Austerlitz – La légende des lacs

Les évènements qui se déroulèrent, vers la fin de la bataille, autour des étangs de Satschan, ont, apparemment, laissé une empreinte indélébile dans la mémoire de la plupart des mémorialistes. Pas un – ou presque – qui n’y va de son couplet sur la noyade de plusieurs milliers de soldats russes.

Et pourtant, ils sont tous dans l’erreur !

Commençons par rappeler, qu’à cet instant précis de la journée, à cet endroit, Docktourov et Langeron n’ont laissé qu’environ 5.000 hommes, au grand maximum.

Référons-nous ensuite à la Relation autrichienne des évène­ments, que l’on peut trouver aux Archives de la Guerre, à Vienne :

La masse des hommes retraitant sur la glace des etangs de Satschan attira sur la chaussee le Jeu des canons ennemis, situes sur la hauteur de la chapelle d’Aujetz [1] En réalité, selon Duffy (op. cit.), compte tenu de la distance, ces canons devaient probablement être plus près.. Un chariot de munitions, sur cette chaussée, fut atteint par unprojectile tiré par un obusier et explosa, entrainant un embouteillage parmi les pièces qui le suivaient.

Une partie de la colonne fut ainsi abandonnée sur le terrain, et une part de l’infanterie effectua sa retraite sur la glace de l’étang de Menitz,·par chance, la glace était assez solide pour  supporter, sans se briser, le poids de cette masse de troupes. Seuls deux hommes et quelques chevaux passèrent au travers. Ils furent retrouvés, lorsque les étangs furent drainés.

Ce que confirmera d’ailleurs, le 16 decembre, le général Suchet, chargé, quatre jours après la bataille, et en présence d’officiers autrichiens, de la récuperation du matériel aban­donné par les Russes dans les étangs (en fait plutôt des marécages) :

Suivant les ordres de Sa Majesté, j’ai fait retirer les eaux de l’étang supérieur d’Aujezd, cette opération a duré cinq jours, elle eût été beaucoup plus longue, s’il eut fallu faire couper la digue qui est construite en pierre et a plus de 20 pieds d’élévation. Dès les premiers jours, la baisse des eaux a permis de retirer douze pièces russes de 13, ce qui a porté à trente six le nombre de celles qui se sont trouvées dans cette partie de l’étang; cent trente huit chevaux et trois cadavres sont les seules choses qu’il ait été possible de découvrir. En interrogeant les habitants, j’ai appris que quatre compagnies de chasseurs russes avaient péri dans les eaux, mais je présume qu’ils ont été retirés des les premiers jours, du champ de bataille, au contraire de nombreuses autres parties.

Ces restes furent trouvés dans la partie marécageuse des étangs de Satschan, où les Russes s’étaient massés. Rien ne fut retrouvé dans les étangs de Menitz [2]II est également utile de remarquer que très peu de restes humains ou d’ar­mement furent retrouvés dans cette portion du champ de bataille, au contraire de nombreuses autres parties.. Dans son rapport, Suchet indique également que ses hommes ont eu pied partout et que l’eau leur arrivait généralement à hauteur de poitrine. Pour s’y noyer il fallait donc être blessé ou malade !

Panneau à Zatchan

Voudrait-on une confirmation, celle-ci se trouve peut-être dans ce document manuscrit (provenant de la donation Davout aux Archives Historiques de l’Armée) :

Je ne puis  terminer cette note sans chercher a détruire une erreur qui s’est  tellement  enracinée  en France  qu’un  illustre maréchal, qui pourtant a contribué au succès de la bataille d’Austerlitz, l’a citée naguère à la tribune de la chambre des députés comme digne de foi. Il s’agit ici des vingt mille russes qu’on prétend avoir été noyés dans le grand lac par le fait de la glace occasionnee par notre canon. Je dis que cette version n’est  qu’un  conte fait  à plaisir,  inséré  ex-abrupto  dans  le Bulletin. En voici les preuves :

Pendant que la division Friant campait près du village de Mitehen en Moravie, en août 1809, le susdit général m’avait prescrit de lever le plan du terrain depuis Schlapanitz jusqu’à Austerlitz en y comprenant les villages intermédiaires, et d’y joindre  un mémoire. Pour emplir cette derniere obligation, j’ai du consulter sur une foule de choses les habitants et particulièrement  le  bourgmestre  de  chaque  localité;  mais  à ma grande surprise, tant j’étais imbu de la fin cruelle des vingt mille Russes noyés le 2 décembre 1805 dans le grand lac, j’ap­pris que cet épisode n’était qu’une fiction, et que vérification faite du champ de bataille après son évacuation par les belligérants, on ne trouva parmi un nombre incalculable de morts, qu’une douzaine de russes noyés. Ces braves gens (Moraves), désintéressés dans la question russe, m’affirmèrent sur l’honneur m’avoir dit la vérité, et ils ajoutèrent fort judicieusement que nous avions assez tué de moscovites par le  fer et par le plomb sans qu’il soit besoin pour ajouter à notre gloire, d’en avoir noyé vingt mille.

Voici un autre témoignage dont l’auto­rité doit éclaircir la question et lever bien des doutes en ce qui la conceme : M Guiraud de Saint-Marsal, colonel du génie en retraite et aujourd’hui maire de Perpignan, fit  en 1805, en qualité de capitaine du génie, la même opération que moi en 1809; il prit les mêmes renseignements et tous étaient confor­mes à ceux qu’on me donna ultérieurement. II est donc convaincu, comme moi, qu’il n’y a pas eu plus de vingt russes noyés dans le lac ou dans les lacs du champ de bataille d’Austerlitz.

D’ailleurs, on a vu que le capitaine bavarois Comeau, « assez pres pour voir ce qui sy passait », raconte que :

Quand même quelques pelotons auraient eu le pied dans l’eau, il n’y avait pas de quoi les noyer. Les quelques corps d’hom­mes et de chevaux que j’y ai vus avaient été tués par le canon; c’était comme sur la rive, et encore moins. Je mets en fait que ce n’est pas deux mille hommes qui ont péri là, mais au plus deux cents, tandis que, sans cet obstacle, cette colonne aurait étté écrasée.

Du côté des protagonistes russes eux-mêmes, Langeron écrit :

Les deux escadrons des dragons de Saint-Petersbourg et les cent cosaques d’lsaaev perdirent tous leurs chevaux dans les étangs de Menitz, dans lesquels beaucoup de fuyards se noyèrent. Ces étangs étaient gelés, mais la glace s ‘enfonça. La même chose était arrivée près de Sokolnitz et de Kobelnitz, dans d’autres étangs où périrent un grand nombre d’officiers et de soldats de la colonne Pribischewsky.

Et Stutterheim précise :

Quatre mille hommes furent pris dans et autour d’Aujest; ils perdirent leurs canons. Beaucoup d’entre ceux qui étaient en déroute se jetèrent sur le lac qui était gelé, mais pas assez cependant pour que quelques uns n’y périssent [3] Voir plus bas. .

On en conviendra, « beaucoup » et « quelques-uns » ne font sûrement pas plusieurs milliers.

 

Dans son ouvrage paru en 1832, l’autrichien Schönhals écrit : Pour ce qui conceme la noyade d’un grand nombre de Russes dans les lacs, on peut dire que cet évènement est du domaine des fables publieées par les bulletins français.

 

Un officier russe, qui a malheureusement choisi de garder l’anonymat, écrivait dans une lettre datée de décembre 1805 : Mais assurément aucun Franrçais n’osera affirmer qu‘il a vu des corps entiers se noyer dans les lacs et disparaître. II est incontestable qu’aucun Russe n ‘a été noyé et même aucun n’en a eu l’occasion.

 

Alors ? D’ou vient que tous ces vaillants mémorialistes et his­toriens et écrivains [4]Auxquels il faut par exemple ajouter Walter Scott, mais celui-ci, au moins, fait une référence explicite au Bulletin ! (Walter Scott – Vie de Napoleon Buonaparte. Vol. V p. 235. Strasbourg, … Continue reading) aient pu, à ce point, se méprendre ? Leur mémoire leur a-t-elle tant fait défaut, avec une surprenante simultanéite, ou bien se sont-ils donné le mot ?

Sans doute pas, et il faut chercher ailleurs la raison de cette curieuse « cécité positive ».

Intéressons-nous d’abord au 30e Bulletin de la Grande Armée, daté du lendemain même de la bataille, le 3 decembre 1805 :

La canonnade ne se soutenait plus qu’à notre droite. Le corps ennemi qui avait été cerné et chassé de toutes ces hauteurs, se trouvait dans un bas-fonds et acculé à un lac. L’Empereur s’y porta avec vingt pièces de canon. Ce corps fut chassé de posi­tion en position, et l’on vit un spectacle horrible, tel qu’on l’avait vu a Aboukir : 20 000 hommes se jetant dans l’eau et se noyant dans les lacs !

Le 31e Bulletin, date du 14 decembre, est, il est vrai, un peu moins grandiloquent :

On a fait ecouler l’eau du lac sur lequel de nombreux corps russes s ‘étaient enfuis le jour de la bataille, et l’on a retiré quarante pièces de canon russes et une grande quantité de cadavres.

Le 16 decembre, le marechal Soult rend compte à Napoléon :

Pendant une heure, (l’ennemi) fit un feu prodigieux, et s’il eût tenu, le général Vandamme eût eu beaucoup plus de peine à se former ; mais pressé par sa gauche au débouché de Telnitz, où les 3e et 1e divisions commençaient d’apparaître, et menacé par le débouché d’Aujest, le long des étangs sur lesquels la 2e division se dirigeait, il dut penser à se sauver; ses troupes s’ébran­lèrent; trente huit pieces de canon, beaucoup de caissons, des canonniers et deux ou trois mille hommes d’infanterie, avec un grand nombre de chevaux, voulurent pénétrer par la tête des marais sur Satchan; mais, à moitié chemin, la glace, qui jusque-la avait porté, manqua, et une partie de ce qui était engagé, s’engloutit; le restant, pressé par la 2e division qui avait débou­ché d’Aujest, voulut encore échapper, en traversant le premier étang; mais la glace lui manqua également, et presque tous les hommes et la totalité des chevaux périrent.

Le 27 decembre suivant, le maréchal Davout, dans son rapport à Napoleon, qui lui a demandé de dire « les choses au vrai et tout ce qui s’est passé », rapporte :

La glace du lac sur lequel cette colonne fut jetée venait d’être rompue par les chevaux des officiers qui s’étaient sauvés; d’ailleurs l’arrivée des troupes françaises de l’autre côté de ce lac ôtait à l’ennemi tout espoir de salut. (…) Cette brigade (NDLA : Heudelet) (…) eut le spectacle des Russes se submer­geant dans le lac, par leurprécipitation à s’échapper.

Beaucoup plus tard, le 1er juillet 1806, le maréchal Berthier présente à l’Empereur sa Relation de la bataille d’Austerlitz, dans la quelle on peut lire :

Sans appui, sans ressources, sans retraite, foudroyés par l’ar­tillerie de la garde dont toutes les bouches tonnaient à la fois, ces malheureux saisis d’épouvante se jettent sur le lac glace de Menitz déjà ébranlée par nos boulets et presque tous y trouvent la mort.

Le soleil alors achevait sa carrière et ses demiers rayons refléchis par la glace vinrent éclairer cette scène d’horreur et de désespoir. Elle ne parut pas moins affreuse que cet instant de la joumee d’Aboukir où dix-huit mille turcs, poursuivis par le vainqueur, se jetèrent à la mer et y furent engloutis.

 

La meme année 1806, au moment de la parution du Rapporl de Stutterheim cité plus haut, Langeron ajoute le commentaire suivant au passage consacré aux étangs :

Ce fut le spectacle le plus horrible qu’on puisse imaginer. Une batterie de cinquante canons, protégée par quatre bataillons russes et par le restant de la colonne du général Buxhoewden, n’ayant pu se retirer par Aujest, où la division du général Vandamme etait déjà établie, voulut suivre une ancienne digue non entretenue et submergée, qui conduit d’Aujest à Satchan ; ceux qui la conduisaient se persuadèrent que la glace qui paraissait encore assez forte, pourrait supporter ce poids énorme; mais lorsqu’ils furent au milieu, elle manqua : hom­mes, chevaux, voitures, tout fut englouti. Le nombre d’hommes qui y périt est incalculable, et tous les chevaux y restèrent.

Cette scène affreuse fut encore répétée une heure après, lors­ que les alliés, chassés du plateau de Telnitz, voulurent passer la digue qui conduit à Satchan. Comme ils étaient vivement pressés par les Français, l’infanterie qui s’était retirée par Menitz, ne pouvant revenir, entreprit aussi de repasser l’étang; mais la glace s’étant également rompue, la plupart y périrent. (…)

Alors, comparant cet évènement avec celui de la mémorable bataille d’Aboukir, où dix-huit mille Turcs se jetèrent dans les flots, et y périrent, il ne put s’empêcher de déplorer leur perte, et de remarquer que de pareilles troupes étaient dignes d’un meilleur sort, et méritaient d’être mieux commandées; témoi­gnage honorable qui prouvait également la générosité et la sensibilité du héros.

 

La Relation publiée pour la première fois en 1810, se contente de reprendre, pratiquement mot pour mot, ce que Berthier avait écrit :

Sans ressources, sans retraite, foudroyés par l’ar­tillerie de la garde, ces malheureux, saisis d’épouvante, se jet­tent sur les glaces et presque tous y trouvent la mort.

Le soleil alors achevait sa carrière et ses demiers rayons réfléchis par la glace vinrent éclairer cette scène d’horreur et de désespoir. C’est ainsi qu’on avait vu, dans la journée d’Aboukir, dix-huit mille turcs, poursuivis par le vainqueur, se jeter à la mer et s’y engloutir.

 

Alors, lorsqu’en 1847, paraissent les volumes de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, d’Adolphe Thiers, dans laquelle on peut lire :

La majeure partie (NDLR : des troupes russes en déroute) (se jette) vers les étangs glacés, et tâchent de s’y frayer un chemin. La glace qui couvre ces étangs, affaiblie par la chaleur d’une belle journee, ne peut résister au poids des hommes, des chevaux, des canons. Elle fléchit en quelques points sous les Russes qui sy engouffrent ; elle résiste sur quelques autres, et offre un asile aux fuyards qui sy retirent en foule. Napoleon, arrivé sur les pentes du plateau de Pratzen, du coté des étangs, aperçoit le désastre qu’il avait si bien préparé. II fait tirer a boulet, par une batterie de la garde, sur les parties de la glace qui résistent encore, et achève la ruine des malheureux qui sy étaient réfugiés. Près de deux mille trou­vent la mort sous cette glace brisée (…) Des lors les Russes n’ont plus pour s’enfuir qu’un étroit passage entre Telnitz et les étangs. Les uns, s’y précipitant pêle-mêle, y trouvent la mort comme ceux qui les y ont précédés. (…)

la conclusion semble aller de soi : tous ceux, ou presque, dont nous avons présenté (dans le livre –  NDLR) les mémoires, se sont, pour ce qui en est en tous les cas de cet épisode des étangs, largement inspiré de la propagande officielle, au point de s’être finale­ment  identifiés  aux évènements,  à une  époque où  l’esprit public s’y prêtait largement.


 

References

References
1 En réalité, selon Duffy (op. cit.), compte tenu de la distance, ces canons devaient probablement être plus près.
2II est également utile de remarquer que très peu de restes humains ou d’ar­mement furent retrouvés dans cette portion du champ de bataille, au contraire de nombreuses autres parties.
3 Voir plus bas.
4Auxquels il faut par exemple ajouter Walter Scott, mais celui-ci, au moins, fait une référence explicite au Bulletin ! (Walter Scott – Vie de Napoleon Buonaparte. Vol. V p. 235. Strasbourg, 1827.