7 juillet 1807 – Signature du traité de Tilsit – Témoignages

Dominique Larrey [1]Chirurgien de la Grande Armée

Après cette bataille, qui décida du sort de l’armée russe, on continua d’en poursuivre les débris jusqu’au Niémen. La garde impériale suivait la trace de la cavalerie ennemie qui repassa le fleuve à Tilsitt. Le grand duc y atteignit l’arrière-garde des Russes; mais ceux-ci cessèrent leur passage, brûlèrent le pont, et demandèrent avec instance une suspension d’armes et la paix.
La suspension fut accordée ; les deux armées se rapprochèrent des rives du fleuve sur lequel eut lieu l’entrevue des deux Empereurs et du roi de Prusse. Un ponton surmonté d’une chambre vitrée, était mouillé au centre du fleuve : ces monarques s’y rendirent à la même heure, chacun de son côté, accompagnés de leur état-major respectif. Les deux armées étaient rangées en bataille sur les deux rives ; tous les regards étaient fixés sur la marche de ces augustes souverains; on attendait de part et d’autre, avec une impatience sans égale, le résultat de cette entrevue.
L’aspect de ces deux lignes de troupes, vêtues d’uniformes variés : la vue du fleuve et du ponton où conféraient les trois monarques accompagnés, à quelque distance de leurs grands officiers; celle du château fort, bâti par les chevaliers teutons, et situé en face du ponton, présentaient le tableau le plus animé et le plus intéressant qui ait été observé et dont l’auteur du panorama de Tilsitt, qu’on voyait dernièrement à Paris, a donné une idée fidèle et parfaite.
Des préliminaires de paix furent arrêtés dans cette première conférence, et les deux armées en furent informées immédiatement. Dès lors, les communications s’établirent entre les Français et les Russes. Les souverains se rendirent des visites réciproques. Alexandre, Frédéric-Guillaume et la reine de Prusse vinrent occuper des palais à Tilsitt.
Je profitai de la liberté des communications pour visiter l’armée russe. Les Cosaques, et surtout les Calmouks, excitèrent ma curiosité. Ces derniers étaient armés de carquois et de flèches; quelques-uns, de javelots ou javelines: ils étaient tellement exercés au maniement de ces armes, qu’ils tuaient d’un coup de flèche un oiseau à une assez grande distance. Nous n’avons en aucun de nos militaires blessés par cette espèce d’armes.
Les Cosaques, qu’on pourrait appeler les Arabes du nord, sont armés comme eux de piques moins dangereuses, mais plus embarrassantes. Comme Tilsit est sous le 55e degré de quelques minutes de latitude nord, les nuits y sont presque nulles à l’équinoxe du printemps, et nous nous trouvions justement à cette époque dans cette ville ; aussi, m’était-il facile, lorsque je rendais mle soir visite à quelques Français, de reconnaître et de lire, comme je l’eusse fait en plein jour, leurs adresses inscrites sur les portes des maisons qu’ils habitaient.
Tilsit est une ville assez bien bâtie ; elle est baignée d’un côté par le fleuve, et entourée, dans le reste de sa circonférence, de campagnes riantes et fertiles. Les habitants sont bons, hospitaliers, généreux. On y fit un séjour de sept à huit jours, pour laisser reposer l’armée et terminer les négociations de paix. Pendant ce temps, Königsberg se rendit à nos troupes, et fournit abondamment à tous les besoins de l’armée. Le quartier impérial et la garde se mirent en route pour cette ville, où nous arrivâmes le 12 juillet.
De Tilsitt à Königsberg, l’on passe sur un terroir très fertile, où l’on trouve, à de très courtes distances, des métairies et des villages fortifiés. En approchant de Königsberg, on est ravi par la beauté et la variété des maisons de campagne qui bordent les deux rives de la Pregel. La ville, traversée dans sa longueur par ce· fleuve paisible, qui s’embouche dans le Frischhafen; forme un tableau magnifique. Une grande quantité de bâtiments remplit le canal tortueux qui résulte de la réunion des eaux du fleuve et de la mer; ses bords sont garnis de terrasses et de promenades variées où les habitants se rassemblent régulièrement tous les soirs.
Les maisons s’élèvent en amphithéâtre des bords de ce canal jusqu’à la hauteur du château royal, palais très ancien, qui servait de résidence aux souverains de la vieille Prusse. On y conserve quelques objets précieux, tels que les premiers écrits du grand Frédéric et de ses aïeux, des armes et des armures singulières de plusieurs chevaliers teutoniques et de quelques célèbres guerriers du nord.
On y montre, comme une chose miraculeuse, la pointe d’une javeline que le chevalier Erasmus avait gardée dans le crâne l’espace de quatorze ans, sans être privé de ses fonctions : après ce laps de temps, un dépôt dans la région frontale prépara sans doute la sortie de ce corps étranger, et l’extraction qu’on en en fit fut suivie d’une guérison parfaite. Ce fragment d’arme blanche, après avoir fracturé l’os frontal, s’était probablement engagé dans les sinus frontaux, où, il pouvait en effet rester plus ou moins longtemps sans exposer la vie du blessé.
Le même phénomène aurait pu avoir lieu chez le soldat français qui, quelques temps après la campagne de Pologne, eut la tête traversée d’un fragment de fer du fusil d’un de ses camarades, dont le coup partit par mégarde. Nous rapporterons dans la campagne d’Autriche, à l’article des plaies de tête, l’observation et le dessin de ce genre de blessure. Il n’y eut pas d’abord d’accidents; mais on devait les craindre par la seule disposition de la baguette, qui paraissait traverser, toute la masse du cerveau; et cependant pas un seul point de cet organe n’avait été lésé.