7 juillet 1807 – Signature du traité de Tilsit – Témoignages

La rencontre de Tilsit - Adolphe Roehn (Base de données Joconde)La rencontre de Tilsit - Adolphe Roehn (Base de données Joconde)

Général Louis-François Lejeune

Louis-François, baron Lejeune (D'après Jean-Urbain Guérin -Versailles)
Louis-François, baron Lejeune (D’après Jean-Urbain Guérin -Versailles)

L’Empereur et son état-major entrèrent à Tilsit dans l’après-midi du 19; l’ennemi n’avait pas eu le temps d’y rien dévaster, et nous trouvâmes dans les fermes et les habitations, sur les bords fertiles du Niémen, une abondance de fourrages et de vivres dont l’armée avait le plus grand besoin.

Après avoir éprouvé en si peu de jours des pertes considérables, l’empereur Alexandre reconnut la nécessité de terminer par la paix une guerre désastreuse, et il envoya l’un de ses généraux, le prince Labanoff, près du maréchal Berthier, pour proposer un armistice. Quelques moments après, l’Empereur reçut ce parlementaire avec les démonstrations les plus amicales, et les préliminaires de la paix purent être signés dans la journée du 21.

Le lendemain, nous apprîmes que l’empereur Alexandre et l’empereur Napoléon se proposaient de se réunir dans un bateau sur le Niémen, entre les deux armées, pour traiter définitivement de la paix.

Aussitôt, le général Lariboisière, commandant de notre artillerie, fit préparer un immense radeau, sur lequel on éleva un élégant pavillon disposé pour recevoir ces deux princes. En attendant cette entrevue, l’Empereur voyait ses troupes, passait des revues, réorganisait son armée et se disposait à la montrer belle comme si elle n’avait point souffert dans cette rude campagne.

Il était, en cela, favorisé par le bel aspect de sa garde, qui n’avait point été appelée à donner depuis la bataille d’Eylau, et qui conservait au camp de Tilsit une tenue aussi martiale, aussi brillante, qu’aux parades de Paris.

Le 25 juin 1807, à midi, les deux rives du fleuve se couvrirent, de la manière la plus pittoresque, d’une foule immense de spectateurs. D’un côté, c’étaient les soldats du nord du Caucase et du Don, chargés de leurs flèches, de leurs lances et de leurs armures tartares; de l’autre, brillaient les uniformes de France, portés par des guerriers groupés dans le désordre le plus pacifique sur les toits, sur les arbres et sur tous les points élevés des bords du Niémen.

A midi et demi, deux bateaux pavoisés, l’un du drapeau blanc orné de l’aigle impériale noire à deux têtes, et l’autre du pavillon aux couleurs nationales de France, quittèrent les deux rives en même temps pour s’approcher du radeau. En y abordant, les deux Empereurs se serrèrent la main cordialement et passèrent dans le salon, autour duquel on avait placé quelques sentinelles russes et françaises.

L’entrevue de ces deux princes dura deux heures.

Pendant ce temps, j’étais monté dans un petit bateau, que j’avais placé de manière à voir sous leur plus bel aspect les rives du fleuve couronnées de monde et l’ensemble de cette scène mémorable. J’en fis un dessin qui fut gravé depuis; et lorsqu’à la sortie des deux empereurs, deux heures après leur entrée au salon, je pus, à mon tour, monter sur le radeau, mon ami Bontemps recueillit avec une religieuse attention les deux plumes et l’écritoire dont on s’était servi pour signer le traité qui promettait à l’Europe une longue suite d’années paisibles et heureuses.

Si le mot que M. de Talleyrand, prince de Bénévent, m’écrivit un jour, en 1817, doit être constamment une vérité, ces trois précieux objets, auxquels se rattache un grand souvenir, doivent avoir beaucoup perdu de leur prix. Je savais que l’immense fortune du prince avait été acquise sous l’Empire: je le priai donc d’accorder son appui aux auteurs d’un travail historique sur nos campagnes et nos victoires. Le Prince me répondit: « Les victoires n’intéressent que pendant la durée des avantages qu’elles ont pu procurer; les résultats des travaux de l’Empire n’existent plus, et le souvenir s’en efface à mesure que la politique change: je ne puis aider les personnes que vous me recommandez. »

Le 26 juin, les deux empereurs se réunirent de nouveau sur le Niémen, et quelques instants après l’empereur Alexandre vint loger à Tilsit, où il fut l’objet des plus gracieuses prévenances. Le 27, nous vîmes arriver le vieux maréchal Kalkreuth qui avait héroïquement défendu la place de Dantzig. Le roi de Prusse et le grand-duc Constantin arrivèrent le lendemain. Nous aidions à fêter ces royales visites; et le temps se passait en parades brillantes, en fêtes, en repas, et en soirées arrosées de punch.

Le grand-duc Constantin avait des traits écrasés comme ceux des Kalmouks, et il ressemblait à son père Paul 1er, que j’avais vu à Strasbourg dans mon enfance ; mais sa taille élevée était admirablement prise, et sa hardiesse à monter des chevaux fougueux n’était comparable qu’à son adresse extraordinaire à les dompter. Il se plaisait à nous en donner le spectacle sur le pavé large et glissant des rues de Tilsit, qui multipliait singulièrement les dangers de ces hardis exercices.

Un autre spectacle non moins remarquable nous attirait sur la rive droite du Niémen: nous y allions visiter le camp des peuplades du Nord, étudier leurs usages, écouter leurs chants, remarquer leurs figures aux traits aplatis, leurs costumes orientaux, admirer leur adresse à lancer des flèches, et donner des récompenses aux plus habiles tireurs. Leurs flèches perçaient une pomme à cent pas plus souvent que nos balles de pistolet ne touchent un bouton à vingt-cinq. Je dessinai plusieurs de ces Tartares, Kalmouks et Kirguises.

Au milieu de ces récréations guerrières, nous vîmes arriver la reine de Prusse, jeune, belle et gracieuse. Ces attraits féminins disposaient chacun de nous à redoubler de courtoisie, et Tilsit prit pendant quelques jours l’aspect d’une ville de cour.

Sur ces entrefaites, l’Empereur avait quitté Tilsit et Königsberg, et s’était mis en route pour Paris.

Le maréchal Berthier m’emmena avec lui à Paris.