Aperçu de la campagne de 1814 en France – Karl von Clausewitz
I. Forces des Français.
Après la campagne d’Allemagne, Bonaparte [1]sic avait repassé le Rhin, en novembre, à la tête de 60 à 70.000 hommes, derniers débris d’une armée qui, au mois d’août, comptait encore 300.000 soldats.
Aucun document ne donne avec une précision suffisante le nombre des troupes immédiatement disponibles qu’il trouva en France; cependant, nous savons qu’au commencement de janvier, c’est-à-dire au bout de six semaines, les forces françaises s’élevaient à 150.000 hommes environ, et qu’une maladie épidémique, qui sévissait en décembre parmi les troupes stationnées le long du Rhin, avait enlevé de 60 à 70.000 hommes. En ajoutant ce nombre à celui de 150.000, on arrive à 220.000, ce qui porte à 150,000 hommes la totalité des renforts reçus par l’armée française dans un espace de six semaines.
Or nous venons de voir que ce nombre fut réduit de moitié par une épidémie. Il faut reconnaître que ce résultat ne put être atteint qu’au prix des plus grands efforts, car, dans les cinq derniers mois de la campagne, F armée française ayant été constamment renforcée, sinon par de grandes masses de troupes, du moins par l’arrivée successive de brigades et de divisions, ce dernier appel de forces ne dut pas lui procurer plus de 00.000 hommes, qu’il fallut même en partie tirer d’Espagne.
Les 150.000 hommes disponibles en janvier 1814 se trouvaient grosso modo répartis comme il suit
Dans les places fortes de la Hollande et des Pays-Bas (non compris les troupes du général Maison, 20.000;
Dans les Pays-Bas, le général Maison, avec 16.000;
Sous le général Augereau, à Lyon, 1.600;
Dans les places fortes du Rhin et de la frontière suisse, 36.000 ;
Le corps de Mortier, sur la frontière suisse, 12,000 ;
Le corps de Victor, sur le Rhin supérieur, 14.000 ;
Le corps de Marmont, sur le Rhin moyen, 20.000 ;
Le corps de Macdonald, sur le Rhin inférieur, 22.000 ;
Le corps de Ney en Lorraine, 10.000.
Total : 151.600.
On ne pouvait donc considérer comme constituant à proprement parler l’armée de campagne que 78.000 hommes seulement; c’étaient les corps des maréchaux Mortier, Victor, Marmont, Macdonald et Ney. Il y avait bien encore à Paris de 10 à 20.000 hommes de réserves, mais on ne peut les faire entrer immédiatement en ligne de compte; et plus tard, quand ces réserves furent à même de donner à leur tour, les maréchaux avaient dû déjà considérablement appauvrir leurs effectif s pour fournir aux garnisons des places qu’ils laissaient successivement derrière eux.
II. Forces des alliés.

L’armée du prince Schwarzenberg, qui franchit la frontière française au commencement de janvier, comptait 200,000 hommes ; celle de Blücher, 65.000.
Nous ne faisons pas entrer ici en ligne de compte les corps qui arrivèrent dans la suite, tels que ceux de Winzingerode, de Kleist, du duc de Cobourg, du prince héritier de Hesse, du général Hochberg avec les Badois et de Döring, qui suivait avec la division wurtembergeoise, pas plus que celui de Bülow, détaché dans les Pays-Bas et soutenu en arrière par le duc de Weimar.
Si donc l’on veut comparer les forces en présence, il faut également défalquer les 36.000 hommes que les Français avaient laissés dans les Pays-Bas, et c’est alors 115.000 hommes qu’il leur reste et contre lesquels 265.000 alliés vont avoir à se mesurer, soit en rase campagne, soit dans les places fortes.
III Répartition des forces alliées.
L’armée de Schwarzenberg était formée de deux divisions légères (Bubna et Maurice Liechtenstein), des corps autrichiens de Colloredo, d’Aloïs Liechtenstein et de Giulay, de deux corps allemands (Wrede et prince royal de Wurtemberg), d’un corps russe (Wittgenstein), de la réserve autrichienne, commandée par le prince héritier de Hombourg, et de la réserve russo-prussienne, sous les ordres de Barclay.
L’armée de Blücher comprenait les corps de Sacken, de Langeron et d’York.
IV Entrée de Schwarzenberg en France
Dans les dix derniers jours de décembre, Schwarzenberg, traversant le Rhin à Baie et à Schaffhouse, marcha sur le Jura; il devait ainsi franchir la frontière française au commencement de janvier, en même temps que Blücher passerait le Rhin moyen.
Le mouvement fut combiné de telle sorte que l’aile droite de Schwarzenberg traversât le Rhin à Fort-Louis, à peu près en même temps (1er janvier) que l’aile gauche quittait Neuchâtel et abordait la frontière.

Le corps de Wrede seul fut poussé en France dix jours plus tôt; il devait assiéger Huningue et Belfort, s’emparer des châteaux forts de Blamont et de Landskron et se former à Ensisheim, face à Colmar.
Dans les premiers jours de janvier, lorsque toutes les colonnes eurent prononcé leur mouvement en avant, le général Wrede fut chargé d’investir Brisach et de pousser jusqu’à Schlestadt; le prince royal de Wurtemberg devait appuyer ce mouvement.
Le général Wittgenstein investit Strasbourg; le général Barclay demeura sur la frontière, en soutien derrière Wrede. Le général Bubna fut lancé en avant sur Genève et sur Lyon, et le centre de l’armée de Schwarzenberg s’avança par les deux routes de Vesoul et de Dijon, en investissant Besançon et Auxonne.
Cette armée de 200.000 hommes entame donc son mouvement offensif dans les conditions suivantes : elle pénètre en France suivant quatre directions divergentes (sans même tenir compte du corps détaché contre Lyon) ; elle étend son front de Strasbourg à Dijon (450 kilomètres ou 60 milles), et, bien que ses réserves soient au centre de ce cercle immense — aux environs d’Huningue, — la masse principale des forces, celle avec laquelle marche le général en chef, et qui se trouve à Vesoul, compte à peine 30.000 hommes [2]C’étaient le corps de Giulay et deux divisions du corps de Colloredo.! !

Par le fait, un semblable dispositif pouvait seul permettre à Victor, qui avait 14.000 hommes sous Strasbourg, et à Mortier, qui marchait de Reims sur Langres avec 12.000 hommes, de faire courir un danger quelconque à cette armée de 200.000 hommes, en admettant que ces deux maréchaux eussent été en état de tenter quelque chose.
Il semble que le prince de Schwarzenberg n’ait pas tardé à comprendre qu’une semblable pointe de 60.000 hommes sur son aile droite, devant laquelle il n’y avait personne à attaquer, constituait un dangereux éparpillement de ses forces ; aussi vit-on, vers le milieu de janvier, le prince royal de Wurtemberg et Wrede, puis un peu plus tard Wittgenstein, ne laisser que de faibles détachements de leurs corps respectifs devant les places fortes et se replier sur le centre de l’armée, qui suivait la route de Langres à Chaumont et marchait sur Bar-sur-Aube, point désigné à Blücher pour opérer sa jonction.
Quant au corps détaché à Dijon, il resta sans rien faire jusqu’au milieu de février. Pendant toute la campagne, le prince de Schwarzenberg chercha à rester en liaison avec la vallée du Rhône, en étendant son aile gauche vers Auxonne et Dijon, et, par là, il arriva à faire front beaucoup plutôt vers le sud de la France que vers Paris.
V. Invasion de Blücher.

Blücher avait passé le Rhin le 1er janvier à Coblentz, Bacharach et Mayence, et, laissant devant cette dernière place le corps de Langeron, il avait refoulé le maréchal Marmont au-delà des Vosges et de la Sarre jusque dans la vallée de la Moselle et sous le canon de Metz.
Il laissa York, avec son corps d’armée, entre les places fortes de la Moselle, et, avec le corps de Sacken et une division du corps de Langeron, en tout 28.000 hommes, il changea de direction et marcha sur Nancy pour rejoindre l’armée de Schwarzenberg.
VI. Positions au 6 janvier.
Les positions occupées le 6 janvier étaient les suivantes :
Giulay et Colloredo, à Langres, avec 36.000 hommes ;
En face d’eux, Mortier à Chaumont, avec 12.000 hommes ;
Le prince royal de Wurtemberg et Wrede, avec 35.000 hommes (se dirigeant du Rhin supérieur sur le centre de l’armée) ;
Barclay était sur la Saône, avec 35.000 hommes ;
Blücher à Nancy, avec 27.000 hommes, ayant devant lui Victor et Ney, à Toul, avec 24.000 hommes;
Marmont était sous Metz, et Macdonald, affaibli par les garnisons laissées dans Nimègue et Wesel, revenait avec 9.000 hommes et remontait la Moselle.
Les alliés avaient donc laissé en arrière, devant les places fortes :
Langeron, avec 20.000 hommes;
York, avec 20.000 hommes ;
Wittgenstein, avec 20.000 hommes ;
Les corps autrichiens et bavarois : 40.000 hommes.
Maurice Liechtenstein et le prince héritier de Hombourg étaient détachés avec 35.000 hommes.
Total : 135.000 hommes.
On voit donc que, sur un effectif total de 265.000 hommes, il en restait 130.000 de disponibles pour tenir la campagne. Ces 130.000 hommes marchaient sur la vallée de l’Aube où ils devaient se réunir et où ils se réunirent en effet à la fin de janvier.
VII. Retraite des maréchaux français.
Les maréchaux français avaient dû renoncer à livrer tout combat, aussi bien sur le Rhin supérieur que sur le Rhin moyen. Victor et Marmont s’étaient alors repliés sur Ney, et tous trois se trouvaient réunis dans la vallée de la haute Moselle, tandis que Mortier, qui s’était d’abord porté par Chaumont à la rencontre de Schwarzenberg, était également obligé de reculer et regagnait la vallée de l’Aube.

Macdonald était resté plus longtemps sur le Rhin inférieur, ayant devant lui le général Winzingerode, qui ne put franchir le fleuve à Düsseldorf que le 12 janvier. Le maréchal se retira alors le plus rapidement qu’il put vers Givet et Mézières, et se dirigea à marches forcées sur Châlons.
VIII. Blücher fait front vers l’Aube. — Bonaparte le suit.
Dans la seconde quinzaine de janvier, les maréchaux français sont refoulés par Blücher de l’autre côté de la Meuse. Leur flanc droit étant menacé par Wrede, qui vient de dépasser Neufchâteau, ils sont obligés de se replier sur la Marne et là, par suite de leur jonction avec Ney le 24 janvier, ils forment une masse de 30.000 hommes.
Blücher, avec le corps de Sacken, fait un changement de front sur l’Aube par Joinville, Dommartin et Brienne et lance sa cavalerie en avant sur Saint-Dizier.
Les maréchaux français croient leur flanc menacé par cette marche sur Joinville et se replient devant la cavalerie de Blücher jusqu’à Vitry.
C’est à Vitry que Bonaparte rejoint ses trois maréchaux, le 26 janvier. Ils ont avec eux environ 30.000 combattants ; il amène, lui, de 10 à 15.000 hommes de réserves. Il porte ses troupes en avant et s’avance jusqu’à Saint-Dizier, croyant devoir rencontrer les alliés vers Langres. Apprenant alors que Blücher a le dessein de franchir l’Aube, il se dirige sur lui par Montier-en-Der et livre au général prussien un premier combat, le 29 janvier [3]Le combat sur lequel l’écrivain allemand insiste si peu est celui que l’on désigne en France sous le nom de victoire de Brienne. (Note du traducteur.) .
IX. L’armée principale se concentre et s’avance jusque sur l’Aube.
L’armée principale s’est avancée jusque devant Bar-sur-Aube. Renforcé par une brigade, le maréchal Mortier accepte le combat, le 24 janvier, puis se replie sur Troyes. Le prince Schwarzenberg le fait poursuivre jusqu’à Vendeuvre par le général Colloredo et assure sa liaison avec Blücher.
Le prince royal de Wurtemberg a dépassé Épinal, où il a livré un combat à l’avant-garde de Victor; il a rejoint le centre à Chaumont, et le 24 janvier il est avec Giulay à Bar-sur-Aube.

De plus, le général Wittgenstein, laissant devant Strasbourg et Phalsbourg quelques milliers d’hommes seulement, a traversé Nancy à la suite de Blücher. Comme sa cavalerie, que commandait le général Pahlen, avait sur lui une avance de deux journées, elle venait de dépasser Blücher le jour où la bataille de Brienne s’engagea, et, grâce à cette circonstance, elle put prendre part à la lutte sous les ordres de ce général. Quant au général Wittgenstein lui-même, il n’eût pu arriver sur le champ de bataille, car il était encore à Joinville.
Enfin, le général York avait reçu l’ordre de masquer simplement les places fortes de la Lorraine au lieu de les investir; il avait été rejoint en même temps par une partie de la cavalerie de Langeron et de Kleist. Il put alors concentrer, son corps d’armée devant Vitry, où Bonaparte avait laissé une arrière-garde tirée du corps de Marmont. Les réserves, sous les ordres de Barclay, avaient été rappelées sur le front et étaient, le 29 janvier, à Bar-sur-Aube.
References[+]