Aigles, abeilles : la symbolique impériale

Pour les Français, et pour le monde entier, Napoléon Ier et l’Empire Français sont indissolublement liés à l’aigle et aux abeilles.
Pourtant, non seulement on a longtemps hésité avant de fixer quel serait le symbole de la nouvelle dynastie, mais encore c’est Napoléon lui-même qui, au dernier moment, sur le projet de décret déjà rédigé, rectifia et, par son propre et seul choix, l’emblème adopté.
La Royauté avait eu les lys qui suffisaient à tout, présents partout : sur le sceau, les drapeaux, le manteau royal, la couronne, la vaisselle royale, les objets les plus divers. On s’est habitué à cette petite fleur, dont tous les artistes ont tiré un habile et agréable parti.
Alors, par quoi pourrait-on bien remplacer ce lys symbolique ?
Il ne semble pas que Napoléon ait songé sérieusement à prendre tout simplement les armoiries de la famille Bonaparte, et seule Elisa se souviendra de cette marque de « noblesse », s’en servant dans ses armes de Grande- Duchesse.
Napoléon, encore pour quelques jours Bonaparte, avait en effet d’autres ambitions. Qu’étaient ses aïeux auprès de lui-même, le fondateur d’une dynastie appelée à régner sur la France ?
Dès le 1er Octobre 1803 (8 Vendémiaire An XII) il avait décidé d’élever place Vendôme une colonne semblable à celle de Trajan à Rome, qui devait être couronnée par statue de Charlemagne : on voit où allait ses pensées.
Comme Charlemagne, il va restaurer l’Empire d’Occident. Il entend donc renouer avec celui qui, comme il va le faire lui-même, a porté la couronne impériale.
Napoléon réunit donc le Conseil d’État pour choisir l’emblème, chacun de ses membres propose ce qui lui paraît le plus convenable à concrétiser le nouvel Empire. Car quel en sera le Grand Sceau ?
Crétet propose l’aigle, le lion, l’éléphant. Fort bien, mais pourquoi pas aussi le coq, l’abeille ? Chacun de ces animaux a de nombreux mérites.
Depuis toujours les allégories ont servi pour les peintres et pour les sculpteurs à représenter ce qu’ils veulent évoquer. Il existe, par chance, un ouvrage, l’Iconologie du Chevalier Ripa, qui a codifié au XVIe siècle toutes ces subtilités, et dont les traductions dans toutes les langues européennes, ont répandu cet important travail et ont fourni à tous les artistes un répertoire complet de toutes les allégories.
Le lion (c’est Monsieur de Buffon qui le dit), est le roi des animaux; pour le Chevalier Ripa il a toutes les vertus et toutes les qualités. En effet « Il ménage ses forces avec adresse, soit qu’il attaque ou qu’il se défende » ; voilà qui s’applique parfaitement à un général toujours victorieux ! De plus « le lion conserve la mémoire des bienfaits reçus » (la référence au lion d’Androclès, qui « mis dans le grand cirque à Rome en présence d’Androclès, et reconnaissant celui qui lui avait tiré une épine du pied dans une forêt où Androclès s’était enfui pour secouer le joug d’un maître odieux, lui avait, en remerciement, sauvé la vie. » Quoi de mieux, en effet, pour célébrer la clémence du nouveau Maître ?
Continuant dans la flatterie, les partisans du lion font remarquer qu’il « est aussi cet impérieux animal qui met tous les autres au-dessous de lui », comme les Grands de ce monde ont toujours à le faire. Certes, Aristote le tient pour le symbole de la colère et l’on a pu dire : « ce Roy des animaux quand quelqu’un le dépite – Bat ses flancs de sa queue et lui-même s’irrite » ?
Quoiqu’il en soit, le lion a de nombreux partisans, en particulier Ségur, qui ajoute que le lion met aisément hors de combat les léopards,…
D’ailleurs, Napoléon se prononcerait bien pour « un lion, représenté sur la carte de france avec sa patte prête à défendre la rive gauche du Rhin ».
Face au lion, l’éléphant apparaît comme un sérieux concurrent car il représente beaucoup de qualités. « De tous les animaux, assurait Pierus, il est celui qui s’accommode le mieux de la tempérance, car quand une fois on l’a accoutumé à un ordinaire règle, il s’y tient dorénavant« . Il est aussi, au dire de Pline, « le plus religieux de tous les animaux, ce merveilleux pachyderme adore le soleil et les étoiles, jusque-là même qu’au point de la nouvelle lune commence à paraître, il se va laver dans la rivière et semble invoquer le secours du Ciel après s’être purifié ! »
Et puis, l’éléphant, dit-on également, n’oublie jamais le bienfait qu’il a reçu.
Il représente aussi la mansuétude. « Il passait chez les anciens Egyptiens pour être le symbole de cette vertu, car il tient de la nature de ne combattre jamais avec des bêtes moins fortes que lui; ni, même qui lui sont égales, si elles ne l’irritent extrêmement ; que, s’il en rencontre plusieurs, il se retire aussitôt à l’écart de peur qu’il a de leur nuire; joint que s’il se trouve dans les déserts quelque voyageur qui soit égaré, il ne lui fait aucun mal et le remet dans son chemin avec une adresse merveilleuse. »
Dans le livre de Ripa, la Vergogne Honnête a pour coiffure la tête d’un éléphant, parce que, selon Pline, « c’est celui de tous les animaux qui est le plus honteux, jusque-là même qu’ayant à s’accoupler à sa femelle, il s’égare dans les forêts et cherche les lieux qui lui semblent les plus déserts ! ».
Le partisan le plus chaud de cet animal est Laumond (Jean-Charles-Joseph Laumond – 1753-1825 – Conseiller d’État) qui propose une devise semblant à ses yeux parfaitement convenir à l’Empire naissant: « Mole et Mente » – par la masse et par l’esprit. Napoléon n’en a cure
Et l’aigle ? Elle comptait de nombreux adeptes, mais qui avait contre elle d’être employée déjà, si l’on peut dire, par les monarchies russe, autrichienne et prussienne.
L’aigle, pour Ripa, représente la mémoire des bienfaits, et il rappelle « cet oiseau reconnaissant qui, pour se revancher de la nourriture qu’une fille de Ceste lui avait donnée, lui fit part, depuis, de tout le gibier qu’il prenait et, la voyant morte, en fut si fâché qu’en la présence du Peuple il se jeta dans le bûcher qu’on avait allumé pour brûler le corps de cette fille « .
Il ajoute que Pline rapporte que l’ « aigle ayant pris quelque gibier, n’en mange pas tant, qu’il n’en laisse toujours une partie pour les autres oiseaux; comme glorieux qu’il est de voir plusieurs animaux vivre de la chasse qu’il a faite ».
Voilà qui pourra fort s’appliquer, plus tard, lorsque l’Empereur distribuera à ses frères et ses beaux-frères, à ses maréchaux partie de ses conquêtes sur les Etats voisins !!
Mais le coq plait à beaucoup : on peut par lui se rattacher par-dessus toutes les dynasties françaises à la Gaule primitive, origine de la France actuelle. Mais le coq, évidemment, est de basse-cour, il est trop faible, n’a point de force, ne peut assurément pas être l’image d’un Empire tel que la France.
Il fallait donc choisir entre l’aigle, l’éléphant et le lion.
Bonaparte, qui assiste à toutes les séances et écoute attentivement toutes les propositions et les discussions, finit par se rallier au lion. Il pourrait être allongé sur la carte de la France avec une patte étendue vers le Rhin.
21 Messidor An XII, à Saint-Cloud. C’est la dernière réunion du Conseil d’État sur ce sujet. Il faut maintenant décider de la figure à placer sur le Grand Sceau de l’Empire. C’est le lion au repos, d’or sur un champ d’azur qui est adopté, on rédige le décret qui sera signé par Napoléon.
Mais quand la pièce officielle est présentée à la signature, Napoléon se ravise.
Conseil d’État
Projet de décret sur le sceau
Napoléon, par la Grâce de dieu et par les Constitutions de l’Empire, Empereur des Français,
Le Conseil d’État entendu,
Décrète :
Article 1er.
Le sceau de l’Empire représentera d’un coté un(e) lion au repos d’or (aigle déployée) sur un champ d’azur; autour et au bas de l’écusson sera la grande décoration de la légion d’honneur. L’écusson sera surmonté de la Couronne Impériale et placé sur une draperie. La main de Justice et le Sceptre seront placés sur la draperie et sous l’écusson. L’autre coté du Sceau représentera l’Empereur assis sur son trône revêtu des Ornements Impériaux, avec cette inscription autour : Napoléon Empereur des Français.
Art. 2.
Un modèle des deux empreintes sera joint au présent décret.
Art. 3.
Le diamètre du grand Sceau sera de 10 centimètres.
Saint-Cloud, le 21 Messidor An 12.
Approuvé. Napoléon.
Le Lion ? Non ! Il en barre la description et y substitue « Aigle déployée ». Le souvenir de Charlemagne, et aussi celui de l’ancienne Rome ont été les plus forts ! Les ailes ouvertes, comme l’aigle du vieil empereur carolingien, ce sera celle que l’on placera sur les épées, les glaives, ici ciselées et là brodées, ou sculptées ou peintes dans le décor des palais impériaux.
Celle de la Rome des empereurs, les ailes basses presque fermées, sera placée au haut des hampes des drapeaux, les serres posées sur les foudres. Les soies brodées des noms de victoires compteront moins que ces aigles de bronze doré.
Car l’on dit simplement « les Aigles » pour désigner l’ensemble ? Et quand David recevra commande d’un tableau pour commémorer les fêtes du sacre, il peindra tout naturellement la Distribution des Aigles.
Quant aux emblèmes destinés à remplacer les fleurs de lys, emblèmes du Royaume, que choisir qui permette d’en semer partout, sur le manteau du sacre, sur les ornements, les bâtons des nouveaux maréchaux ?
On se rappelle alors la tombe de Chilpéric, père de Clovis, ouverte à Tournai sous Louis XIV, en 1653: elle va fournir l’idée des abeilles (en fait, les bijoux de la tombe renfermait des cigales). C’est un excellent symbole car elles représentent le travail collectif, l’obéissance absolue à leur souveraine, tout cela est d’un bon exemple. Atout supplémentaire : leur taille, semblable à celle des lys, permet de les utiliser comme ces derniers. Va pour les abeilles ! Elles vont être adoptées, sans décret régulier, et on en usera sur les ornements du Sacre, les manteaux de cérémonie, les tapis, les tentures des palais, les bords des drapeaux, dans les armes octroyées aux bonnes villes, ou elles se substituent aisément aux lys, et dans les armoiries de la nouvelle noblesse !
Il était temps : la cérémonie du Sacre approche. Reste à définir la couleur de la livrée impériale. A vrai dire, on ne sait pas vraiment ce qui a fait choisir le vert.
Ce vert qui, pour les siècles à venir, sera, pour la décoration, la vraie couleur de l’Empire.