7 juillet 1807 – Signature du traité de Tilsit – Témoignages

La rencontre de Tilsit - Adolphe Roehn (Base de données Joconde)La rencontre de Tilsit - Adolphe Roehn (Base de données Joconde)

Louis Constant Wairy, dit Constant [1]Premier valet de chambre de Napoléon

Constant, valet de l'empereur
Constant Wairy, dit Constant (1778-1845), premier valet de chambre de Napoléon Ier jusqu’en 1814 – Johann Heinrich Schmidt – Base de données Joconde

Après cette journée décisive, l’empereur de Russie, qui avait rejeté les propositions que Sa Majesté lui avait fait porter à la suite de la bataille d’Eylau, se trouva très disposé à en faire lui-même à son tour. Le général Bennigsen demanda un armistice au nom de son empereur; Sa Majesté l’accorda, et peu de temps après vint la signature de la paix et la fameuse entrevue des deux souverains sur le Niémen. Je passerai rapidement sur les détails de cette rencontre qui ont été cent fois et cent fois publiés et répétés.

Sa Majesté et le jeune Tzar se prirent d’une affection mutuelle, dès le moment qu’ils se virent pour la première fois, et ils se donnèrent l’un à l’autre des fêtes et des divertissements. Ils étaient inséparables en public et en particulier, et passaient des heures ensemble dans des réunions de plaisir dont les importuns étaient soigneusement écartés.

La ville de Tilsitt fut déclarée neutre, et Français, Russes et Prussiens suivirent l’exemple qui leur était donné par leurs souverains en vivant ensemble dans la plus intime confraternité.

Le roi et la reine de Prusse vinrent se joindre, à Tilsitt, à Leurs Majestés impériales. Ce malheureux monarque à qui il restait à peine une ville de tout le royaume qu’il avait possédé, devait être peu disposé à prendre part à tant de fêtes. La reine était belle et gracieuse, peut-être un peu haute et sévère; mais cela ne l’empêchait pas d’être adorée de tout ce qui l’entourait.

L’empereur cherchait à lui plaire, et elle ne négligeait aucune des innocentes coquetteries de son sexe pour adoucir le vainqueur de son époux. Je vis la reine dîner plusieurs fois avec les souverains, assise entre les deux empereurs, qui la comblaient à l’envi d’attentions et de galanteries.

On sait que l’empereur Napoléon lui offrit un jour une rose superbe [2]Le 6 juillet 1807 ? La reine de Prusse est réellement charmante, elle est pleine de coquetterie pour moi, mais n’en soit pas jalouse : je suis une toile cirée sur laquelle tout cela ne fait que … Continue reading; qu’après avoir hésité quelque temps elle finit par accepter, en disant à Sa Majesté avec le plus charmant sourire : « Au moins avec Magdebourg. » Et l’on sait aussi que l’empereur n’accepta point l’échange. La princesse avait pour dame d’honneur une femme fort âgée à laquelle on reconnaissait un très grand mérite.

Un soir, au moment où la reine était conduite dans la salle à manger par les deux empereurs, suivis du roi de Prusse, du prince Murat et du grand-duc Constantin, la vieille dame d’honneur se dérangea pour faire place à ces deux derniers princes. Le grand-duc Constantin ne voulut point passer, et gâtant cet acte de politesse par un ton fort rude, il lui dit : « Passez, madame, passez donc ! » Puis se retournant vivement du côté du roi de Naples, il ajouta assez haut pour être entendu, cette gracieuse exclamation: « la vieille bécasse ! »

On peut juger par là que le prince Constantin était loin d’avoir auprès des femmes cette politesse exquise et cette fine fleur de galanterie qui distinguaient son auguste frère.

La garde impériale française donna une fois à dîner à la garde de l’empereur Alexandre. Le repas fut on ne peut plus gai, et pour terminer ce banquet fraternel, chaque soldat français changea d’uniforme avec un Russe, qui lui donna le sien en échange. Ils passèrent ainsi sous les yeux des empereurs, qui s’amusèrent beaucoup de ce déguisement improvisé.

Au nombre des galanteries que l’empereur de Russie fit au nôtre, je citerai un concert exécuté par une troupe de Baskirs, à qui leur souverain fit à cet effet passer le Niémen.

Certes, jamais musique plus barbare n’avait résonné aux oreilles de Sa Majesté, et cette étrange harmonie, accompagnée de gestes au moins aussi sauvages, nous procura le spectacle le plus burlesque que l’on puisse imaginer.

Quelques jours après ce concert, j’obtins la permission d’aller visiter les musiciens dans leur camp, et j’y allai avec Roustan, qui pouvait me servir d’interprète. Nous eûmes l’avantage d’assister à un repas des Baskirs : autour d’immenses baquets en bois étaient rangées des escouades de dix hommes, chacun tenant à la main un morceau de pain noir qu’il assaisonnait d’une cuillerée d’eau dans laquelle ils avaient délayé quelque chose qui ressemblait à de la terre rouge.

Après le repas, ils nous donnèrent le divertissement du tir à l’arc; Roustan, à qui cet exercice rappelait ceux de son jeune âge, voulut essayer de lancer une flèche; mais elle tomba à quelques pas, et je vis un sourire de mépris sur les lèvres épaisses de nos Baskirs; j’essayai l’arc à mon tour, et je m’en acquittai de manière à me faire honneur aux yeux de nos hôtes, qui m’entourèrent à l’instant en me félicitant par leurs gestes de mon adresse et de ma vigueur. Un d’eux, plus enthousiaste et plus amical encore que les autres, m’appliqua sur l’épaule une tape dont je me souvins assez longtemps.

Le lendemain de ce fameux concert, la paix entre les trois souverains fut signée [3]Le traité est signé le 7 juillet et ratifié le 9 juillet., et Sa Majesté fit une visite à l’empereur Alexandre, qui la reçut à la tête de sa garde.

L’empereur Napoléon demanda à son illustre allié de lui montrer le plus brave grenadier de cette belle et vaillante troupe. On le présenta à Sa Majesté, qui détacha de sa boutonnière sa propre croix de la Légion d’honneur et la fixa sur la poitrine du soldat moscovite, au milieu des acclamations et des hourras de tous ses camarades [4]Il s’agit du grenadier Lazaref, du bataillon Preobrajenski. (in Tulard, Garros, Napoléon au jour le jour)..

Les deux empereurs s’embrassèrent une dernière fois sur les bords du Niémen, et Sa Majesté prit la route de Königsberg [5] Napoléon quitte Tilsitt le 9 juillet à 22 heures et arrive dans la nuit à Königsberg..

 


References

References
1Premier valet de chambre de Napoléon
2Le 6 juillet 1807 ? La reine de Prusse est réellement charmante, elle est pleine de coquetterie pour moi, mais n’en soit pas jalouse : je suis une toile cirée sur laquelle tout cela ne fait que glisser. Il m’en coûterait trop cher pour faire le galant. » (Napoléon à Joséphine).
3Le traité est signé le 7 juillet et ratifié le 9 juillet.
4Il s’agit du grenadier Lazaref, du bataillon Preobrajenski. (in Tulard, Garros, Napoléon au jour le jour).
5 Napoléon quitte Tilsitt le 9 juillet à 22 heures et arrive dans la nuit à Königsberg.