Antoine-René-Charles-Mathurin Laforest (1756-1846)
Geoffroy de Grandmaison
(Extrait de « La Correspondance du comte de la Forest », tome 1, Paris, 1905.)
Le 27 mars 1808, Napoléon écrivait à Murat, son < lieutenant » en Espagne : « J’ai fait partir pour Madrid le sieur la Forest sans aucun titre. Vous aurez soin de le bien accueillir. C’est un homme de mérite et qui est propre à tout [1] »
Voilà un bel éloge, si on n’y veut pas mettre une pointe d’ironie.
I. Les origines – En Amérique – Au ministère
Antoine-René-Charles-Mathurin de la Forest était, en effet, une manière de personnage et l’un des diplomates qui avaient traversé la Révolution en gardant les traditions de l’ancien régime pour en faire bénéficier le gouvernement impérial. M. de Talleyrand, longtemps leur chef, a tracé d’eux un portrait idyllique, dans cette séance fameuse de l’Institut où il prononça l’éloge funèbre du comte Reinhard. Et si les suffrages des premiers membres de l’Académie des sciences morales et politiques avaient appelé dans leur compagnie M. de la Forest — qui se fût trouvé digne de cet honneur, — chez lui aussi, chez lui surtout, le prince de Bénévent aurait pu reconnaître « une soumission exacte aux instructions de ses chefs, une vigilance de tons les moments qui, jointe à beaucoup de perspicacité, ne les laissait jamais dans l’ignorance de ce qu’il leur importait de savoir ; une rigoureuse véracité dans tous ses rapports, qu’ils dussent être agréables ou déplaisants; une discrétion impénétrable ; une régularité de vie qui appelait la confiance et l’estime ; une représentation décente; enfin un soin constant à donner aux actes de son gouvernement la couleur et les explications que réclamait l’intérêt des affaires qu’il avait à traiter[2]. »
Il était né le 7 août 1756, à Aire-sur-la-Lys, en Artois, où les hasards de garnison avaient conduit son père, capitaine-major et chevalier de Saint-Louis. Mais la province du Maine était son pays d’origine, et ii en tirait prétexte pour rattacher son nom au cardinal Pierre de la Forest, évêque de Paris, archevêque de Rouen, chancelier du roi Jean le Bon et l’un des meilleurs négociateurs français du XIVe siècle. Cette dernière qualité présentait un modèle agréable à l’ambassadeur de Napoléon ; il rappelait avec orgueil la part prise par son ancêtre au traité de Brétigny, et il aurait volontiers fait sienne la devise des armes parlantes du vieux cardinal : Dabunt oracula quercus; « le chêne des forêts rend des oracles. »
Par quelle circonstance son parrain fut-il Antoine-René de Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy, ministre de la guerre ? Je l’ignore. C’était là encore un présage pour la carrière future de l’enfant : tous les Voyer, à travers six générations, de Louis XIII à Louis XVI, appartenant au monde diplomatique ; et le parrain de notre héros, après avoir été ambassadeur en Suisse, devait l’être en Pologne et à Venise. Il réserva, de très bonne heure encore, à son filleul une sous-lieutenance dans le régiment de Hainaut, puis, presque aussitôt, le fit entrer dans les bureaux du ministère des affaires étrangères. Cette date du 14 décembre i774marffue *es débuts d’une longue route de quarante années qui devait conduire, pas à pas, le novice jusqu’à l’échelon suprême où l’on cueille le portefeuille de ministre.
Ses études avaient été brillantes au collège Louis-le-Grand, où les jésuites professaient alors. Son goût pour la poésie en faisait un infatigable rimailleur : il aimait tirer en hexamètres l’horoscope de son avenir ; il avait composé une pièce épigrammatique de vers latins sur un de ses maîtres ; celui- ci la lut, sourit et la rendit doucement à l’élève avec ces simples mots: « Si vous continuez ainsi, dans la vie, mon enfant, vous vous ferez peut-être craindre, jamais aimer. » L’émotion gagna l’écolier, le conseil le toucha au cœur, et depuis, en ses nombreuses versifications, jamais plus il n’écrivit rien de mordant.
Ces goûts littéraires lui firent peu regretter l’épaulette et invitèrent son protecteur à employer sa plume à la rédaction de « Nouvelles » qui parurent dans la Bibliothèque universelle des romans y dont le marquis de Paulmy était l’un- des principaux collaborateurs.
Dès qu’il fut parvenu vraiment à l’âge d’homme, on confia à René de la Forest une place de secrétaire de légation à Genève (10 avril i2?8) : court voyage, simple déplacement au bord du lac enveloppé des montagnes. Il allait bientôt élargir son horizon.
Quand le chevalier de la Luzerne partit pour l’Amérique comme ministre du roi, il emmena le jeune la Forest. En ce mois de juin 1779, faire voile pour les États-Unis, c’était vraiment se diriger vers un nouveau monde. Attrait de l’imprévu, aspirations idéales, rêves d’avenir, émotions politiques, la chanson des épées, le bruit des armes, les grands mots de liberté et d’indépendance, la délivrance d’un peuple, le sort du monde, toutes ces pensées se heurtaient dans le cerveau des enthousiastes et faisaient battre le cœur des voyageurs. Le vieux sentiment national contre les Anglais se mêlait aux sympathies envers nos alliés, leurs adversaires. Le coup de tête de Lafayette avait renversé les barrières, et sur ses traces, les aventureux brûlaient de s’élancer pour le suivre. Peut-être, de tous les passagers, la Forest gardaît-il son esprit le plus au calme.
Il s’absorba dans les fonctions modestes de la légation, où M. de la Luzerne jouait un rôle important auprès du Congrès, des armées et de Washington. Dans ce pays essentiellement pratique de la démocratie, il s’occupait d’affaires plus que de représentation. Nous le voyons vice-consul à Savannah, en Géorgie, puis gérant du consulat de Charleston (24 août 1783). Alors le traité de Paris avait assuré la paix, et M. de la Forest jouissait de la tranquillité publique en même temps qu’il goûtait la félicité domestique : il était marié.
Il atteignait sa dix-septième année, quand des convenances de famille avaient, à la mode du temps, décidé ses fiançailles avec sa cousine, Mme Le Cuiller de Beaumanoir, âgée de dix ans. Séparés pour parfaire leur éducation, les deux enfants, en 1783, se rejoignirent, et Mme de la Forest, sur la terre d’Amérique, fit ses débuts d’épousée. Son mari jouait déjà un rôle important qu’elle vit chaque jour grandir : vice-consul général près le gouvernement des États-Unis et consul particulier de New-York.
« Les attributions de consul, dit encore M. de Talleyrand, sont variées à l’infini ; elles exigent une foule de connaissances pratiques pour lesquelles une éducation particulière est nécessaire; ce sont eux qui, par leurs relations habituelles, peuvent donner une idée juste et complète de la situation du commerce, de la navigation et de l’industrie du pays de leur résidence [3]»
La Forest avait remplacé Barbé-Marbois qui allait prendre l’intendance de Saint-Domingue ; il le fit presque oublier.
La houle des événements politiques de 1789 n’ébranla pas d’abord sa position affermie par douze années de séjour consécutif en Amérique. Mais la tempête de 1792 agita sa barque jusque par-delà les mers : au mois de mars, s’il est promu à la direction générale des affaires consulaires, avec un traitement de 20,000 livres, en novembre, il est révoqué. Les nouvelles de France n’étaient rien moins qu’engageantes pour un honnête homme séparé, il est vrai, par l’océan, de la bagarre ; la Forest n’éprouvait aucun désir de retourner, en pleine Terreur, dans sa patrie ; ses origines en faisaient un aristocrate, ses fonctions un suspect, son absence un émigré. Ce fut Washington qui le poussa à se rendre en Europe : il le suppliait d’aller ouvrir les yeux du gouvernement français sur les extravagances du ministre envoyé par la Convention, jacobin d’autant plus farouche qu’il voulait faire oublier aux autres, comme il l’oubliait lui-même, les faveurs royales d’antan : Genet, le frère de Mme Campan, la lectrice de la reine, s’était mis en tête de régénérer les États-Unis, il saisissait dans les ports les vaisseaux sous pavillon neutre, et déclarait la guerre de son autorité privée.
Cette mission de sauvegarder la bonne entente entre les deux républiques décida la Forest, Il se trouva à Paris bien accueilli des membres de l’Assemblée, reçut une patente nouvelle de consul et reprit, sans retourner la tête, le chemin de New-York, avec tout l’empressement ressenti au seuil de l’antre du lion.
Le 3 vendémiaire an III, le Comité de salut public le révoqua ; mais à cette distance, le coup de griffe demeurait platonique. Il le devait à une dénonciation de Prieur (de la Marne) qui accusait la citoyenne la Forest d’avoir porté le deuil de « la furie Antoinette [4]. » Sa seule réputation devenait dangereuse, et un accusé vit compter parmi les griefs du tribunal révolutionnaire ses relations avec M. de la Forest. Cet homme suspect continua sa paisible existence dans un pays dont il connaissait toutes les ressources, et où son habileté trompait les loisirs forcés du fonctionnaire par les occupations lucratives de l’agriculteur.
Dès 1792, au début de la panique territoriale, il avait réalisé ses biens en France et, avec ce petit capital, acheté à bon compte de vastes domaines dans l’État de Virginie.
Son régisseur se nommait Cooper, dont le fils fut Fenimore Cooper, le romancier fameux. En sorte que la plupart des épisodes de l’Espion, du Dernier des Mohicans, de la Prairie ont pour théâtre et décrivent les terres mêmes de M. de La Forest.
En ce temps-là, un certain nombre d’émigrés avaient pris pied sur le sol américain, cherchant à vivre ; l’un des plus en vue se trouvait l’ ex-évêque d’Autun, que les lois anglaises venaient de chasser de Londres. Dans ce mouvement de spéculation agraire qui remuait tous les émigrants. M. de Talleyrand sut prendre une part fort active ; les renseignements autorisés de M. de la Forest lui furent, pour ses achats, souvent utiles. Sa gratitude demeura acquise à son obligeant conseiller ; de retour en France, il ne l’oublia pas ; et tout aussitôt qu’il prit pour lui-même (16 juillet 1797), à la veille du 18 fructidor, le portefeuille des relations extérieures, il confia à son ancien voisin d’Amérique un fauteuil de chef de division.
La Forest eut à gérer les fonds, portant des mesures d’ordre dans les comptes fantaisistes et irréguliers d’un prédécesseur nomme Grandjean de Flévy, sorte de chevalier d’industrie qu’il fallut casser aux gages.
Ses bureaux étaient rue du Bac, dans le ci-devant hôtel de Gallifet ; on y accédait, entre cour et jardin, par un péristyle à colonnes doriques ; on en pouvait sortir par l’ancien hôtel de Maurepas, en équerre sur la rue de Grenelle. La Forest vécut, dans ces lambris dorés, vigilant et heureux. Il prenait naturellement part aux fêtes du ministère, à ces repas officiels où l’on dînait, tête couverte, le chapeau faisant partie du costume des membres du Directoire et des fonctionnaires ; il assista à cette réception, au Luxembourg, de Bonaparte retour d’Italie, où Talleyrand proclama qu’il allait falloir arracher à sa retraite le général vainqueur ; il était, à ce fameux bal qui coûta i5,ooo livres à Talleyrand, à côté de Mme de Staël quand elle attira la réponse foudroyante à sa trop directe question : « Quelle est la première femme du monde ? »
Ces réunions, qui n’offraient de curieux, avec le contraste des jours de terreur récente, que l’amalgame singulier des invités : moitié bourreaux et voleurs, moitié volés et victimes, ces délassements faisaient naître plus d’une réflexion de scepticisme chez un philosophe par nature et par métier comme l’était la For est ; elles étaient, au reste, permises à un agent qui passait tout le jour à sa table de travail : appliqué, méthodique, infatigable.
A la fausse sortie du 20 juillet 1799 qui mit Reinhard à la place de Talleyrand, pour quatre mois, jusqu’au lendemain du 18 brumaire, la Forest suivit la retraite de cet habile homme. Par compensation, on le nommait (ie* novembre) commissaire central du gouvernement près l’administration des postes. Mais, dès le mois de mars suivant, il reprenait des fonctions de sa carrière, en étant chargé de suivre les négociations pendantes avec les États-Unis. Elles se dénouèrent heureusement entre les mains de Joseph Bonaparte, le 30 septembre 1800 : les décrets de la Convention étaient abolis, les rapports entre les deux nations reprenaient leur cours normal.
L’expérience technique de la Forest avait puissamment aidé l’homme d’État improvisé qu’était Joseph. Ses services parurent précieux, et tout aussitôt, ce dernier l’emmena avec lui, à titre de secrétaire de la légation française chargée de négocier la paix à Lunéville.
II — Lunéville. — Münich — La diète de Ratisbonne
C’était entrer dans les sphères de la haute diplomatie et porter la main sur le grand échiquier européen.
Le canon sera toujours l’ultima ratio des entretiens pacifiques. Marengo et Hohenlinden appuyaient avec éloquence la parole de nos négociateurs. Le Premier Consul réservait l’honneur de la discussion à son frère, afin, dans cette mission d’apparat, « de le mettre en scène et aussi à l’épreuve[5] »

Joseph arriva au commencement de novembre à Lunéville. La Forest voyageait sans doute en sa compagnie, car nous remarquons son écriture nette, ferme et ronde, dans les premières dépêches de Joseph pour l’échange même de ses pouvoirs avec Cobenzl[6]. Le traité, sorte d’armistice continental, fut signé le 9 février 1801. Presque chassée de l’Italie, l’Autriche reconnaissait les Républiques batave, helvétique, cisalpine et ligurienne ; elle perdait la Toscane érigée en royaume d’Étrurie.
Le Premier Consul félicita son frère : « La nation est contente du traité et moi j’en suis particulièrement satisfait. [7]»
Talleyrand, pour la Forest, n’eut pas moins d’éloges :
« Le ministre plénipotentiaire ne m’a pas laissé «ignorer la part active que vous avez prise aux négociations qui viennent d’être couronnées d’un si beau succès. Il n’a cessé de se louer de votre coopération, d’applaudir à votre zèle, d’apprécier vos travaux ; et je me fais un plaisir véritable, voyant votre ouvrage achevé, de vous exprimer ma satisfaction particulière. [8]»
Et la Forest de répondre, dans un style qui fait songer plus à la Régence qu’au Directoire : « Mon zèle était mon devoir ; c’est générosité de votre part de m’en faire un mérite, et indulgence de m’en louer[9]. »
Chargé de ces branches d’olivier, il arrive prendre son repos, en commensal habitué de Joseph, soit à Paris, dans ce vaste hôtel Marbeuf que l’aîné des Bonaparte vient d’acheter aux Champs-Élysées, soit dans cette terre de Mortefontaine où il agrandit les acquisitions, multiplie les embellissements, canalise les rivières, sème de statues les jardins et convoque ses amis.
De ces délices champêtres, le 28 juin, la Forest est arraché pour aller, en la qualité, qu’il possède toujours, de « commissaire central des postes », signer une convention entre la France et l’Autriche[10]. Il est, par ailleurs, chargé de suivre de près l’exécution des articles du traité de Lunéville concernant l’empire germanique. Les affaires allemandes lui deviennent de plus en plus familières, et le 18 novembre 18or, il est nommé ministre plénipotentiaire en Bavière, auprès de l’électeur Maximilien-Joseph.
Ce prince, de l’antique maison palatine, dans sa jeunesse simple colonel au service de la France, avait succédé, en 1795, à son frère, dans le duché des Deux-Ponts, et hérité, en 1799, de l’électorat de Bavière. Une fois assis sur le trône des Wittelsbach, successivement marié à une princesse de Hesse et à Caroline de Bade, il se tournait volontiers vers le soleil levant, de l’autre côté du Rhin, et entrait dans cette voie qui devait lui faire obtenir de Napoléon une couronne royale, et donner en échange sa fille à Eugène de Beauharnais.

M. de Montgelas, ministre d’État et chef de la secte des Illuminés, conduisait son maître, avec toute l’ardeur d’un politique de l’école des d’Aranda et des Pombal, vers une alliance qui allait lui accorder la mainmise sur tous les biens ecclésiastiques de leur pays. M. de la For est était donc accrédité auprès d’une cour à l’avance très favorable, et il portait, de la plume de Talleyrand, des instructions de courtoisie capables de lui rendre la tâche pins facile encore. A Munich, sa réception fut empreinte de ces sentiments.
Le protocole bavarois s’empressa de calquer, pour l’envoyé du Premier Consul, tout le cérémonial dont on honorait les ambassadeurs de S. M. Apostolique, et ce fut un événement le jour où le cortège officiel se déploya dans les rues, Maximilien-Joseph n’avait pas attendu ce moment pour voir M. de la Forest : souffrant, il avait « passé à la hâte une redingote » et était venu surprendre à l’étage supérieur du palais, chez M. de Montgelas, le ministre français, afin de l’assurer lui-même de ses sentiments « d’estime et de vénération » pour le général Bonaparte, de son dévouement absolu « au grand homme ». Le lendemain ce fut encore mieux.
On vit se diriger vers le palais une suite hiérarchiquement disposée : les domestiques du ministre de la République, « habillés uniformément » ; le carrosse de parade de la cour, à six chevaux, dont les palefreniers, à la livrée électorale, tenaient la bride ; aux portières de Mr de la Forest, des valets de pied, en manteau de broquille ; un second carrosse, où se tenaient les attachés de la légation. « Le cortège, après avoir traversé la ville au milieu de l’affluence de peuple, est entré par la grande porte de la résidence électorale, où la garde du corps des trabans était sous les armes. Conduit par le fourrier de la cour, on est arrivé au grand escalier au milieu d’une double haie des archers, jusqu’à la salle des chevaliers. Là, le grand maréchal a conduit le ministre au grand chambellan, qui l’a conduit au grand maître ; tous trois l’ont conduit jusqu’à la salle d’audience, dont les battants se sont refermés sur lui[11]. »
Dans le même ordre, avec le même scrupule de cérémonial, il y eut visite à Mme l’Électrice régnante. Et M. de la Forest, ayant été prié à dîner tout aussitôt au château, se trouva placé à la droite du souverain. M. de Montgelas mena ensuite l’envoyé chez le jeune prince électoral, lequel « mit beaucoup de grâce à rappeler qu’étant né à Strasbourg, il était Français. » Puis l’on compléta ces présentations de haut vol par des visites à l’Electrice douairière, au duc et à la duchesse de Bavière, « avec tous les égards dus au caractère » du nouvel ambassadeur.
Celui-ci s’empressa, en retour, de distribuer les « donations d’usage » : une boîte d’or de 392 francs au commissaire électoral; et, à « titre de douceur », 180 florins aux fourriers, portiers, archers, trabans, laquais, concierges et coureurs de la cour.
Rentré chez lui, il rédigea un Memento bien exact, — dans lequel nous puisons ces détails, « sur le cérémonial dressé à l’occasion de l’audience de réception du citoyen la Forest, » et l’envoya à Paris. La lecture en charma Bonaparte, qui dans cet « accueil distingué » trouva « un témoignage de l’attachement éclairé et sincère de l’Électeur. » Il déclare qu’il en serait récompensé par une belle indemnité en territoires[12].
Mais le Premier Consul n’était pas homme à s’attarder aux pompes extérieures, il ne les estimait qu’en proportion des réalités qu’elles pouvaient signifier. II arracha assez vite la Forest aux cérémonies pour le plonger dans les affaires : l’envoyant à Ratisbonne où se payaient, à comptoir ouvert, les remaniements de la carte d’Allemagne.
La Forest, « surpris autant que flatté », — c’est son mot,— de cette mission, arriva le 16 août pour accélérer l’ouverture des séances de la Diète. Les résolutions étaient déjà escomptées en France, où la foule des margraves accourait, en solliciteurs, auprès de Bonaparte et de Talleyrand. « Tous tendaient la main. Paris devint une immense bourse de terres ecclésiastiques où les princes d’Allemagne mirent aux enchères les dépouilles du Saint-Empire…., et tous ces nouveaux riches, gorgés de terres et d’hommes par la république, semblaient à la discrétion de la France. [13]» Des quarante-cinq villes libres, six sauvaient leur autonomie; de mille huit cents petites souverainetés, cinquante demeuraient à peu près indépendantes.
La France et la Russie présidaient au morcellement ; leur médiation commune était requise. La Forest avait l’ordre d’accentuer la bonne entente, en y mettant « plus d’apparence que de réalité » ; et nous le voyons, en effet, signer de très nombreuses notes avec M. Bühler, le plénipotentiaire de Saint-Pétersbourg.
Le modas in rébus est rare dans les choses de ce monde ; il y a toujours une cause qui fait pencher la balance d’un certain côté; la sagesse des hommes, depuis bien longtemps, la nomme la Providence. Bonaparte avait agrandi le dessein de Richelieu, et, contre l’Autriche, de l’autre côté du Rhin, croyait acheter éventuellement une clientèle d’amis ; mais en agglutinant cette poussière de princes, il pétrissait à son insu le mortier d’un patriotisme populaire; en les conviant à prendre le bien d’autrui, fût-ce des biens d’Église, il déchaînait leur appétit[14] .
Enfin, après neuf mois de labeur, sans attendre les dernières formalités dilatoires de Vienne, les choses semblaient au point. « Votre ouvrage est fini, vous devez vous retirer », écrivait Talleyrand. « La Députation est dissoute, nous allons partir », répondait la Forest.
De Paris, on le comblait d’éloges, et on lui réservait la légation de Prusse comme « une récompense des services considérables qu’il venait de rendre à Ratisbonne, et comme une occasion d’en rendre de nouveaux[15]. » M. de la Forest pouvait y être persona grata : il avait contribué à faire octroyer à la maison de Brandebourg les évêchés de Munster et de Paderborn, et à lui gagner cinq cent mille sujets en Thuringe et en Westphalie. Tel était le prix de la neutralité qui depuis dix ans faisait la descendance de Frédéric spectatrice des succès de la Révolution française.
III. — A Berlin
Cette cour prussienne, à l’automne de 1803, M. de Metternich l’a décrite dans ses Mémoires[16] ; il y arrivait dans le même temps comme ambassadeur. On côtoyait, dans le corps diplomatique, M. d’Alopeus, pour la Russie; M. Jackson, pour l’Angleterre; le comte de Haugwitz était ministre des affaires étrangères, M. de Stein ministre des finances, et le baron de Hardenberg exerçait une grande influence sur toutes les décisions politiques, La Forest eut un contact immédiat avec les personnages qui marquèrent sur les événements de l’époque. Ses fréquents entretiens avec M. de Haugwitz lui permirent de croire qu’il touchait à une alliance franco-prussienne, quand la mort du duc d’Enghien vint tout briser.

Ce tragique épisode fut l’occasion d’une attitude trop honorable dans la carrière de M. de la Forest pour qu’on la passe sous silence.
Après l’arrestation d’Ettenheim et la violation du territoire de Bade, les Berlinois murmurèrent. Mais nul ne croyait à un dénouement sanglant et le ministre français avait assez beau jeu pour plaider en faveur de l’acte du Premier Consul, « qui, poursuivi par les poignards, doit inspirer plus de sensibilité », et que « l’on doit plaindre d’avoir à réprimer des complots que sa clémence bien connue rend plus odieux [17]» ». Mais à la nouvelle du meurtre de Vincennes l’indignation courut dans les salons. Les excitations intéressées du ministre anglais trouvaient des adhésions parfaitement sincères. La Forest s’en impressionne et ose transmettre l’opinion qu’il entend : « Si le duc d’Enghien avait eu des juges civils, il aurait bien fallu se rendre aux preuves de son innocence ![18] » Enfin, dans un Bulletin, rédigé, dit-on, par Portalis fils, secrétaire de la légation, il écrit ces déductions sévères :
« La douleur a rendu muets les gens qui, dans les autres occasions, se montrent amis de la France. On se récrie sur l’arrestation d’un prince, devenu étranger à la France, dans l’asile que lui accordait l’hospitalité d’un prince indépendant… D’autres personnes assurent que le Premier Consul s’est jeté dans les bras des jacobins et qu’il leur a donné ce gage de réconciliation. On cherche à faire entendre que le duc d’Enghien était depuis longtemps une victime désignée à leur fureur. D’autres prétendent que le Premier Consul, en le sacrifiant, a voulu prouver aux révolutionnaires qu’il faisait toujours cause commune avec eux, ce qui induit à conclure (ajoutent-ils) qu’il se défie de la masse de la nation…. Enfin, les hommes qui crient le moins déplorent que le Premier Consul ait pu être entraîné par les circonstances dans une mesure de ce genre et ait soulevé contre lui la pitié qu’excitent toujours les vicissitudes de la fortune.[19] »
La forme demeurait bien adoucie et l’ambassadeur n’était, en conscience, que l’écho passif des bruits qui frappaient son oreille; mais, par leur simplicité et leur vérité, ces réflexions blessaient à l’œil Bonaparte. Talleyrand eut l’ordre de rappeler à son subordonné qu’il convenait de se faire un front d’airain.
« Votre langage n’a pas été approuvé en cette occasion par le Premier Consul. Le moindre embarras, la moindre hésitation de la part du ministre de France sur des actes quelconques de son gouvernement doivent être d’un mauvais effet. Il m’est sensible d’avoir à vous adresser cette observation; mais c’est parce que rien ne manque à votre habileté comme homme d’affaires qu’il faut que rien ne manque aussi à la dignité de votre caractère.[20] »
En cette pénible circonstance, de tous les diplomates français, M. de la Forest parait donc avoir montré le plus de franchise et d’indépendance ; la démission de Chateaubriand, nuageuse et depuis embellie, manquait de cette netteté ; elle faisait courir moins de risques; elle passa aux yeux de Bonaparte plus inaperçue !.[21]
Le respect du malheur est un crime en des jours de révolution. Les Bourbons, sans que la Forest fût leur partisan, lui semblaient funestes : porter le deuil de la reine Marie-Antoinette lui avait occasionné la disgrâce du Comité de salut public, s’émouvoir du trépas du duc d’Enghien lui attirait le courroux de Napoléon.
Celui-ci recourait à la violence pour expliquer la violence : en faisant occuper militairement les domaines du duc d’Arenberg, il coupait à la Prusse la navigation des canaux du Nord. «Il ne tarda pas à se convaincre qu’en frappant fort, il avait frappé juste[22] » Le roi Frédéric-Guillaume prit peur et il promit à la Forest d’interdire ses États aux troupes russes dirigées contre la France. Et, en effet, quand l’empereur Alexandre, à la Diète de Ratisbonne, protesta contre la violation du territoire badois, l’envoyé prussien avait l’ordre de réclamer l’ajournement.
L’avènement de Bonaparte à l’Empire nous paraît aujourd’hui, dans le recul des temps, logique et naturel; il fut, pour les contemporains, un événement beaucoup moins simple. La Forest dut éprouver ce sentiment de surprise, car les félicitations qu’il envoya, — comme une chose qui ne se « conçoit pas bien », — ne «s’énonçaient pas clairement » ; elles sont entortillées dans le pathos :
« C’est la première fois qu’une nation éveillée par ses ennemis sur le danger qui menaçait sa postérité, se soit élevée à de hautes conceptions par le seul progrès de ses lumières et ait manifesté une volonté qui n’était provoquée que par l’expérience. La liberté que les Français ont ressaisie a coûté cher à la génération qui a eu le courage de la réclamer. II fallait, pour que cette liberté fût héréditaire, que le gouvernement le devînt [23]»
II aurait été beaucoup plus simple de crier tout bonnement : « Vive l’empereur ! » Mais les pouvoirs nouveaux sont satisfaits à bon compte, et ils reconnaissent des amis chez les moindres indifférents. La Forest reçut en retour la cravate de la Légion d’honneur ; et, ayant eu à se rendre, au mois de septembre suivant, à Mayence, pour saluer Napoléon, il en fut très parfaitement accueilli.

II n’eut pas le loisir de se targuer longtemps de la politique pacifique de la cour prussienne, qui correspondait à ses ins-, tances. L’influence belliqueuse de la reine Louise reprenait le dessus; Hardenberg, chef du parti anglais, remplaçait Haugwitz, partisan de l’alliance française, Pour annoncer la disgrâce de son confident, la Forest n’avait plus qu’à trouver des euphémismes, dont sa plume était toujours pourvue : « Le roi avait daigné accorder à Son Exc. le comte de Haugwitz, sur la demande de ce ministre et pour marquer sa reconnaissance des fidèles et utiles services rendus par lui à l’Etat, la permission illimitée de se rendre et de séjourner à ses terres, selon sa convenance et le besoin de sa santé et de ses affaires particulières. [24]»
Il avait entamé courageusement des conférences avec Hardenberg pour le gagner à sa cause, faisant briller à ses yeux la convoitise du Hanovre.
Le grand maréchal Duroc arriva à son aide ; cette mission à Berlin occupa le mois de septembre 1805. Le Roi, craignant la rupture, prit tous les petits moyens pour retarder, de semaine en semaine, les entretiens décisifs; Duroc partit, lassé de ces ruses dilatoires, responsable, par sa rudesse un peu maladroite[25] de l’échec de démarches que la Forest demeura seul à continuer auprès de la chancellerie prussienne, circonvenue, d’un autre côté, par lord Harrowsby, débarqué de Londres et manœuvrant en faveur de la coalition.
En vain Napoléon, en ces mois historiques qui virent la levée du camp de Boulogne, la reddition d’Ulm et le désastre de Trafalgar, en vain Napoléon essaya-t-il d’attirer Frédéric-Guillaume dans son orbite, le faisant pressentir, pour qu’il prit (comme lui-même et à l’exemple de l’Autriche) la dignité impériale. C’était anticiper la proclamation du 18 janvier 1870, dans la galerie des glaces de Versailles. Au tentateur le petit-fils du grand Frédéric répondit que, satisfait de sa destinée, il ne souhaitait rien de plus que de conserver le rang auquel la Providence avait élevé sa maison[26].
Le canon d’Austerlitz ébranla cette orgueilleuse prudence. Berlin reprit sa vieille politique de neutralité armée qui lui avait réussi avec la Convention et le Directoire. Ce n’était qu’un leurre. M. de la Forest, devinant le piège, le signala en des rapports véridiques et clairvoyants[27].
L’hiver, le printemps, l’été de 1806, passèrent dans ces fluctuations que Talleyrand appelait « une comédie ridicule. » Notre ambassadeur ne doutait plus que les Prussiens ne prétendissent le berner ; témoin quotidien de l’effervescence populaire qui, dans les rues, criait : « A Paris ! » comme d’autres, soixante-quatre ans plus tard, devaient crier : « A Berlin ! » il avertissait que « la ville n’était plus maîtrisable », et il se préparait à céder la place à nos soldats. Le 21 septembre, il réclamait ses passeports, brûlait le chiffre de l’ambassade et, le jour même où Frédéric-Guillaume quittait sa capitale pour se rendre à l’armée, dans la nuit du 5 au 6 octobre, lui prenait, avec sa famille et ses secrétaires, le chemin du retour.
Par petites étapes, pour ne pas s’éloigner trop du lieu des affaires, il traversa Erfurth, Cassel, Mayence, où Talleyrand l’attendait et où le Bulletin d’Iéna le rejoignit.
Le ministre et l’ambassadeur travaillaient ensemble, et le second donnait au premier des renseignements sur la société berlinoise qu’il venait de quitter. On avait trouvé sur le prince Louis, tué à Saalfeld, des lettres d’importance ; avant de les envoyer à l’Empereur, la Forest remplaça par les noms véritables les noms de passe de cette correspondance[28].
Il avait besoin de repos, et il partit rejoindre les siens en France, tandis que continuaient les campagnes victorieuses.
Ce n’était pas le sortir d’une sorte d’inaction que de l’appeler au Conseil d’Etat septembre 1807. Par contre, M. de Champagny, qui venait de succéder au prince de Bénévent (août 1807). lui ouvrit la porte des plus hautes négociations en le désignant pour l’ambassade de Saint-Pétersbourg.
C’était après Tilsitt, à l’heure des grandes espérances, dans la lune de miel de l’entrevue soudaine des deux empereurs. Au début, Savary avait été un porte-parole assez maladroit, choisi plus maladroitement encore, car le souvenir de ses origines comme de son rôle à Vincennes avait choqué la haute aristocratie russe. Était-ce par compensation que l’on songea alors au diplomate indépendant de 1804 ?
Napoléon voulait un homme de la carrière, possédant la pratique et le maniement des affaires ; en même temps, il tiendrait, attaché à la personne du Tsar, un brillant général qui entrerait dans l’intimité du monarque[29].
Mais M. de la Forest hésita : il craignait, pour sa santé, les rigueurs du climat du Nord, l’éloignement lui coûtait; ses équipages étaient déjà prêts pour le voyage, qu’il déclina décidément la mission dont on l’honorait. Le général Caulaincourt, après de vives résistances, accepta enfin le titre d’ambassadeur extraordinaire, 800,000 francs de traitement, 250,000 francs de frais d’installation, un palais, un nombreux personnel d’attachés et de secrétaires.
Résistant à une tentation si brillante et si dangereuse, la prudence de M. de la Forest avait peut-être été sage. C’est se montrer capable de les vaincre que de fuir, par modestie, les périls d’une trop haute fortune.
Mais ces sortes de restrictions ne se représentaient pas deux fois dans la carrière des agents de Napoléon. Il ne semble pas, d’ailleurs, que la Forest ait hésité, — on ne lui en laissa guère le temps, il est vrai, — à accepter de partir pour l’Espagne, lorsqu’il y fut convié le 24 mars 1808. Champagny l’avertissait, sous le sceau du secret, que l’Empereur l’envoyait à Madrid ; le lendemain, avant quatre heures du soir, il recevait ses passeports, une lettre pour Murat, de l’argent pour la route ; le surlendemain, au petit jour, il franchissait les barrières de Paris.
IV — En Espagne
Nous touchons ici au point culminant de la carrière de M. de la Forest. Son séjour de cinq années consécutives en Espagne, sa mission de porte-parole de l’Empereur, son rôle de conseiller auprès du roi Joseph, constituent la page importante de sa vie. Il est inscrit dans l’histoire de son temps pour avoir été mêlé à cette tragédie des guerres de la Péninsule, pierre de touche des desseins et des actes de Napoléon, pierre d’achoppement de ses ambitions et de ses forces. S’il fallait le suivre pas à pas, il conviendrait de raconter par le détail le règne entier de Joseph Bonaparte.
Ses lettres offrent une mine fertile de renseignements ; elles révèlent les intentions du maître par les instructions que reçoit son ambassadeur, et la façon dont il les accomplit, Cette correspondance est considérable : elle ne comprend pas moins de neuf cents dépêches ou bulletins ; et peu de nos agents en Europe ont laissé à nos archives des Affaires étrangères un monument plus imposant de leur labeur et de leur action.
Le style en est particulier , dans cette forme volontiers pompeuse qui reste sincère sans cesser d’être recherchée, à la fois claire et enveloppée, plus près de la vérité que du naturel, et qui suppose chez l’écrivain les manchettes de M. de Buffon. Aucun moi vulgaire, aucune expression désordonnée; une tenue constante, une urbanité impeccable ; le culte des euphémismes plus encore que des sous-entendus.
Et jusqu’à : je vous hais ! tout s’y dit tendrement.
Les gens du métier en reconnaissaient le mérite ; ils y trouvaient la tradition de la méthode classique ; et je tiens de l’un de nos meilleurs diplomates, devenu un ambassadeur considérable, qu’à ses débuts au quai d’Orsay, on conseillait aux jeunes attachés d’aller étudier le grand style dans les dépêches de M. de la Forest.
Isolé à Madrid dans un milieu artificiel, restreint par l’insurrection, rien de ce qui est à sa portée ne lui échappe ; il fournit un tableau sans cesse renouvelé de cette étrange aventure où les caractères de Français et d’Espagnol s’étant entre-choqués, se montrent en action les uns et les autres avec leurs particularités nationales, leurs passions individuelles, l’orgueil, l’ambition, la force, la témérité, l’étourderie, la dissimulation, la ruse. Sans jamais surcharger les couleurs, La Forest indique toutes les nuances; avec la plume discrète d’un homme bien élevé, il confie à son ministre, à son souverain, tout ce qu’il voit, tout ce qu’il pressent, en informateur précis, d’un coup d’œil aigu, plein d’expérience des hommes et des choses.
On l’avait fait partir en hâte, parce que Murat semblait embrouiller les cartes, mais sans lui confier le secret des Dieux. Dans des notes laissées par lui, il déclare que « le père et le fils (Charles IV et Ferdinand VII) ont été attirés à Bayonne par des combinaisons dont il lui a été fait mystère. » Rien de plus vrai[30].
Et ce fut le double tort de la conduite de Napoléon dans les affaires d’Espagne : de diriger de loin ses hommes d’État comme ses hommes de guerre, sans tenir compte des circonstances, et par des ordres impératifs partis trop tôt, arrivés trop tard. Il connaissait son but, mais ne divulguait à personne ce qu’il ne se confessait guère à lui-même : « Il faut qu’une chose soit faite, disait-il, pour qu’on avoue y avoir pensé. » Talleyrand, si mêlé aux intrigues de 1808, fut moins son confident que son conseiller.
M. de la Forest arrivait donc à Madrid en plein imbroglio. Son prédécesseur, maladroit et vaniteux, Claude de Beauharnais, enivré par ses alliances, venait d’être brutalement rappelé pour avoir servi les espérances du prince des Asturies. Croire qu’à ce même trône d’Espagne, il fallait appuyer la candidature du grand-duc de Berg, attira à la Forest la plus sévère réprimande[31]. L’Empereur lui fit reprocher sèchement de s’être laissé berner. Il se le tint pour dit, et dès lors conforma jusqu’au scrupule sa conduite aux impulsions venues des Tuileries. Il le confessait sans ambages :
« On sait à mon âge qu’un ambassadeur n’a d’opinion ni de caractère à soi que dans son cabinet, et doit composer son maintien en ses discours en raison des vues de son souverain[32]. »
Cette tyrannie de la gloire ne l’étonnait pas. Depuis Lunéville, il avait assisté au succès des exigences de Napoléon sur toute l’Europe ; ses souvenirs lui rappelaient, à la diète de Ratisbonne, la distribution des provinces, le trafic des petits au profit des grands, et comment on troquait les principautés au gré des volontés impériales. Comme tous les hommes politiques de l’époque, cette volonté lui paraissait sans doute arbitraire, mais portant la marque fatale du destin. Quidqtiid principi placuiî, C’est toute la tradition des légistes césariens. Les difficultés présentes lui semblent donc résolues à l’avance par le génie de Napoléon ; et il se cuirasse d’un optimisme inaltérable. « Avec beaucoup de zèle et un peu de sagesse, on concilie tout. » Voilà l’expression de son sentiment.
L’émeute du 2 mai, le soulèvement des provinces, sont pour lui des nuages qui passeront. Il reste calme et signale méthodiquement la maladie de Murat, la conduite extravagante de Savary. Il faut la catastrophe de Baylen pour lui faire admettre le péril que courent les Français dans la Castille. Et il plie bagage le dernier, n’oubliant ni les papiers de l’ambassade, ni le portrait en pied de Napoléon « qui pourrait être insulté. » Il attend patiemment à Vittoria et à Burgos l’arrivée de l’Empereur, parce que sa présence arrangera toutes choses ; et il suit d’assez près la marche de notre armée victorieuse pour rentrer avec elle à Madrid.
C’est alors qu’il commence vraiment auprès de Joseph son rôle d’ambassadeur.
En dépit de leurs bons rapports d’autrefois, Joseph l’a d’abord assez mal accueilli, car, à sa place, il aurait préféré Rœderer[33]. Il sent bien que la Forest est un mentor et un observateur vigilant de ses actes. Celui-ci, selon ses instructions, s’applique en conscience à des travaux plus du ressort d’un ministre espagnol que d’un ambassadeur français ; une enquête sur l’administration du royaume, la réorganisation des finances de Madrid, la présidence d’une commission de séquestre, la recherche des diamants de la Couronne. Il est en marge de ses fonctions, au-dessus du corps diplomatique ; il groupe autour de lui les rares collègues accrédités auprès de Joseph; il fait effort surtout pour affirmer aux yeux de tous l’alliance franco-russe, malgré l’absence du ministre Strogonoff.
Il veille à faire répandre les bulletins de victoire d’Essling et de Wagram, que Joseph parait moins pressé de porter à la connaissance de ses sujets, et au 15 août, pour la Saint- Napoléon, il tient dans la cérémonie une place d’importance. Il caractérise bien son rôle : « Si je suis dans l’obligation d’être ostensiblement étranger à la marche du gouvernement, je ne néglige habituellement aucun des moyens qui propagent les idées saines, sans éveiller les jalousies locales.[34] »
Et le ministre lui répond par les plus chaleureux encouragements ; « Je dois vous témoigner combien je suis satisfait de vos rapports et des observations qui les accompagnent. Je mets ordinairement vos lettres sous les yeux de Sa Majesté, qui donne toujours à cette correspondance et aux affaires d’Espagne beaucoup d’attention.[35] » Témoignage confirmé par la parole même de l’Empereur qui, dans une conversation avec Rœderer, disait : « Je suis content de La Forest : il écrit ; cela me convient. »
Cette satisfaction se traduisait par le titre de comte avec dotation (28 janvier 1809). Plus tard seulement viendra la plaque de grand officier, promise cependant dès 1806, au retour de Berlin ; annoncée par Champagny à la fin de 1807 ; confirmée par l’Empereur lui-même à la villa de Chamartin en décembre 1808; — assurance que la Forest rappellera au 1er janvier 1810, et qui n’aura pas son exécution avant 1811.
La position n’était pas toujours agréable, entre les injonctions impérieuses de Napoléon et les résistances énervées de Joseph. On dirait un proconsul auprès d’un roi d’Asie, transmettant les ordres de Rome : il parle, il prescrit, il menace (autant que l’urbanité de M. la Forest savait menacer), et dans la pénombre du cercle de Popilius se dresse la silhouette inquiétante des légionnaires.
L’Empereur, moins que personne, n’admettait la résistance. Mais s’il s’est trompé sur le caractère de son frère, la Forest en doit porter une part de responsabilité. Ses dépêches ne doutent jamais du succès final de ses insistances, et elles envoient le long récit des concessions du « roi d’Espagne »
Il se déroula, dans ce Palais-Royal, que Philippe V avait élevé pour abriter la majesté des rois catholiques, plus d’une scène dramatique qui eût fait rougir Charles-Quint et même Charles III. Aujourd’hui encore, en parcourant ces salons où le pinceau de Tiepolo a symbolisé, dans le costume de chacune de ses provinces, les gloires de l’Espagne, on ne peut oublier, par contraste, les entretiens que dans l’hiver de 1811 (janvier et février) soutint la Forest avec Joseph. Ils se répétaient quasi tous les jours, durant deux, trois heures d’horloge, jusqu’à ce que le prince, non à court d’arguments, mais à bout de ressources pour les faire valoir, passât sous les fourches caudines de son frère.
La Forest en demeure pénétré, sans que la gravité de sa diplomatie laisse paraître cette émotion dans sa correspondance officielle. D’un mot, d’un trait, il note, il souligne la détresse morale de Joseph, ses indignations, ses menaces de « démission », ses désespoirs ; jamais il ne se départ du respect glacé dû au frère de l’Empereur. Son habileté est de l’empêcher d’entraver les plans de Napoléon ; et son triomphe lui paraît complet lorsqu’il peut annoncer à Champagny que le Roi demeurera au poste que lui a confié le chef du grand Empire.
L’entourage de Joseph ne pouvait voir d’un très bon œil cet ambassadeur trouble-fête. Miot de Melito, intendant de la maison royale, se trouvait souvent en opposition avec ses exigences. Il s’est fait devant la postérité le porte-parole de ces rancunes : il nomme la Forest « le plus obscur et le plus verbeux des diplomates; » et il salua son départ avec la satisfaction non équivoque d’un homme délivré : « Il n’avait pas peu contribué, — dit-il,—à augmenter les difficultés de notre position par l’ignorance où il avait constamment laissé l’Empereur sur la véritable situation de l’Espagne [36]» Le point de vue des deux hommes d’État différait, voilà tout.
Son zèle était tenu en haleine par les commandements réitérés de Napoléon, et il restait le seul truchement de ses ordres : « Vous avez, lui écrivait Bassano, connaissance de la pensée de l’Empereur ; vous devez insister jusqu’à l’importunité [37]. »
C’était là que la Forest faisait merveille, pliant les paroles les plus amères aux convenances les plus raffinées, sans se départir de cet optimisme dont sa carrière nous a fourni déjà plus d’un exemple et qu’il porta à son comble, lorsqu’il eut à répondre, en 1812, aux nouvelles des désastres de Russie ; « Aussi longtemps que la Providence conserve Sa Majesté à l’empire français, les contrariétés qui dérangent quelques- uns de ses plans sont de purs inconvénients passagers [38]. » Il serait difficile à un courtisan de trouver une façon plus subtile de verser le baume sur la blessure du souverain.
Du rôle de la Forest, les Français ont mieux gardé le souvenir que les Espagnols. Quelques illuminations au i5 août, un gala pour la naissance du roi de Rome 4[39], voilà les seules façons de manifester sa présence auprès des Madrilènes. Sans laisser de trace dans la nuit, la fumée des lampions éteints se dissipe rapidement. Dans son hôtel de la place Mostenses, ou dans le palais des Médina Çœll qu’il occupa au Prado, sans relations sociales autres que des fonctionnaires joséphistes ou des généraux français, au milieu des alertes continuelles qui le bloquaient dans l’enceinte de la ville, l’ambassadeur souffrait de l’étroitesse de sa vie. Plusieurs fois, il demanda un congé ; toujours refusé poliment, « les circonstances ne le permettant pas. »
Il se trouva fatalement compris dans l’exode de Joseph à Valence lorsque les Anglais de Wellington, après les Arapiles, le chassèrent de sa capitale. Ce fut une route pleine d’angoisses et de fatigues, de périls et de misères, dont le récit est demeuré très vivant sous la plume de M. de la Forest. Dans cette fuite de Madrid qui, par certains côtés et toutes choses mises en proportion de Joseph à Napoléon, fut, à l’autre bout de l’Europe, un épisode précurseur de la retraite de Moscou, l’ambassadeur demeura trois mois sans nouvelles de France. L’Espagne devenait une terre d’exil. Il lui fut donc très doux d’avoir à transmettre au Roi le désir de l’Empereur de lui voir quitter Madrid pour se rapprocher de la frontière. Au commencement de mars 1813, la Cour pliait bagages et, le mois suivant, la Forest la rejoignait à Valladolid.
Il obtenait maintenant sans peine le congé qu’il avait tant souhaité. Fatigué d’ailleurs et harassé du climat autant que des affaires, il allait pouvoir prendre le bénéfice d’une cure d’eau, le délassement classique des diplomates de l’époque : dès qu’il eut franchi les Pyrénées, le i10 mai, il s’arrêta à Bagnères-de-Bigorre, disant adieu pour toujours à la patrie du Cid et n’ayant pas les mêmes raisons que le poète pour regretter les grelots des mules sonores.

A ce serviteur docile, l’Empereur manifesta sa satisfaction par l’envoi du grand cordon de l’ordre de la Réunion qu’il venait de créer, et le duc de Vicence, son nouveau chef, donnait de sa conduite un témoignage qui corrobore l’estime où le duc de Cadore et le duc de Bassano avaient déjà tenu ses services : « Il n’a excité contre lui aucune haine, ni comme homme public ni comme homme particulier ; jamais il n’a été attaqué dans aucun des pamphlets même les plus virulents qui ont inondé l’Espagne. Son bon esprit l’aidait à surmonter bien des difficultés[40]»
VI — Traité de Valençay. — Ministre des Affaires étrangères – Pair de France.
En quittant Bagnères, M. de la Forest s’était rendu dans ses terres du Blaisois. Après de longues années d’absence à l’étranger, ce lui était une grande douceur de se retirer sous son toit familial. Cette retraite, il l’avait préparée dès le temps du Consulat, vendant à fort bon prix ses vastes domaines d’Amérique pour installer ses pénates dans sa province d’origine.
Parmi tous les châteaux de la Loire abandonnés, il avait d’abord songé à Chaumont, la vieille résidence du cardinal d’Amboise, de Diane de Poitiers et de Catherine de Médicis [41]. Mais si le château était fort beau, avec ses tours gothiques qui dominent la plaine verdoyante, il exigeait de grosses réparations et un grand train. Il préféra l’acquisition de Freschines, où les terres étaient meilleures (elles rapportaient 42,862 livres 3 sols de rente) et la vie moins entraînante dans un vaste manoir à la mode champêtre de Louis XVI.
Ce détail caractérise assez la nature positive et les goûts simples de M. de la Forest pour être noté. Il acheta donc ce domaine, le 28 mai 1803, pour la somme de 632,098 livres [42], à Mme Lavoisier, la veuve de l’illustre chimiste guillotiné avec vingt-huit autres fermiers généraux, le 19 floréal an II.
Dans la solitude de ces beaux jours d’automne, au jardin de la France, présidant à l’installation de sa bibliothèque et de son parc, l’ancien ambassadeur suivait les événements sans pouvoir beaucoup regretter son éloignement de la terre d’Espagne. Les choses y allaient de mal en pis. Le chargé d’affaires, Gaillard, promenait les papiers de l’ambassade de Valladolid à Burgos, à Saint-Sébastien, à Bayonne. Le roi Joseph était vaincu à Vittoria. Les Français étaient ramenés derrière les Pyrénées. Tout l’édifice politique que M. de la Forest avait été chargé de consolider depuis cinq ans s’écroulait avec fracas. La déroute de Leipzig, la retraite sur le Rhin, aggravaient au nord ces échecs du midi.
Le diplomate fut arraché à ces pensées mélancoliques par un message impérial qui réclamait son concours immédiat.
On sait que Napoléon, rejetant comme une écorce vide son frère Joseph, avait imaginé de rendre aux Espagnols le prince Ferdinand, son prisonnier de Valençay, pour terminer les affaires de la péninsule et arrêter la marche des Anglais. Une lettre du maréchal Soult nous révèle que ce dessein germait dans son esprit à Dresde dès le mois de juillet 1813. Les revers récents en rendaient l’exécution plus pressante. Napoléon songea tout aussitôt à faire la Forest son porte-parole. Une coïncidence heureuse rendait voisin le châtelain de Freschines du château de Valençay. Dans la nuit du 14 au 15 novembre, un courrier de Saint-Cloud apporta subitement dans le Blaisois les instructions nécessaires. Le recueil de M. Lecestre en donne le texte :
« Le comte la Forest se rendra à Valençay incognito dans une voiture aussi modeste que possible…. Le principal est de voir dans quelles dispositions sont les trois princes [Ferdinand VII, don Carlos, don Antonio] et de s’assurer si, directement ou indirectement, ils ont eu quelques nouvelles.,. Il est de la plus haute importance que personne ne sache que c’est le comte la Forest. Le commandant français ne doit pas même le savoir. Le comte la Forest aura une lettre du ministre de la police sous quelque titre subalterne .. [43]»
Sur-le-champ, le diplomate masqué se mit en route avec le passeport qui le déguisait, par un mauvais jeu de mots, et espagnolisait son nom : Delbosque (de la Forêt, — du Bois, — del Bosqué). Il continua son personnage en prenant gîte à Valençay dans une auberge du village. Mais introduit auprès de Ferdinand, il lui remit la lettre de l’Empereur, qui parlait de « rétablir les liens d’amitié et de bon voisinage qui ont existé si longtemps entre les deux nations [44]».
Les pourparlers, allongés par la surprise, l’émotion, les craintes, les méfiances des princes, durèrent un grand mois. Une série de dépêches de la Forest au duc de Bassano nous en a conservé les détails et brossé la peinture de cet intérieur extraordinaire du château de Talleyrand. Enfin, le « traité de Valençay » fut signé le 11 décembre. C’était l’Espagne rendue à elle-même, le trône des Bourbons rétabli, le retour de nos dernières troupes. Que de sang, de larmes, de ruines, de colères, de rancunes, pour revenir au point de départ !

La Forest demeure encore à Valençay, ayant à jouer un rôle chaque jour plus délicat, auprès des princes. Ils prennent, enfin « bien stylés », la route d’Espagne le 13 mars ; leur départ lui rend sa liberté. Mais quand il arrive à Paris pour exposer sa mission au duc de Bassano, il trouve tout en confusion, en alarmes : l’Empire tombe plutôt qu’il n’est renversé, Napoléon est bloqué à Reims, Marie-Louise quitte les Tuileries, les alliés approchent de la capitale, y entrent selon le vœu des sénateurs et aux applaudissements des Parisiens.
Le lendemain, un gouvernement provisoire s’établit; le prince de Bénévent le préside. Il s’entoure hâtivement de ministres sous le nom modeste de « commissaires ». M. de la Forest lui est connu, lui semble dévoué, il se trouve à Paris; le portefeuille des affaires étrangères lui convient, on le lui confie.
Autour du nouveau cabinet, les événements se pressent :la déchéance de Napoléon, la constitution du 6 avril, la proclamation de Louis XVIII, l’abdication de Fontainebleau, le départ pour l’île d’Elbe, l’entrée à Paris du comte d’Artois, lieutenant général du royaume.
Dès la première réunion du Conseil (17 avril), « Monsieur » demande à la Forest de rédiger des préliminaires qui vont permettre de conclure avec les alliés une convention provisoire, base d’un traité de paix définitif. Ce travail accompli, M. de Talleyrand se charge de la mission et il en porte la responsabilité devant l’histoire.
Dans un pays envahi, les fonctions d’un ministre des affaires étrangères sont chétives : M. de la Forest se bornait à maintenir l’organisation de ses bureaux et les formes du protocole. De là, au milieu des agitations des circonstances, cette gravité extérieure d’un homme de l’ancien régime, ce culte impassible du décorum, qui frappaient le baron de Vitrolles, son collègue au Conseil :
« Son attitude était un peu celle d’un ministre allemand; on eût pu dire un vieux marquis, s’il avait eu moins de raideur. Son habit de soie richement brodé, ses dentelles, sa poudre, ses deux chaînes de montre chargées de breloques, ses doigts couverts de bagues en diamant, décelaient son origine diplomatique [45]»
Il approchait de la soixantaine; il avait été mêlé à de grandes choses; les dignités ne lui manquaient pas; ses goûts étaient modestes : il reprit sans regret le chemin de ses terres.
Le retour de l’île d’Elbe ne parut pas le troubler. En même temps que Napoléon le rayait de la liste du Conseil d’Etat, les électeurs de Loir-et-Cher le nommaient leur représentant à la Chambre des Cent-Jours. Il fit partie des plénipotentiaires envoyés par cette Assemblée aux souverains allies, après le désastre de Waterloo. La Fayette, d’Argenson, Sébastiani, Pontécoulant et lui, avec Benjamin Constant comme secrétaire, partirent de Paris le 24 juin dans la soirée. Promenés de quartiers généraux en quartiers généraux, ils avaient fini par joindre celui des souverains à Haguenau, dans la matinée du 30 juin. Les ministres étrangers désignèrent une commission pour les recevoir : Walmöden (Autriche), Capo d’Istria (Russie), Knesebeck (Prusse), lord Stewart (Angleterre). Ce dernier se montra d’une particulière insolence. Après deux conférences dilatoires, les plénipotentiaires sans mandat furent congédiés ; un piquet de cavalerie les escorta jusqu’à Bâle ; ils rentrèrent à Paris le 5 juillet.

A la restauration de Louis XVIII, M, de la Forest retrouva son siège de conseiller. — Il fut compris dans la fameuse fournée des soixante pairs de France, qu’imagina M. Decazes, le 9 mars 1819, afin de changer, au profit de son ministère, la majorité du Parlement. Il se trouvait ainsi rapproché de tout l’ancien personnel du Sénat impérial et des fonctionnaires de Napoléon dont il avait fait partie. Ses sentiments monarchistes n’en furent pas atteints : il s’était, avec toute la France, rallié aux Bourbons autant par nécessité que par conviction, peut-être par lassitude; il avait servi, à ses débuts, la royauté, et sa longue expérience des hommes, au travers des orages de la Révolution, lui montrait le port de salut dans la monarchie légitime. Charles X ne l’ignorait pas : à son avènement, pendant les fêtes du sacre, il nommait le comte de la Forest ministre d’État et membre du Conseil privé.
Ce furent les honneurs suprêmes du vieux diplomate. Il se retirait peu à peu de la vie : à la Chambre des pairs, il assistait â quelques commissions, lisait des rapports courts et substantiels; il n’avait ni l’habitude ni le goût de la tribune; il n’y monta qu’une fois dans la discussion du projet de loi sur la conversion des rentes [46]. II défendit le projet du gouvernement « avec clarté, logique et concision. [47]»
La révolution de 1830 lui fut pénible ; il estimait que, contre les Ordonnances, les droits de la réaction outrepassaient de beaucoup les devoirs de la résistance. Il s’éloigna définitivement des affaires, les tristesses politiques s’ajoutant à ses chagrins domestiques, car il venait de perdre son gendre, le marquis de Moustier, pour qui il avait obtenu de Louis XVIII la transmission de sa pairie, et sur qui reposaient toutes ses espérances d’avenir.
Nous avons dit que cette cloche funèbre sonna la retraite de M. de la Forest. Abandonnant son hôtel de la rue de Belléchasse, désormais il ne quittera plus Freschines. tout entier à l’éducation de son petit-fils Leone!. — Les circonstances et leurs goûts personnels le séparant de Mme de la Forest, il gardait les rapports les plus corrects, échangeant avec elle, fréquemment, des lettres de pure courtoisie.
Des habitudes d’une ponctualité méticuleuse encadraient sa vie : en sortant chaque matin à la même heure des mains de son valet de chambre, il s’asseyait à son bureau jusqu’au moment de son déjeuner, reprenait son travail ou sa lecture jusqu’à l’heure de sa promenade, et rentrait pour entendre son maître d’hôtel annoncer son dîner. Il possédait un cuisinier émérite et dissertait volontiers sur la gastronomie. La soirée était un passe-temps où, après l’audition de petites pièces de vers, les tables de jeu avaient leur place. Invariablement, M. de la Forest se retirait à minuit.
« Tout est une question de mesure, » était son mot favori; et il prétendait garder aux grands événements la tournure méthodique des détails de la vie courante. Au moment d’une douloureuse opération, il fit attendre les chirurgiens jusqu’à ce qu’il eût reçu du duc de Richelieu l’assurance officielle de la transmission de la pairie à son gendre.
On retrouve les traits de son caractère dans le tableau d’Hersant, peint en 1820 : un front large, des cheveux ordonnés, des yeux calmes, un nez accentué, une bouche close, des lèvres fines, le menton encadré d’une vaste cravate blanche, l’uniforme correctement barré du cordon rouge, la main entrouvrant un livre, pour rappeler les goûts du bibliophile et les délassements du lettré. Une autre toile, attribuée à Boilly, où, dans une scène d’intérieur, Mme de la Forest remet à sa fille des fleurs pour les offrir à son père, présente une allégorie heureuse, parce qu’elle exprime les sentiments de chacun ; elle atteste la vie paisible du châtelain de Freschines et complète l’impression que nous devons garder de l’homme d’État.
Il s’efforçait d’oublier et de faire oublier aux autres les pages brillantes de cette vie publique. La bienfaisance l’avait conduit à la piété, les faiblesses des hommes lui faisaient comprendre les grandeurs de Dieu, et il fortifia les années de sa vieillesse de tous les secours que procure la religion.
Il allait même jusqu’à l’ardeur du néophyte et passait sans doute les bornes d’une prudente humilité, car, ayant classé ses papiers, il les jeta au feu, pour s’épargner à lui-même des souvenirs de vanité, et ne pas laisser tomber les siens dans la tentation de l’orgueil, en lace des témoignages d’estime qu’il avait reçus des principaux souverains de l’Europe. Nous regretterons toujours un acte aussi radical d’un homme aussi modéré, mais qui avait peut-être trop vécu au pays des autodafés ; et notre déception historique ne lui pardonnera pas la destruction de ces pièces précieuses.
Sa volumineuse correspondance au ministère des Affaires étrangères nous demeure une consolation, sans que nous puissions oublier combien les billets, les notes, les lettres intimes dépassent en véracité les dépêches officielles des chancelleries.
Patriarche véritablement plein de jours, le 2 août 1846 il s’éteignit à quatre-vingt-dix ans, laissant l’impression que parmi cette génération née à la fin du XVIIIe siècle, ceux qui étaient sortis sains et saufs de la crise sociale possédaient une étonnante robustesse intellectuelle et physique, comme les enfants de nos campagnes, élevés à la diable, dans le froid, au soleil et sous la pluie, sont fortement trempés, s’ils ont la fortune de survivre à cette hygiène brutale.
Sa sérénité n’était pas du scepticisme, ses convictions religieuses lui ouvraient des horizons plus vastes que l’indifférence des égoïstes ; le frottement des hommes, le spectacle des affaires le rendaient indulgent et comme impassible aux vicissitudes des événements. Pendant un siècle, tant de régimes avaient passé sous ses yeux, dans la lanterne magique des révolutions ! L’aménité de son caractère prouvait qu’un vieillard chargé d’années peut jouir, jusqu’à la fin, de la légèreté des heures. Et s’il est vrai, comme le disait Joseph de l’art de négocier soit l’art de se gêner, la diplomatie avait façonné M. de la Forest à cette délicatesse d’habitudes qui engendre la délicatesse des sentiments, car le ton de la bonne compagnie, charme des intelligences cultivées, est aussi la marque sensible de l’âme des honnêtes gens.
NOTES
[1] Correspondance, XVI, 530
[2] Éloge du comte Reinhard. Académie des sciences morales et politiques.
Séance du 3 mars 1838.
[3] Éloge du comte Reinhard.
[4] En mission à Brest, Prieur interrogeait les capitaines de bateaux arrivant d’Amérique, il dénonçait le bon accueil fait là-bas à Malouet et à « une foule de scélérats semblables à lui », il « frémissait» en lisant l’affiche d’un service funèbre pour Louis XVI, célébré le 21 janvier, et s’indignait d’apprendre que « la femme du consul la Forest portait le deuil de la furie Antoinette ». 8 juillet 1794, Actes du Comité de Salut public. Receuil Aulard tome XV, 16.
[5] Sorel, l’Europe et la évolution, tome VI
[6] Archiv. Aff. étrang. Autriche. Correspondance diplomat., vol. 371, fol. 170
[7] 13 février 1801
[8] 23 pluviose an IX. Autriche, vol. 371, fol. 412
[9] 9 messidor an IX. Id., vol 371, fol. 500
[10] 26 plûviose an IX. Autriche, vol. 371, fol. 415.
[11] Archiv. Aff. étrang. Bavière. Supplément, vol. 10, fol. 258.
[12] Arch. Aff. étrangères. Bavière. Supplément, vol. 10, fol. 268. Lettre chiffrée de Talleyrand à la Forest.
[13] Sorel, L’Europe et la Révolution française, t. VI.
[14] « Le reces de 1803 fut surtout favorable aux princes réformés par la sécularisation générale des biens du clergé catholique, il acheva l’œuvre de la Réforme du XVIe siècle il contribua aux progrès de la Prusse et prépara le triomphe de l’Allemagne protestante sur l’Allemagne catholique, la constitution d’un empire protestant de l’Allemagne du nord, sous la suprématie des Hohenzollern. » G. Monod. « Toute la révolution allemande est comprise dans l’acte de 1803. » Seeley.
[15] Talleyrand à la Forest, 3 mai 1803. Archiv. Aff. étrang, Allemagne. Correspondance politique, vol 724, fol. 234
[16] T.I. p. 38
[17] 1er avril 1804. Archiv. Aff. étrang. Prusse vol. 334.
[18] 3 avril 1804. Archiv. Aff. Étrang. Prusse, vol. 234
[19] Idem, 6 avril 1804
[20] 5 mai 1804
[21] L’opinion de Chateaubriand sur la conduite de son « collègue» de 1S04 est curieuse à noter ; il l’a consignée dans les Mémoires d’outre-tombe (édition Biré, t. III, p. 444)- « En 1820, nommé ministre plénipotentiaire à Berlin, je déterrai dans les archives de l’ambassade une lettre du citoyen la Forest, au sujet de M. le duc d’Enghien. Cette lettre énergique est d’autant plus honorable pour son auteur qu’il ne craignait pas de compromettre sa carrière sans recevoir de récompense de l’opinion publique, sa démarche devant rester ignorée »
[22] Armand Lefebvre, Histoire des Cabinets de l’Europe, t. I, chap. XI.
[23] Mai 1804, vol. 234, fol. 2oo. – Avec plus de souplesse, dans le même temps, Fiévée exprimait une pensée analogue à l’Empereur « Quand on s’est trompé sur les moyens d’assurer la liberté, il n’y a plus qu’une voie de salut, c’est de se confier au pouvoir. » Correspondance avec Bonaparte, t. II (Note du mois de mai 1804)
[24]Août 1804. Archiv. Aff. étrang. Prusse, vol. 234, fol. 364.
[25] Talleyrand, Mémoires, I, 294
[26] Dépêche de La Forest, 19 octobre 1804, Prusse, vol. 235
[27] 14, 20 novembre, 5 décembre 1805, Prusse, vol. 237.
[28] Talleyrand à Napoléon, 22 octobre 1806. France, vol. 659, fol. 85
[29] A. Vandal, Napoléon et Alexandre Ier, I, 141.
[30] S’il ignorait les formes du machiavélisme impérial, il parlait sans émotion de la tragédie qui se jouait par-delà les Pyrénées il écrivait à Murat « Votre Altesse a fait passer entre les mains de Sa Majesté tous les personnages qui doivent concourir au dénouement. » (Madrid, 24 avriol 1808). M. ss. Archives du prince Murat.
[31] 17 mai 1808. Archiv. Afr. étrang. Espagne, vol. 674, fol. 360.
[32] 19 juillet 1808 Id., vol. 675
[33] La Forest était trop fin pour s’y méprendre, mais trop prudent pour s’en froisser. Voici de quelle manière voilée il traduisait l’audience froide et banale où il remit ses lettres de créance « L’état intime des relations entre les deux augustes frères ne me laisse rien à remarquer qui ait le plus léger intérêt politique sur la conversation dont le Roi m’a honoré.
Sa Majesté a plus particulièrement mis une grâce extrême à m’inspirer la confiance de croire qu’elle me voit avec plaisir accrédité auprès de sa personne (31 octobre 1808) Fit-il pas mieux que de se plaindre ?
[34]La Forest à Champagny, 17 septembre 1809, Espagne, vol. 679, fol. 447
[35] Champagny à la Forest, 11 octobre 1809, Espagne, vol 680, fol. 28.
[36] Miot de Melito, Mémoires, t. III, p. 304.
[37] 23 mai 1812, Espagne, vol. 689, fol. 251.
[38] 9 janvier 1813, Espagne, vol. 691, fol 7.
[39] « L’ambassadeur de France donna à cette occasion un dîner de cinquante couverts, auquel le corps diplomatique, les ministres d’Espagne et les officiers du Roi assistèrent. Les honneurs furent faits au général Defrance, envoyé extraordinaire de l’Empereur. » Mémoires du général Bigarré, 281.
[40] Caulaincourt à Napoléon, 20 février 1814, Espagne, vol. 693, fol. 52
[41] Le propriétaire était un M. Le Roy, ayant vécu aux États-Unis où M. de la Forest l’avait connu et s’était trouvé probablement ainsi amené par lui à songer à cette acquisition. Mme de Staël passa à Chaumont l’été de 1810, en compagnie de Mme Récamier, de Mathieu et d’Eugène de Montmorency, des deux Barante et de Schlégel. – Depuis le château a été racheté et restauré par le prince Amédée de Broglie.
[42] Mémoires de la Société des sciences et lettres de Loir et Cher, 30 juin 1900.
[43] 12 novembre 1813. A F. IV, 904. Lettres inédites, t. II, p. 295.
[44] 12 novembre 1813. A. F. iv, 904. Lettres inédites, t. II, p. 296.
[45] Mémoires du baron de Vitrolles, II, 42.
[46] Le 26 mai 1894. La commission se composait du comte Roy, comte Mollien, duc de Léyis, marquis d’Aligre comte de la Forest, duc de Narbonne, duc de Fitz-James.
[47] Mémoires du comte de Villèle, V. p. 29.