7 juillet 1807 – Signature du traité de Tilsit – Témoignages

Jean-Roch Coignet

Le 18 juin, toute notre armée se trouva près de Tilsitt, en face des Russes, dont elle n’était séparée que par le Niémen.
Tilsitt est une belle ville, avec des rues larges, droites, bien bâties, et des environs fertiles. Elle se trouve entre un lac à droite et le Niémen à gauche. On nous fit camper au bout du lac.
Le 19, un envoyé de l’empereur de Russie passa le fleuve pour parlementer [1]Il s’agit du prince Lobanoff, envoyé par Bennigsen. Il fut présenté au prince Murat d’abord, et ensuite à Napoléon qui était installé dans la ville. L’empereur répondit sur-le-champ aux propositions qui lui étaient faites et nous donna l’ordre de nous tenir prêts pour le lendemain, en grande tenue.
Nos officiers nous annoncent qu’il s’agissait de recevoir l’empereur Alexandre, qu’on préparait un radeau sur le fleuve, que les deux souverains allaient se voir et s’entendre pour la conclusion de la paix. Quelle joie dans nos cœurs! C’était donc fini!
Les chefs vinrent parmi nous veiller à ce que rien ne manquât à notre tenue, que les queues fussent bien faites et les buffleteries bien blanches.
Quand tout fut prêt, vers les onze heures du matin, nous nous portâmes sur les bords du fleuve. Là, nous attendait le plus beau spectacle que jamais homme ne verra. Au milieu du Niémen se trouvait un grand radeau, garni de larges et magnifiques tentures, et, sur le côté gauche, un pavillon. Aux deux rives était amarrée une barque richement décorée.
Napoléon arriva vers une heure de l’après-midi, et se plaça avec son état-major dans l’une d’elles, montée par les marins de la garde. Alexandre occupa l’autre. Au même signal, les deux empereurs se mettent en marche. Ils avaient chacun le même trajet à parcourir et le même nombre de degrés à monter pour atteindre la plate-forme du radeau. Mais notre Napoléon arriva le premier.
Lorsque les deux souverains eurent gagné tous deux le lieu du rendez-vous, on les vit s’embrasser comme deux frères. Les troupes, accumulées sur les deux rives, poussèrent des acclamations frénétiques. Toute la vallée en retentit. Après l’entrevue, qui fut très longue, chaque empereur se retira de son côté.
Le lendemain, même cérémonie. Cette fois, il s’agissait du roi de Prusse, qui venait implorer la clémence du vainqueur. Il était bien sot près du grand homme. Heureusement qu’Alexandre était là pour prendre sa défense. Il avait l’air d’un coupable qui vient recevoir la correction. Qu’il était maigre, de niaise figure et d’apparence misérable. Mais que la reine, son épouse, était belle! Je l’ai vue de près et je reviendrai sur son compte.
Cette deuxième entrevue fut courte. On convint qu’on neutraliserait Tilsitt, qu’Alexandre en occuperait une moitié et Napoléon l’autre; que la garde impériale russe passerait sur la rive gauche pour faire le service auprès de son souverain, comme nous auprès du nôtre. Napoléon se chargea, en outre, de donner l’hospitalité à ses nouveaux alliés. C’était glorieux pour lui de loger et nourrir deux souverains après les avoir bien battus.
Le lendemain, toute la garde se rangea sur trois rangs des deux côtés de la grande rue de Tilsitt, et Napoléon alla au-devant d’Alexandre jusque sur le bord du fleuve. Le roi de Prusse ne s’y trouvait pas. Quel beau coup d’œil! Ces deux empereurs, ces princes, ces maréchaux, tous revêtus des plus riches costumes! L’empereur de Russie, en passant devant nous, dit à notre colonel Frédéric, du premier régiment : Vous avez là une belle garde, colonel! – Et bonne, sire, ajouta Frédéric. – Je le sais, répondit Alexandre.
Le roi de Prusse vint peu après rejoindre les deux empereurs, et Napoléon régala ses hôtes d’une belle revue de sa garde, ainsi que du troisième corps d’armée commandé par le maréchal Davoust. Nous étions en grande tenue, brillante comme à Paris. Les troupes du maréchal ne nous le cédaient en rien. Napoléon eut droit d’être fier.
Quand la revue fut terminée, le défilé commença par division. Le troisième corps passa le premier. Les vieux grognards fermèrent la marche : c’était comme un rempart mouvant. A chaque division de la garde qui passait devant eux, l’empereur de RussIe, le roi de Prusse et tous leurs généraux, saluaient avec empressement. Les compliments nous pleuvaient de toutes parts. Je vis à cette occasion, les quatre plus beaux hommes que j’aie rencontrés dans ma vie: empereur Alexandre, le prince Murat, Poniatowski et Belcourt, capitaine adjudant-major du premier régiment de grenadiers de la garde.
Un jour, Napoléon nous donna l’ordre de faire tous les préparatifs nécessaires pour offrir un repas à la garde impériale russe. Nous construisîmes de vastes tentes toutes sur la même ligne, avec des ouvertures tournées du même côté. On nous accorda huit jours de maraude, et huit lieues de pays en arrière pour nous procurer des vivres. Nous partîmes en bon ordre, et des le lendemain, on vit arriver au camp plus de cinquante voitures chargées de provisions considérables en viande, farine, et eau-de-vie conduites par des paysans qui se prêtèrent de bonne grâce à cette réquisition, et qui furent renvoyés tout contents. On les indemnisa de leurs pertes et de leurs peines.
Le 30 juin, à midi, le repas était sur la table. Le service était on ne peut plus brillant. Nous avions confectionné des surtouts en gazon, garnis de fleurs, avec le nom des deux empereurs tressé en guirlandes. Au front de chaque tente brillaient deux étoiles, avec les noms des deux grands hommes, et, à chaque porte, le drapeau russe et le drapeau français.
Nous allâmes au-devant de nos convîves, et nous les prîmes par-dessous le bras, pour les conduire. Comme ils n’étaient pas si nombreux que nous, nous en avions un pour deux. Ils étaient si grands, que nous avions l’air de leur servir de béquilles. Moi, qui étais le plus petit des grenadiers français, j’étais obligé de lever la tête en l’air pour voir la figure du mien.
Ils semblèrent confus de nous trouver dans une tenue si brillante. Nous étions superbes. Il fallait voir surtout nos cuisiniers poudrés à blanc, tablier blanc par-dessus l’uniforme, bonnet de coton sur l’oreille, et gaine au côté. C’étaient, du reste, des gens distingués dans le métier culinaire. Quand nous étions casernés, chaque ordinaire (dix-neuf ou vingt et un hommes généralement) leur faisait douze francs par mois; et, de plus, ils étaient exemptés du service. Ce jour-là, ils s’étaient surpassés.
Nous plaçâmes nos convives à table, chacun entre deux Français. La gaieté ne tarda pas à nous gagner. Nos géants affamés ne surent bientôt plus se contenir. Oubliant toute réserve, ils se mirent à dévorer. Pour toute boisson, nous avions de l’eau-de-vie, et pour tous verres des gobelets de fer blanc, qui contenaient un quart de litre. Avant de leur présenter ces gobelets, nous étions obligés d’y boire une gorgée; ils s’en emparaient aussitôt, et, dans leurs mains, le liquide disparaissait rapidement. Ils l’accompagnaient de bouchées de viande grosses comme un œuf.
Leurs uniformes devinrent trop étroits : nous leur fîmes signe de se mettre à l’aise, en déboutonnant nous-mêmes quelques boutons de nos gilets. Ils ne se le firent pas répéter deux fois, et nous vîmes alors tomber un tas de sales chiffons, dont ils se plastronnaient, pour avoir une poitrine plus majestueuse.
Au milieu du repas, deux aides de camp vinrent nous annoncer la visite de nos deux souverains, et nous prévenir de ne pas bouger. Napoléon et Alexandre les suivirent de près; ils firent le tour des tables, examinant tout avec curiosité. En sortant, Alexandre s’écria : Grenadiers, voilà qui est digne de vous !
La fin du repas dégénéra en une dégoûtante orgie. Nos Russes se conduisirent comme des sauvages. Nous emmenâmes ceux qui pouvaient encore se soutenir, et nous les conduisîmes à leur caserne. Les autres restèrent sous les tables. Un de nos farceurs eut l’idée de se déguiser en Russe. Il changea d’uniforme avec un de nos convives et parut ainsi dans les rues de Tilsitt, au milieu des groupes qui sortaient du festin. Ayant un besoin à satisfaire, il s’arrêta en recommandant à un camarade de ne pas lâcher son Russe.
Puis, au bout d’un instant, il se mit à courir pour les rattraper. Un sergent russe passait; il continue son chemin sans faire attention à celui-ci, et est tout étonné de se voir appliquer des coups de canne sur les épaules. Se sentant frappé, il saute sur le sergent, qui s’était fâché ainsi parce qu’il n’avait pas été salué d’après la coutume militaire de son pays. Il le terrasse, l’apostrophe en bon français, et l’eût tué si l’on n’eût pas mis le hola !
Cette scène avait pour témoins les deux empereurs, qui s’étaient mis à leur balcon pour voir passer la joyeuse bande, et qui riaient aux larmes. L’empereur Alexandre disait : C’est bien fait ! Pourquoi s’avise-t-il de troubler le plaisir de ces braves gens ? Tout le monde fut content, les Russes surtout.
Lorsque Napoléon eut terminé ses affaires, il fit ses adieux à l’empereur de Russie, et il partit le 9 juillet de Tilsitt, se dirigeant vers Koenigsberg. Nous reçûmes l’ordre de le suivre, et, aussitôt, l’on nous mit en route.
Nous passâmes par Eylau, et nous vîmes les tombeaux des victimes du 8 février. Ce pays, si funeste pour nous, était alors couvert d’une magnifique verdure. Au milieu s’étendait un beau lac, sur lequel nous avions manœuvré avec toute notre artillerie. Ce changement complet de la nature nous remplissait d’étonnement.
Nous traversâmes le champ de repos où dormaient nos camarades morts pour la patrie reconnaissante. Un silence religieux régnait dans nos rangs. Nos chefs nous firent porter les armes !
Arrivés à Koenigsberg, nous fûmes logés chez l’habitant. La ville était pourvue de provisions de toute espèce; on avait pris d’énormes convois de vivres que les Anglais, ne sachant pas la guerre finie, expédiaient aux Russes.
Un jour, nous reçûmes l’ordre de planter des arbres dans la grande rue et de la sabler, pour recevoir la reine de Prusse, qui venait visiter Napoléon. Elle arriva à dix heures du soir. Qu’elle était belle ! On pouvait dire : Belle reine et vilain roi. Mais je crois qu’elle était roi et reine. L’empereur vint la recevoir au bas du perron, et lui présenta la main. Elle passa la nuit au palais. Cependant, elle ne put faire plier Napoléon. On nous dit qu’il l’avait nommée reine de Silésie. Ce n’était pas cela qu’elle voulait.
J’eus le bonheur de me trouver, le soir, de faction au bas du perron, de façon à la voir de près, et, le lendemam, quand elle sortit, j’occupais la même porte. Quelle charmante figure ! Quelle démarche majestueuse ! J’avais alors trente ans, et j’aurais donné une de mes deux oreilles pour rester avec elle aussi longtemps que l’empereur.
Ce fut la dernière faction que je fis comme soldat. Le général Dorsenne, qui était colonel-général des grenadiers à pied de la garde, reçut l’ordre de nous faire distribner des souliers et des chemises qui se trouvaient dans les magsins russes et prussiens, et de nous passer en revue, avant que nous ne quittions Koenigsberg. Il fit prévenir, à son tour, les capitaines de passer l’inspection par compagnie, et de nous réunir sur la grande place au jour et à l’heure indiqués.
A cette occasion, le capitaine Renard alla trouver l’adjudant-major, M. Belcourt, et s’entendre avec lui à mon sujet. Ils me firent venir et m’annoncèrent que j’allais passer caporal dans la même compagnie, en récompense de mes services.
– Mais, leur dis-je, je ne sais ni lire, ni écrire !
– Vous apprendrez !
– Ce n’est pas possible ! Je vous remercie.
– Vous serez caporal aujourd’hui, et dans le cas où le général vous demanderait si vous savez lire et écrire, répondez hardiment que oui, les vélites se chargeront de vous instruire.
Quand vint l’heure de la revue, M. Belcourt et mon capitaine allèrent au-devant du général et lui parlèrent de moi.
– Faites-le sortir des rangs, dit-il.
Il me toisa des pieds à la tête, et, voyant ma croix, il me demanda depuis combien j’étais décoré.
– Je l’ai été aux Invalides, général, et le premier des légionnaires !
– Le premier !
– Oui, général !
– Faites-le reconnaître caporal, de suite.
Il était temps. Je tremblais devant cet homme si dur et si juste. Tous mes camarades furent surpris de me voir passer caporal dans la même compagnie; personne ne s’en doutait. Les anciens caporaux m’entourèrent et me promirent obligeamment de m’aider de leurs conseils. Je fus fêté de tout le monde.
Voilà comment s’ouvrit ma petite carrière militaire.