fayard, Paris, 1939
  • Jean-Denis Bredin. Sieyès. Éditions de Fallois, Paris, 1988
  • Tulard. Dictionnaire Napoléon. Fayard, Paris, 1999
  • Laurence Chatel de Brancion. Cambacérès. Perrin, Paris, 2001
  • Dominique de Villepin. Les Cent-Jours. Perrin, Paris, 2001.
  • Louis Madelin. Histoire du Consulat et de l’Empire. Hachette, Paris, 1972