29 avril – 14 mai 1810 – Le siège de Lérida

Mémoires du maréchal Suchet

(Édition de 1834)

Notes et illustrations de la Rédaction

 

Plan de la ville de Lerida
Plan de la ville de Lerida

 

Plan des environs de Lerida
Plan des environs de Lerida

Cartes de Lérida et de ses environs
(Atlas recommandé par Suchet – Merci à Roger64)


 

Siège de Lérida par le général Suchet le 14 mai 1810. Jean-Charles-Joseph Remond (1795 – 1875). © RMN/Jean Popovitch


Louis Gabriel Suchet, duc d'Albufuera. Adèle Gault. Musée de l'Armée
Louis Gabriel Suchet, duc d’Albufuera. Adèle Gault. Musée de l’Armée

L’excursion du 3e corps sur Valence, qui mécontenta le gouvernement français, sans remplir les vues du gouvernement de Madrid, avait été pour le général Suchet une conséquence pres­que forcée de sa position. Rentrant en Aragon après ce mouvement excentrique, et devant, par le siège de Lérida[1], reprendre le cours des opé­rations qui étaient dans sa véritable sphère, il ne songea plus qu’à pousser rapidement le siège, et à réparer le temps perdu. Avec le renfort qu’il venait de recevoir, le 3e corps se composait alors de trente-trois bataillons et de neuf escadrons, s’élevant à peu près à vingt-deux mille combat­tants (voir). Près du tiers de ces forces devaient nécessairement rester en Aragon pour y maintenir nos établissements, et pour défendre le pays, soit contre les partis de la Navarre et de la haute Ca­talogne, soit contre Villacampa, qui se tenait avec un corps de trois ou quatre mille hommes vers les frontières de Valence et de Castille : le général Laval[2] fut destiné à ce commandement, avec dix bataillons et six cents chevaux.

Le reste de l’armée était numériquement faible pour en­treprendre une opération comme le siège de Lérida en présence de l’armée espagnole de Catalo­gne, commandée par Henri O-Donell[3], depuis comte de l’Abisbal. Mais le gouvernement avait ordonné au maréchal Augereau d’appuyer le siège de Lérida, et de faire avancer le 7e corps jusque sur l’Èbre, pour donner la main au 3e. Cette combinaison était prudente, et son exécution n’offrait pas de grandes difficultés. Elle manqua cependant, mais ce ne fut point par le retard du 3e corps. Notre armée de Catalogne était bien devenue plus disponible depuis la capitulation de Girone ; mais réduite à ne jamais s’écarter longtemps de Barcelone et du littoral, elle était te­nue en échec par les mouvements de Henri O-Donell ; et nous verrons qu’à peine arrivée à portée du bas Èbre, elle fut obligée de se rapprocher d’Hostalrich. En arrivant à Saragosse, le général Suchet s’occupa immédiatement de compléter son établissement de Monzon, et d’y faire arriver le parc de siège. Pendant ce temps, ses troupes repre­naient de tous côtés leur direction sur le centre, ou sur quelques points de la circonférence de l’Aragon.

Le général Pierre Joseph Habert
Le général Pierre Joseph Habert

La 3e division, aux ordres du général Habert[4], se porta de Saragosse sur la Cinca, d’où elle était partie un mois auparavant. Le général Laval, placé précédemment à Teruel avec la pre­mière division, laissa sur le Xiloca le général Chlopiski[5], et se rapprocha lui-même de Saragosse avec la brigade Montmarie[6]. Le général Musnier[7], qui commandait l’Aragon pendant la marche de l’armée sur Valence, avait déjà une brigade de la 2e division à Fraga, avec le général Vergés[8]. Il rejoignit son autre brigade à Caspe et à Alcañiz, où le général Pâris[9] la ramenait directement de Teruel par les montagnes de Montalvan. De là passant la ligne de la Guadalope dans les derniers jours de mars, il menaça la place de Tortose, et força de s’y replier toutes les troupes qui en couvraient la défense. Son ordre était, après cette démonstration, de remonter le bas Èbre jusqu’à Mora et Flix, en s’emparant des bateaux pour assurer le passage du fleuve, et de communiquer, s’il le pouvait, avec les troupes du maréchal Augereau.

La destruction du pont de Fraga avait contri­bué à rassurer la place de Lérida contre un dan­ger prochain. Quand ce pont existait, il avait pour nous l’avantage d’être situé sur la grande route de Saragosse à Lérida, et d’offrir en tout temps un passage sur la Cinca; c’était donc la ligne d’opérations la plus directe. Cependant pour le siège de Lérida, elle avait le grave inconvé­nient d’être trop rapprochée de Mequinenza, où les Espagnols avaient une garnison de quinze cents hommes qui pouvait être renforcée par des troupes de Valence. D’ailleurs la route par Alcubiera parut préférable; elle était moins épuisée de fourrages, et conduisait directement à Monzon, où furent établis un hôpital, des fours, des magasins, et le parc de siège qui devait se com­poser de quarante bouches à feu, approvisionnées à sept cents coups chacune. Pour couvrir cette communication, un bataillon de la Vistule[10] prit position à Candasnos; et quatre escadrons de gendarmerie à cheval et à pied, qui arrivaient de France, furent aussitôt répartis, avec quelques  détachements de troupes de ligne, à Barbastro, Huesca, Àyerbe, Zuera, Pina, Bujaralos, et sur toute la rive gauche de l’Èbre. Pendant le temps de ces préparatifs, le général Habert oc­cupait l’ennemi en avant, par des mouvements entre la Cinca et le Sègre.

Grenadiers de la Légion de la Vistule
Grenadiers de la Légion de la Vistule

Le général en chef savait que le brigadier es­pagnol Perena occupait avec quatre bataillons Balaguer, poste sur le Sègre, entouré d’anciennes fortifications , et qui était important à cause de son pont de pierre : il résolut de s’en emparer. Le 4 avril, le général Habert s’en approcha avec une partie de ses troupes. Perena parut d’abord disposé à le lui disputer, jusqu’à ce que, informé du passage du Sègre à Camarasa par le colonel Robert, à la tête du 117e[11] régiment, et craignant de se voir attaqué par les deux rives, il se retira précipitamment sur Alcoletge : de là, il passa la rivière sur le pont de Lérida, et revint à Corbins prendre position sur le bord de la Noguera.

Le général Suchet se voyant maître d’un passage sur le Segre, pressa aussitôt ses dispositions générales ; et laissant le général Laval en Aragon,  il porta le 10 avril son quartier général à Monzon, conduisant la brigade Verges et le 13e de cuirassiers[12], six  compagnies d’artillerie et une de pontonniers,  une compagnie de mineurs et deux de sapeurs ; puis il s’avança le 13 sur Lérida par la route d’Almacellas, et s’établit en vue de la place. Le général Habert descendit de Balaguer par la rive droite du Sègre. Les hussards, conduits par le lieutenant Monvel, passèrent la Noguera au gué sous le feu de l’ennemi. A la suite d’un engagement assez vif, Perena rentra dans la place, et le général Habert s’établit sur les hau­teurs de San-Rufo. Le même jour le général Paris, formant l’avant-garde du général Musnier, après avoir traversé l’Èbre à Flix, arriva par la rive gauche du Sègre en le remontant, et fit rentrer tout ce qui se trouvait hors de la place, en avant de la tête de pont. Pour l’appuyer sur cette rive, le général Harispe[13] s’y transporta le 14, avec trois bataillons et une partie du 4e de hussards[14].

4e Husssards, en 1806.

 

Ce ré­giment était faible, ayant laissé de nombreux détachements en Aragon; mais le 13e de cuiras­siers formait une bonne réserve de cavalerie. Quoique de nouvelle formation[15], il était parvenu rapidement, dans les mains du colonel d’Aigremont[16], à égaler les plus vieilles bandes; il inspirait aux soldats français une confiance, et aux Espagnols une terreur, qu’il ne tarda pas à justi­fier par le plus éclatant fait d’armes.

Le général Jean Isidore Harispe

 Cavalier du 13e cuirassiers
Cavalier du 13e cuirassiers

Le nom de Lérida rappelle une foule de sou­venirs, consacrés par l’histoire des guerres soit anciennes, soit modernes. Sans parler du rôle que Lérida a joué dans la deuxième guerre punique pendant les campagnes des Scipions, on sait que César, au commencement de la guerre civile, y assiégea, ou plutôt y tint en échec les deux lieutenants de Pompée, Afranius et Petreius, qui ayant cinq légions comme lui, et de plus que lui la ville et son pont sur le Sègre, finirent néan­moins, en voulant manœuvrer, par se laisser en­velopper, et par poser honteusement les armes. Dans les temps modernes, Lérida se lie au récit de toutes les campagnes de Catalogne. En 1644, don Felipe de Silva attaqua Lérida, défendue par trois mille six cents Français et deux mille pay­sans catalans, et, après un blocus de plus de deux mois, la réduisit, plutôt par la famine que par la force. En 1646, les Français, commandés par le comte d’Harcourt, tentèrent de prendre Lérida par famine ; mais leurs lignes furent forcées, et la place fut délivrée après un long blocus. En 1647, le grand Condé ouvrit la tranchée contre le côté nord du château ; cette attaque unique fut retardée par les difficultés du terrain, et par les sorties nombreuses de la garnison ; et au bout de vingt jours, l’armée espagnole s’étant approchée pour secourir la place, le siège fut levé.

Dans la guerre de la succession, en 1707, le duc d’Orléans se voyant, après la bataille d’Almanza , maître de Valence et de l’Aragon, vint assiéger Lérida en présence de l’armée du lord Galloway, qui ne fut pas assez fort ou assez hardi pour faire lever le siège. L’investissement se fit le 13 septembre ; la tranchée fut ouverte dans la nuit du 2 au 3 octobre, devant le front du haut Sègre, et l’attaque dirigée sur le bastion du Carmen, où se réunissait à l’enceinte actuelle une vieille muraille avancée, garnie de tours, sans fossés, qui n’existe plus aujourd’hui. Les travaux furent retardés par les pluies et les sorties : cepen­dant le i a, à la nuit, on put donner l’assaut à la brèche, et s’y loger. Le 14, on fut maître de la ville, dont le pillage fut prescrit par ordre et exé­cuté en règle, pendant huit heures, par deux soldats commandés dans chaque compagnie de l’ar­mée. Le 16, on attaqua le château du côté de la campagne. Ce fut un nouveau siège plus long et plus difficile que le premier, à cause de la dureté et de l’escarpement du terrain. L’artillerie avait peine à ouvrir des brèches : après vingt-cinq jours, le mineur fut attaché en deux endroits à la mu­raille. Le 10 novembre, les mines étant prêtes, l’assaut fut commandé pour le soir et le prince de Darmstadt, gouverneur, voyant l’impossibilité de prolonger sa défense, battit la chamade. Le duc d’Orléans se fit remettre le fort Garden en même temps que le château, et permit à la gar­nison de se retirer à Barcelone avec les honneurs de la guerre. Elle n’était plus que de deux mille hommes. On prit dans la place trente-trois pièces de canon, plusieurs mortiers, trente mille bou­lets, dix milliers de poudre, etc.

Maquette de Lerida
Maquette de Lerida

Lérida (carte), situé sur la grande communication de l’Aragon avec la Catalogne, à vingt-cinq lieues de Barcelone et autant de Saragosse, aux bords du Sègre, avec un pont en pierre, à peu de distance de l’Èbre et de la Cinca, exerce une influence par sa population de quinze à dix-huit mille âmes, et par sa position qui domine au loin toute la contrée. La ville proprement dite s’étend le long de la rive droite du Sègre. Elle est défendue sur une grande partie de son développe­ment par la rivière même et l’on venait de con­struire à la rive gauche une tête de pont, consis­tant en une simple lunette entourée d’un fossé, avec un bâtiment carré pour réduit. L’enceinte de la ville du côté de terre se formait d’une muraille sans fossé ni chemin couvert, partie terrassée et bastionnée, partie flanquée de tours. Mais sa vé­ritable force consiste dans le château, qui couvre presque entièrement la ville, et la domine du som­met d’une colline élevée de près de soixante et dix mètres au-dessus de la rivière. Un donjon d’une grande hauteur, et autour duquel se groupent des bâtiments assez vastes, d’une construction solide, occupe la cime de la colline. La fortification qui l’entoure forme un carré irrégulier de deux cent cinquante mètres de côté extérieur, flanqué de bons bastions de douze à quatorze mètres d’escarpe. Le front de l’ouest est le seul qui ait des fossés : ailleurs les murailles sont à découvert; mais leur base est si élevée au-dessus de la campagne environnante, qu’il ne se présente à l’assié­geant aucun emplacement favorable pour l’établissement des batteries de brèche. Les fronts du sud et de l’est, qui regardent le Sègre et la route de Balaguer, sont bâtis sur des escarpements très-roides et presque inattaquables. Celui du nord, qu’on pourrait appeler le front de secours, parce qu’il est le seul qui donne immédiatement sur la campagne, est aussi d’un difficile accès, par son grand commandement, et par la nature du ter­rain des approches, formé presque entièrement de roc.

Le fort Garden
Le fort Garden

Le front de l’ouest présente seul une pente assez douce, et l’on pourrait s’en approcher par une attaque régulière ; mais il faudrait auparavant être maître de la ville, et du fort Garden qui ver­rait les tranchées à dos. Garden est bâti sur la croupe d’un plateau qui domine l’extrémité occi­dentale de la ville, à six cents mètres ; c’est celui où campèrent Pelrcius et Afranîus devant César. Ce fort ayant paru aux ingénieurs espagnols trop faible et trop petit, pour assurer à la garnison de Lérida la jouissance des jardins et des pâturages qui bordent la rivière dans cette partie, ainsi que la possession du plateau lui-même, ils avaient voulu en éloigner les assiégeants. A cet effet, ils l’avaient rouvert par un grand ouvrage à cornes, dont la droite bordait l’escarpement, et la gauche se rattachait à une ancienne redoute. Les fossés en étaient taillés dans un tuf très dur, et présentaient une escarpe et une contrescarpe à pic de cinq à six mètres de hauteur, qui pouvaient le faire re­garder comme à l’abri d’une attaque de vive force. Ils avaient, en outre, élevé à l’extrémité op­posée du plateau deux grandes redoutes, dites l’une du Pilar, l’autre de San-Fernando, qui se trouvaient à plus de quinze cents mètres de la ville, et à sept cents seulement du nouvel ouvrage à cornes.

Toutes ces fortifications étaient en bon état, et renfermaient une garnison et une artillerie capa­bles d’en prolonger la défense, sous le comman­dement du maréchal de camp Garcia Conde, gé­néral jeune et actif, qui se flattait de faire durer le siège de Lérida autant que celui de Girone, où il s’était acquis de l’honneur en introduisant un convoi de vivres dans la place. Indépendamment des troupes réglées, la ville renfermait, avec une population exaltée, beaucoup de paysans des cam­pagnes voisines qui, animés des mêmes sentiments, étaient accourus avec des armes et des vivres. Le général Suchet jugea que dans une guerre popu­laire, ces moyens de défense de la place pour­raient tourner à l’avantage de l’attaque, s’il par­venait à diriger les opérations du siège contre le moral des défenseurs.

Le général Musnier, avant de quitter Mora, n’avait pu se lier qu’un instant aux troupes du maréchal Augereau, qui occupèrent momentanément Valls et Reus dans les  derniers jours de mars. L’ennemi, ayant quitté son camp sous Tarragone et enlevé le 3 avril un bataillon français à Villafranca, le maréchal Augereau craignit qu’il ne secourût Hostalrich prêt à succomber par dé­faut de vivres ; il prit le parti de se rapprocher de Barcelone, en renonçant à sa jonction avec l’ar­mée d’Aragon. Des partis espagnols se mon­trèrent immédiatement après sur le bas Èbre ; ce qui confirma pour nous l’éloignement du 7e corps, au moment où le 3e opérait l’investissement de Lérida. Ainsi le général Suchet, au lieu de se voir appuyé dans son entreprise, fut réduit à ne compter que sur ses propres forces. Cette situation impré­vue le décida à ne point hâter l’ouverture de la tranchée, ni l’arrivée du parc de siège qui était à Monzon, et à garder encore quelque temps ses troupes disponibles. Il s’occupa spécialement d’é­tablir un passage sur le Sègre, à une petite lieue au-dessus de Lérida. En même temps il faisait re­connaître les approches de la place par les officiers du génie, et commencer dans les camps tous les travaux préliminaires, tels que gabions, fascines. Des vingt-deux bataillons du 3e corps, qui se trouvaient réunis sur la  frontière de Cata­logne, deux furent laissés à Monzon, et un détaché à Balaguer. Les dix-neuf autres furent placés comme il suit : le général Vergés à droite couvrit, avec trois bataillons du 121e[17] les routes de Mariola et de Varcalas ; et comme le plateau étendu de Garden commandait au loin la route de Fraga, un bataillon du 114e[18] fut placé sur la Sierra de Canelin, et y fit un retranchement dans lequel on plaça deux pièces de canon. Le général Buget avec deux autres bataillons du 114e et un du 5e de la Vistule, fut établi sur la route de Monzon. Un peu en arrière et à gauche, au moulin de Gualda, étaient les troupes du génie, devant le village de Villanueva del Picat, quartier du général en chef. Plus à gauche vers les hauteurs de San-Rufo, les deux bataillons du 5e léger[19], deux du 116e[20], sous les ordres du général Habert, fermaient la route de Balaguer et de Corbins. A la rive gauche, trois bataillons du 117e de la division Habert, mais détachés avec le général Harispe, enveloppaient la tête de pont. Derrière le général Harispe, à Alcoletge, était le général de division Musnier, ainsi que les généraux Pâris et Boussard[21], avec le 115e régiment, le 1er de la Vistule et la cavalerie : ces troupes formaient le corps d’observation.

On voit par là, et d’après le plan, que l’investissement de la ville n’était pas complet au-dessous du pont. Sur l’une et l’autre rive le commandement de Garden forçait les assiégeants de se tenir à distance de la rivière ; pour garnir tout cet intervalle, il aurait fallu un développement de troupes considérable. Le général Suchet se borna à faire observer, et battre fréquemment le jour et la nuit, les terrains bas qui avoisinent le Sègre dans cette partie. L’emplacement de la réserve était déterminé par les localités à Alcoletge, vers les points qui découvrent et défendent la route de Barcelone et celle de Tarragone. D’ailleurs les généraux Harispe et Musnier non seulement protégeaient dans cette position notre passage du Sègre entre les camps des deux rives, mais encore ils avaient leur retraite sur le pont de Balaguer, qui offrait un passage assuré en cas de débordement des eaux; accident que la saison et les exemples passés pouvaient naturellement faire craindre.

L’investissement était à peine fini, qu’un officier supérieur espagnol fut pris par les avant-postes de la rive gauche, il paraissait se diriger vers la place pour s’y introduire, et se disait porteur d’une proposition d’échange de prisonniers, qui lui per­mettait de se présenter aux Français comme par­lementaire. Sa mission sembla suspecte ; le général en chef ne se pressa pas de le renvoyer, imaginant qu’il pouvait être venu pour donner quelque nou­velle à la garnison. On commençait déjà à parler d’un rassemblement des troupes d’Henri O-Donell à Monblanch ; Campoverde avec une division s’é­tait approché de Cervera ; et des paysans armés venaient de se montrer sur le haut Sègre. Le gé­néral Musnier eut ordre de se porter le 19 avril à Balaguer avec la réserve. La garnison crut pou­voir saisir ce moment pour sortir en forces sur le général Harispe, qui la repoussa vigoureusement. Le même jour le général en chef s’était aussi porté à Balaguer, qu’il voulait reconnaître parce qu’il en jugeait la position essentielle. Il y ordonna quelques travaux pour la défense du pont, et la mise en état du château : il y fit placer de l’artil­lerie, et envoya couper le pont de Camarasa à une lieue au-dessus. De là il s’avança le 21 jus­qu’à Tarrega, pour reconnaître le pays, chercher des nouvelles de l’armée du maréchal Augereau, et des renseignements sur les manoeuvres d’O-Donell. L’espionnage était fort difficile dans une contrée nouvelle pour nous, où chaque habitant était un ennemi. La haine était partout et dissi­mulait tout : quelquefois l’orgueil ou la confiance du succès se trahissaient involontairement ; mais presque toujours nos promesses et nos menaces étaient également impuissantes pour arracher un secret utile. Le général français dut au hasard la connaissance de la marche d’O-Donell. Il apprit secrètement que ce général était parti de Tarragone à la tête de deux divisions, et qu’il s’était porté sur Monblanch. Cette manœuvre allait mettre O-Donell, s’il se faisait joindre par la division Campoverde, en état de gêner ou même d’empê­cher le siège. Le général Suchet doutait de ce rap­port, parce qu’il ne pouvait se persuader que le 7e corps se fût déjà totalement éloigné : cependant il ne pouvait pas dédaigner un avis aussi important. Il se hâta, par une marche rapide, de ra­mener sa colonne dans les camps. Le 22 au soir il plaça de nouveau le général Musnier à Alcoletge, avec la cavalerie du général Boussard en réserve.

Le général espagnol avait réellement campé le 22 à Vinaxa, avec les divisions Yvarola et Pirez, fortes d’environ huit mille hommes à pied et six cents à cheval, des meilleures troupes de son armée. Il reçut là un billet du gouverneur de Lérida, annonçant qu’une partie de l’infanterie française, et presque toute la cavalerie, avaient fait un mouvement et s’étaient éloignées de la place. Trompé par cet avis, qui n’était plus vrai au moment où il le recevait, O-Donell pressa sa marche le 23 au matin. Il fit halte à dix heures à Juneda, repartit à midi à la tête de sa première division et de sa cavalerie, et se dirigea sur Lérida par la plaine de Margalef avec une entière sécu­rité, ne soupçonnant pas ses flancs menacés dans un terrain tout ouvert, où il n’apercevait aucun ennemi à la plus grande distance autour de lui. Il forma cependant sa troupe en trois colonnes : la première, composée d’infanterie légère, s’avan­çait par la grande route ; les deux autres à droite et à gauche, mais un peu en arrière, et précédées de quelques tirailleurs. L’infanterie légère, en ap­prochant de la place, rencontra nos avant-postes qui se replièrent. Aux premiers coups de fusil, le général Harispe monte à cheval avec le 4e de hussards, se porte au-devant de l’ennemi, suivi des compagnies de voltigeurs du 115e et du 117e, et reconnaît qu’il n’a affaire qu’à une avant-garde. Quelquefois les moments décisifs à la guerre ne se font pas longtemps attendre. Une charge im­pétueuse des hussards[22] sur cette tête de colonne ne lui laisse pas le temps de se former ni de se reconnaître. Obligée de s’arrêter et de reculer, elle perd la moitié de son monde, sabrée ou prise; et l’armée de secours, arrivée en vue de la place, s’en trouve déjà séparée. Au même instant la garnison tentait de déboucher de la tête de pont, sous la protection de tous les feux du château et de la ville, et encouragée par les cris de joie et les démonstrations des habitants, témoins d’un com­bat dont l’issue les intéressait si fort. Le colonel Robert[23] était en mesure : avec le 117e il contient la sortie ; et quand il voit la garnison ébranlée par le succès du général Harispe, il la charge et la force de rentrer dans la place.

Cependant le général Musnier s’était mis en marche à Alcoletge, et jugeant bien le mouvement de l’ennemi, il prit avec promptitude le parti le meilleur dans la circonstance. Au lieu de se ren­dre vers le général Harispe, il se porta directe­ment sur la route par laquelle arrivait O-Donell. Son infanterie hâte sa marche pour suivre les cui­rassiers, qui, avec l’artillerie légère, s’avancent en toute diligence et sans obstacle, sous la con­duite du général Boussard. O-Donell était à peu de distance, dans une maison de Margalef, village ou plutôt nom d’un ancien village en ruines, dé­truit dans les précédentes guerres. Il fait arrêter la 2e division qui sortait à peine de Juneda, et or­donne à la première de rétrograder. L’infanterie légère dont se composait la brigade Navarro, avait déjà perdu son bataillon d’avant-garde, par la charge du général Harispe; elle revient, et n’a que le temps de se former en colonne près de la brigade Dupuig, qui était en bataille sur la grande route, l’artillerie à droite et la cavalerie à gauche. Le 13e de cuirassiers se déploie en présence et sous le feu de cette ligne ; notre artillerie se hâte de mettre en batterie, et répond avec vivacité au feu de l’ennemi. La cavalerie espagnole fait un mouvement pour se porter en avant ; les cuiras­siers ne lui en laissent pas le temps, ils se portent eux-mêmes sur elle, l’abordent et la culbutent. La cavalerie espagnole se rejette en désordre sur l’infanterie légère, et sur la ligne de bataille qui commence à flotter. Les cuirassiers n’hésitent point à pousser leur charge à fond. Vainement les gardes wallonnes cherchent à se former en carré : toute l’infanterie espagnole, prise en flanc par la continuation de la charge, est enveloppée, sabrée et met bas les armes. Au-delà du champ de bataille, nos cuirassiers rencontrent un bataillon suisse qui arrivait, formant l’avant-garde de la division Pirez, et lui font subir le même sort qu’aux huit bataillons de la 1e division. Le général O-Donell, entraîné avec les fuyards, qui ne se rallièrent qu’auprès de la 2e division, reforma sa troupe, et se hâta de s’éloigner. Malgré la vivacité de la pour­suite, ordonnée par le général en chef, et exécu­tée jusqu’à Borjas-Blancas par le chef d’escadron Saint-Georges, il se retira en bon ordre, et gagna avant la nuit des positions sur la route de Monblanch, qui le mirent en sûreté.

Le combat de Margalef fut comme toutes les actions de cavalerie, brusque et promptement décidé ; l’honneur en appartint principalement au 13e de cuirassiers[24], qui se trouva sur un terrain favorable, et qui en profita avec résolution. Il nous coûta plus de blessés que de morts, et la perte d’un seul officier, le jeune d’Houdetot, lieutenant des cuirassiers. Il avait été atteint de deux coups de baïonnette, qui d’abord ne furent pas jugés mortels : mais le lendemain, en repassant le Sègre, le général en chef, qui s’entretenait avec lui dans le bateau, et le voyait avec satisfaction plein de confiance et de calme, eut la douleur de voir ex­pirer sous ses yeux cet intéressant officier, de la plus belle espérance, et qui, à dix-huit ans, avait déjà mérité sur le champ de bataille la croix de la Légion d’honneur. Les Espagnols perdirent trois bouches à feu, un drapeau, trois étendards, beau­coup de fusils, et outre leurs morts, cinq mille six cent dix-sept prisonniers, parmi lesquels on comptait le général Dupuig, huit colonels, et deux cent soixante et onze officiers. Le 24 avril, il les fit passer en plein jour à la rive droite du Sègre, et on les conduisit à la vue de la place jusqu’au quartier général de Villanueva del Picat. Là, ils furent passés en revue en présence de l’of­ficier espagnol, qu’on avait retenu comme parlementaire suspect, mais avec les égards convena­bles, et qu’on renvoya libre immédiatement après par la route de Cervera.

La nuit qui suivit le combat, le général Suchet, poursuivant son idée de frapper le moral de la garnison, et persuadé que la population armée, plus exaltée que la troupe, devait aussi se décou­rager plus vite, fit une double tentative qui n’eut pas le succès qu’il en espérait.

D’abord il envoya l’ordre au général Vergés de  se porter sur les redoutes de San-Fernando et du Pilar, qui nous gênaient beaucoup dans l’investissement de la place, de les attaquer à l’improviste, et de s’en emparer. A minuit, un bataillon du 114e aborda vivement celle du Pilar, et s’y établit, l’ennemi surpris l’ayant abandonnée pres­que sans combat. Un bataillon du 121e trouva moins de facilité à pénétrer dans celle de San-Fer­nando : plus grande et meilleure que l’autre, elle était défendue par cinquante hommes bien déter­minés, à qui l’attaque du 114e venait de donner l’éveil. Trouvant la barrière fermée, nos soldats se jetèrent sans hésiter dans le fossé ; mais ils manquaient de haches et d’échelles, et ils auraient eu beaucoup à souffrir dans cette position, si les fossés eussent été mieux flanqués, ou si les Espagnols n’eussent pas été dépourvus de grenades. De l’im­possibilité de se joindre et de se nuire, il résulta une espèce d’armistice, pendant lequel on parle­menta. L’Espagnol, craignant qu’un dernier ef­fort de nos braves ne lui devînt enfin funeste, fit offre, sur sa parole d’honneur, de ne point faire feu sur eux s’ils voulaient se retirer. Cette propo­sition fut acceptée, et nos gens rentrèrent avant le jour dans leurs camps. La redoute du Pilar, qui n’aurait pu tenir contre le feu dominant de San-Fernando, fut évacuée aussi ; une pièce de douze qui s’y trouvait, et qu’on ne put emme­ner, fut renversée dans l’escarpement. Le lendemain les Espagnols occupèrent de nouveau la redoute.

Dans le même temps, le général en chef adressa une lettre[25] au gouverneur de Lérida ; et, pour appuyer de quelque circonstance positive le lieu commun de toutes les sommations, d’éviter l’effusion inutile du sang, il lui proposait d’envoyer un ou plusieurs commissaires sur le champ de ba­taille de Margalef et au quartier général, afin d’y compter les morts, les blessés et les prison­niers. La réponse fut laconique, et peint le carac­tère d’une nation, à laquelle on ne peut refuser la grandeur et l’élévation des sentiments. La voici textuellement :

Lérida, 24 avril 1810. Monsieur le général, cette place n’a jamais compté sur le secours d’aucune armée. J’ai l’honneur de vous saluer avec la plus haute considération. Signé : Jayme Garcia Conde.

Si la fin eût mieux répondu à ce langage, et si au tribunal de l’histoire les personnages en action pouvaient être jugés sur leurs discours, ce trait peut-être serait digne d’être cité à côté des mots remarquables que Rome et Sparte ont transmis à notre admiration. Le général Suchet vit qu’il fallait d’autres moyens pour achever son entreprise, et ne songea plus qu’à les déployer promptement et avec vigueur. Les prisonniers bien escortés fu­rent conduits à Monzon, et de là par Saragosse et Jaca jusqu’aux frontières de France. Leur mar­che à travers l’Aragon eut une influence utile sur les habitants, qui demeurèrent plus soumis et plus tranquilles, en voyant de leurs propres yeux les preuves de la défaite d’O-Donell. Le parc de siège fut amené rapidement de Monzon; les am­bulances furent formées, les moyens de secours pour les blessés furent réunis, et l’on put ouvrir la tranchée avant les premiers jours de mai.

Le général Sylvain Charles Valée
Le général Sylvain Charles Valée

Le siège régulier d’une place était à cette époque une opération nouvelle pour la plupart des militaires de l’armée. Mais cependant le 3e corps avait commencé son apprentissage à Saragosse, et le général en chef attendait beaucoup du cou­rage et du dévouement des troupes. Il fondait surtout sa confiance sur les talents des deux of­ficiers qui commandaient l’artillerie et le génie ; l’accord des chefs de ces deux armes spéciales est dans un siège la première condition du succès. Le général Valée [26] joignait à la pratique une véritable instruction comme artilleur et comme homme de guerre : la formation, le rassemble­ment, le bon état du parc de siège était son ou­vrage. De son côté, le colonel du génie Haxo avait fait confectionner en Aragon des outils, à l’aide de quelques fonds qu’il avait demandés au géné­ral en chef. Cette utile prévoyance, dans un pays où toutes les ressources en ce genre étaient à créer, eut une influence heureuse sur le succès du siège. Pendant les événements survenus depuis l’investissement, il s’était occupé de toutes les dis­positions préparatoires. Il avait fait fermer des canaux qui se dirigeaient vers la ville et inondaient quelques parties du terrain, sur lequel les attaques devaient être conduites ; il avait demandé qu’on repoussât définitivement dans la place les derniers postes que la garnison tenait encore au dehors.

Le général Francois Nicolas Benoit Haxo
Le général Francois Nicolas Benoit Haxo

En conséquence, pendant la nuit du 26 au 27 avril, quelques compagnies de voltigeurs s’approchèrent du front de la Madeleine avec beaucoup de hardiesse, et sans tirer un coup de fusil; plu­sieurs hommes allèrent jusqu’à toucher la muraille. Les postes ennemis prirent la fuite, et il s’enga­gea une vive fusillade. La même opération répétée pendant les deux nuits suivantes, et sûr tout le contour de l’enceinte de la ville, ôta aux assiégés l’envie de conserver des postes extérieurs; elle permit aux officiers du génie de s’approcher de la place de manière à bien reconnaître le front d’at­taque, et à voir les abords en détail avec le plus grand soin. L’attaque fut proposée et résolue sur le même front par où le duc d’Orléans avait pris la ville cent trois ans auparavant. La tranchée de­vait commencer à droite près du chemin de la Croix, en avant d’un ruisseau ou azéquia, tra­verser la route de Balaguer, et se prolonger à gau­che jusque près du Sègre, de manière à embras­ser et envelopper tout ce front, depuis le bastion de la Madeleine jusqu’à celui du Carmen. C’est à ce dernier qu’on devait faire brèche, de deux côtés à la fois.

Le 29 avril au soir, seize cents soldats armés et sans havresacs, munis chacun d’une pioche et d’une pelle, furent réunis derrière l’extrémité du revers qui se termine au poste dit de la Croix et qui s’approche de la place à peu près à quatre cents toises. À la nuit close, ils furent de là conduits successivement par les officiers du génie sur l’emplacement du travail, et mis aussitôt à l’ouvrage. Exposés de près aux feux de l’ennemi, sans autre protection que l’obscurité et le silence, ils se livrèrent avec ardeur au travail, afin d’être entièrement couverts au point du jour. Deux compa­gnies d’élite, partagées en quatre sections, étaient placées au-delà des travailleurs, ventre à terre, avec des factionnaires en avant à genoux, la baïon­nette croisée. Une autre compagnie d’élite était postée en flanc sur la rive gauche ; et un batail­lon de réserve en arrière devait marcher rapide­ment pour soutenir les points attaqués ou ébranlés. Chaque chef, chaque officier de troupe avait connaissance des instructions générales en ce qui pouvait le concerner ; et le soldat lui-même, dans sa position hasardée, était averti de ce qu’il avait à faire à son poste, et des secours qui l’environnaient, prêts à l’aider au premier signal. Pendant ce premier siège, le général Suchet s’attacha par­ticulièrement à mettre en pratique toutes les dis­positions du service de tranchée, que la sagesse des anciens règlements avait établies, ou que la réflexion et l’expérience firent juger utiles. Chacun des dix-neuf bataillons campés devant Lérida fournissait journellement, soit comme travailleurs, soit comme gardes de tranchées, un nombre d’hommes déterminé, en une ou plusieurs compagnies , chacune complétée à quatre-vingts hommes et commandée par ses officiers. Cette mesure de détail eut un bon effet. Le général en chef, persuadé qu’une compagnie peut, aussi bien qu’un régiment ou qu’un bataillon, être animée de l’es­prit de corps, ce levier si puissant parmi les troupes, donna par cette combinaison à celles qui étaient employées à la tranchée plus de soli­dité et de consistance, que n’en peut offrir le ser­vice ordinaire par détachement. Il crut aussi plus convenable d’employer de préférence comme tra­vailleurs les soldats des compagnies du centre, afin de réserver spécialement aux grenadiers et aux voltigeurs la garde des travaux, commission d’honneur appartenant à leur institution primi­tive. Chaque matin l’ordre général réglait le ser­vice du lendemain, mais de manière que la part de repos et de fatigue fût à peu près égale pour tous. On sait que l’infanterie est le fonds qui four­nit toujours aux besoins des autres armes. Les corps avaient déjà donné des ouvriers pour être incorporés aux sapeurs ; l’artillerie avait demandé plusieurs compagnies d’infanterie pour servir de cantonniers auxiliaires. D’autres services qu’on ne peut interrompre, exigeaient fréquemment des détachements et des courses. Le détail et l’ensemble de toutes ces mesures avaient besoin d’être régularisés. Si l’ordre est utile partout à la guerre, il n’est nulle part aussi nécessaire que dans un siège.

L’ouverture de la tranchée, dirigée par le co­lonel Haxo[27] et par les officiers et troupes du génie, était commandée par le général Buget[28], ayant avec lui le colonel Rouelle[29], le commandant Meyer, premier aide de camp du général en chef, le major de tranchée Douarche, etc. L’opération de la nuit fut conduite heureusement; l’ennemi lança quelques pots à feu et de la mitraille, mais au hasard et sans beaucoup d’effet. Au jour il put voir du haut de ses murs le développement des travaux, qui mettaient déjà les assiégeants hors de son atteinte. La parallèle était à cent quarante toises de la place ; elle fut perfectionnée dans la nuit du 30 avril, et put se prêter immédiatement à la construction des batteries. On en éleva d’abord trois. La première, de quatre mortiers de 8 pouces à l’extrémité droite de la parallèle, était destinée à incommoder les batteries du château. La deuxième, de quatre pièces de 12 longues, devait battre en ruines ou du moins écrêter l’épaule droite du bastion de la Madeleine, de ma­nière à rendre le flanc contigu inutile à la défense du bastion du Carmen. La troisième, de six pièces de 16, devait faire brèche à la face gauche du bastion du Carmen, par lequel on se proposait de pénétrer dans la ville. Les pluies inondèrent les tranchées ; il fallut de grands efforts pour faire écouler les eaux, en les réunissant dans un canal dont on détourna le cours. Deux cheminements furent commencés sur les bastions de la Madeleine et du Carmen ; on prolongea la parallèle, à droite vers le pied du château, à gauche, par un nouveau cheminement, vers le retranchement bastionné qui formait l’avancée du Carmen. Le second boyau du cheminement de gauche servit d’emplacement à une quatrième batterie, de deux pièces de 16 et de deux obusiers de 6 pouces, qui eut pour objet de battre de front la face droite haute et basse du bastion du Carmen, et de revers la face gauche du même bastion ainsi que la cour­tine adjacente. Quelques tirailleurs espagnols, qui se glissaient le long de la rive gauche du Sègre, incommodèrent de leur feu la gauche de la parallèle, en la prenant à revers. Le 117e prit des positions plus avancées, rapprocha ses postes, et mit fin à ces petites excursions de l’ennemi. La garnison n’avait fait encore aucune entreprise sur nos travaux. Le 4 mai à cinq heures du soir, après un feu redoublé de toutes les batteries du château et de la ville, cinq à six cents hommes sortirent par la barrière du Carmen : ils se portèrent vive­ment sur la gauche de la parallèle, et sur la bat­terie n° 4, où l’on n’eut pas le temps de se mettre en défense. Les travailleurs et deux compagnies de garde de tranchée se retirèrent jusqu’au point où s’était terminé le travail de la première nuit. Là le capitaine Bugeon, du 121e, rallia sa com­pagnie de grenadiers, attaqua l’ennemi maître de la gauche des travaux, et le fit reculer. Un combat assez opiniâtre s’engagea, dans lequel le capitaine Bugeon tua de son épée un Espagnol qui luttait corps à corps avec le lieutenant de sa­peurs Leclerc. Nos travailleurs du centre et la réserve s’étant avancés aussitôt, les Espagnols prirent la fuite, et rentrèrent confusément par la barrière du Carmen, après avoir reçu tout le feu de notre infanterie. Quelques Espagnols s’étaient montrés en même temps hors de la porte de la Madeleine ; mais nous étions sur nos gardes, et la contenance de la troupe dans cette partie de la tranchée les empêcha de se commettre.

Les 5 et 6 mai, on ouvrit à la gauche un boyau entre la batterie n° 4 et la rivière, pour servir de demi-place d’armes contre les sorties. Comme des tirailleurs isolés parvenaient encore par le bord du Sègre à gêner nos travailleurs, on prit le parti, pour s’en délivrer tout à fait, d’ouvrir un cheminement à la gauche du Sègre, de manière à être maître de la rive ; on poussa trois zigzags en avant ; on profita d’un canal d’irrigation qui traversait la route de Barcelone, et après l’avoir mis à sec et déblayé, on en fit une véritable parallèle contre la tête de pont. La compagnie d’artillerie à che­val, campée avec le 117e, commença de ce côté une batterie pour une pièce de 8 et un obusier ; les Espagnols avaient sur le pont des pièces de campagne, et cette batterie fut destinée à les contrebattre. On prolongea la droite de la parallèle au pied du château, jusqu’à un petit tertre, à l’a­bri duquel on plaça un peloton de garde, pour soutenir cette partie qui était fort exposée. On fut obligé d’employer à ce travail beaucoup de ga­bions, et, pour les remplir, d’apporter la terre dans des paniers. Nous pûmes par là pressentir les difficultés auxquelles il fallait nous attendre pour la suite des attaques, si nous avions le siège du château à faire après celui de la ville.

Le 7 mai, à cinq heures du matin, l’artillerie commença le feu ; les batteries n° 2, 3 et 4 cu­rent bientôt démonté quatre des pièces qui dé­fendaient les bastions du Carmen et de la Madeleine. La batterie n° 1 jetait des bombes sur le château; deux obusiers de campagne, placés à l’extrême droite en avant du camp du 121e vis-à-vis la porte Saint-Martin, tiraient sur la ville, tandis que notre artillerie légère à la rive gauche contrebattait les pièces que l’ennemi avait sur le pont du Sègre. Mais les feux du château se réunirent sur nos batteries n° 2 et 3, démontèrent trois pièces, et mirent une vingtaine de canonnière hors de combat; ce qui ralentit notre feu. Aussi­tôt la place redoubla le sien : les quatre pièces démontées dans les bastions de la ville furent remplacées; les obusiers du 121e furent réduits au silence ; le capitaine Brador, commandant la batterie n° 1, fut emporté par un boulet, et peu après une bombe éclatant dans cette batterie y mit le désordre. Ce succès, qui suspendit momen­tanément les progrès de l’attaque, encouragea les assiégés: le soir même, trois cents hommes, sor­tis par la porte Neuve, se glissèrent le long de la muraille jusqu’à la droite de la parallèle, surpri­rent et repoussèrent le peloton qui s’y trouvait de garde. Ils s’étendirent ensuite dans la tran­chée jusqu’au chemin qui conduit à la porte de la Madeleine. Mais les travailleurs ayant pris les ar­mes, se rallièrent derrière un rideau qui borde le chemin, et quelques chasseurs du 5e léger se por­tèrent sur le flanc gauche de l’ennemi. Le chef de bataillon polonais Schutz, et le lieutenant Regnault, du 114e, accoururent avec une réserve de quelques braves : l’ennemi prit la fuite, et fut poursuivi au-delà des tranchées qu’il évacua pré­cipitamment. Dans cette poursuite imprudente, la compagnie du 114e perdit un officier et plu­sieurs grenadiers, par le feu de la mitraille en­nemie; et le lieutenant Bordières, aide de camp du général en chef, militaire d’une intrépidité rare, reçut une blessure grave dont il mourut peu de jours après. Les Espagnols nous laissèrent neuf prisonniers, et huit morts parmi lesquels un canonnier qui portait quatre lances à feu, desti­nées à incendier notre batterie de mortiers.

Le lendemain le capitaine Monnot, comman­dant l’artillerie à la rive gauche, fut tué d’une balle à la tête. La continuité des pluies, et l’effet des feux plongeants du château, ne purent arrê­ter le cours des travaux. Le général Valée ré­para les dommages, rétablit les batteries, en re­fit ou en compléta l’armement pour battre en brèche avec plus d’efficacité. Deux batteries nouvelles furent élevées : l’une, sous le n° 5, à gau­che de la route de Balaguer, de quatre mortiers nouvellement arrivés ; l’autre, sous le n° 6, de deux obusiers, entre la batterie n° 4 et le Sègre. On ouvrit une deuxième parallèle, entre les che­minements des deux bastions attaqués, dans le double but de s’approcher davantage des points où l’on devait faire brèche, et de porter en avant les batteries n° 2 et 3, afin de les soustraire aux feux du château, moins dangereux à mesure qu’ils devenaient plus plongeants. Mais comme cette dernière opération devait prendre du temps et prolonger la durée du siège, on résolut de ne l’entreprendre que dans le cas où elle deviendrait indispensable. Le nombre et le calibre des piè­ces en batterie fut augmenté. On ajouta une der­nière batterie de quatre obusiers, sous le n° 7, dans une position où le terrain présentait un abri naturel. Elle avait pour objet de multiplier les feux courbes dirigés contre le château, et de donner par là aux batteries de brèche le moyen de produire l’effet qu’on en attendait. Ces tra­vaux de l’artillerie et du génie eurent lieu du 8 au 12 mai. Le général en chef les encourageait par sa présence, et par des récompenses aux travailleurs. Il fit partout garnir de sacs à terre les épaulements, principalement dans la deuxième parallèle, et or­donna que des tirailleurs fussent sans cesse der­rière les créneaux, afin de faire un feu continuel sur les canonniers des batteries de la ville.

Le 12, à neuf heures du matin, nos batteries  au nombre de huit, composées de quinze pièces des batteries de canon, et de dix-neuf mortiers ou obusiers, des brèches, recommencèrent le feu. Le front du château et le bastion de l’Ascension,  aidés des pièces de campagne établies sur le pont, contrebattirent vivement d’abord la batterie n° 4, mais pendant peu de temps et sans succès. Notre artillerie, servie avec vigueur et ensemble, prit le dessus, démonta les pièces des bastions du Carmen et de la Madeleine, et ouvrit les brèches avec rapidité : elle tira plus de cent coups par pièce dans la jour­née. Un coffre d’obus et de grenades, dans le bastion Louvigny, sauta avec explosion; le dé­sordre qui en résulta au château nous assura la supériorité. Vers le soir, les deux brèches du Car­men paraissaient larges et accessibles : des déser­teurs suisses y passèrent dans la nuit et vinrent dans nos tranchées. On apprit par eux, que des coupures et des batteries dans les rues de la ville étaient établies pour nous combattre au moment de l’assaut.

Cette circonstance attira particulièrement l’attention du général en chef. Comme il l’avait espéré dès le commencement du siège, il voyait le gouverneur, au lieu d’isoler et de préparer la défense du château, persévérer dans celle de la ville, quoique le moment de capituler pour elle fût arrivé. C’était sans doute un effet de l’influence qu’avait sur ses conseils la population armée, qui, avec plus d’ardeur que de prudence, servait d’auxiliaire à la garnison. Le général français résolut en conséquence d’enlever, sans plus de retard sur le plateau de Garden, les deux redoutes et l’ouvrage à cornes dont nous avons déjà parlé. Le vaste terrain qu’ils couvraient aurait pu, au moment de l’assaut de la ville, devenir un asile pour les habitants; son intention, au contraire, était de les forcer à se réfugier au châ­teau, précisément dans l’espoir d’abréger le siège et d’en diminuer les malheurs.

Dans la nuit même du 12 au 13, le général Verges, avec un bataillon du 114e, quatre compagnies d’élite du 121e et cent travailleurs armés d’outils, fut chargé d’en­lever les redoutes de San-Fernando et du Pilar ; le général Buget, avec six compagnies d’élite et quelques sapeurs conduits par le capitaine Foucauld, eut ordre d’attaquer l’ouvrage à cornes, en pénétrant par une brèche qu’on avait remar­quée à la branche droite, et de laquelle on pou­vait s’approcher à la faveur d’un ravin; le chef de bataillon du génie Plagniol devait se porter en même temps sur le front du même ouvrage, avec deux compagnies d’élite et quatre cents travailleurs. A minuit les trois colonnes se mirent en mouvement, contrariées plutôt que favorisées par le clair de lune ; des officiers du génie et des sa­peurs marchaient avec elles, et l’on était pourvu d’échelles. La redoute du Pilar fut, comme la première fois, enlevée sans coup férir: les défenseurs en sortirent précipitamment, et fuyant vers l’ou­vrage à cornes, ils tombèrent dans la colonne du commandant Plagniol, qui les chargea, les poursuivit et arriva au bord du fossé de l’ouvrage qui ne contenait qu’une garde peu nombreuse. Nos soldats plantent leurs échelles pour descendre, et se mettent aussitôt en devoir d’escalader. Les sa­peurs se portent à la barrière d’entrée pour l’en­foncer; le sergent Maury, s’élevant sur le dos d’un grenadier, la franchit et l’ouvre d’un coup de hache. Nos deux colonnes pénètrent dans l’ou­vrage, car celle du général Buget, égarée dans le ravin, était revenue au même point que le com­mandant Plagniol. Les Espagnols en s’éloignant cherchent à se rallier derrière un corps-de-garde ; mais ils sont forcés de rentrer dans les chemins couverts du fort Garden. Cependant la redoute de San-Fernando avait fait une résistance plus longue. Deux compagnies du 121e s’établirent d’abord sur la contrescarpe, et firent un feu sou­tenu pour empêcher les défenseurs de se montrer au-dessus de leurs parapets ; deux autres se jetè­rent dans le fossé, et appliquèrent les échelles à l’escarpe. Après un combat opiniâtre, où le capi­taine du génie Montauban reçut une blessure mortelle, nos soldats pénétrèrent dans la redoute, et n’en restèrent maîtres qu’après avoir passé au fil de l’épée la garnison qui, acculée et n’ayant plus de retraite, fit une défense désespérée; à la fin, cependant, un lieutenant et une vingtaine d’hommes mirent bas les armes. Notre perte fut d’une centaine d’hommes tués ou blessés. Sur les trois cents Espagnols à peine s’en sauva-t-il une soixantaine : nous prîmes cinq bouches à feu. Les officiers du génie se hâtèrent d’assurer la position de nos soldats dans les ouvrages qu’ils venaient d’enlever par cette attaque de nuit. Le général en chef qui la suivait et la dirigeait, ordonna rapi­dement les dispositions nécessaires sur les lieux ; au jour il retourna aux tranchées, pour frapper le coup décisif.

L’artillerie avait continué pendant la nuit de tirer sur le château; le 13 elle recommença à battre le Carmen et à en élargir les brèches. Le génie, pour faciliter l’assaut, pratiqua des gra­dins dans la deuxième parallèle, afin que les trou­pes pussent s’élancer facilement, et fit réunir, sur le revers de la tranchée, les matériaux nécessaires aux logements à établir sur les brèches, dès qu’elles seraient franchies. De leur côté, les ennemis préparaient une grande sortie pour reprendre le soir même l’ouvrage à cornes de Garden ; mais on ne leur en laissa pas le temps.

Dans l’après-midi, l’ordre pour l’assaut fut donné. Le général Habert, commandant de tranchée avec le colonel Rouelle, reçut le dispositif de l’attaque. On réunit, dans la deuxième parallèle et dans les cheminements, les compagnies d’é­lite du 5e léger et du 116e, des sapeurs, et les travailleurs du 115e et du 1er de la Vistule ; le général en chef, avec des réserves, se plaça au point cen­tral des tranchées. A sept heures, un peu avant la nuit, il fit donner le signal par quatre bombes à la fois. À l’instant notre feu cessa, et les trou­pes s’élancèrent. Les premières compagnies de­vaient pénétrer, les unes par la rue principale qui est parallèle au quai et à la rivière, les autres par la droite vers la porte de la Madeleine, en même temps que des mineurs s’y portaient au dehors pour l’ouvrir et la faire sauter, et pour donner ensuite l’entrée à autant de troupes qu’il deviendrait nécessaire.

L’impétuosité des assaillants culbuta d’abord tout ce qui défendait les brèches. Bientôt à tous les feux du château et du pont se joignit une fu­sillade terrible sur nos têtes de colonnes, qui en furent un moment ébranlées : le général Habert les entraîna en faisant battre la charge. Le colo­nel Rouelle fut blessé d’un coup de baïonnette en attaquant la grande rue. Le lieutenant de mineurs Romphleur eut un combat difficile à soute­nir, avant de pouvoir ouvrir la porte de la Made­leine. A gauche, par l’avancée du Carmen, le capitaine du génie Vallentin se porta vivement sur une barrière qui le séparait du quai, et qu’il fallait franchir sous la mitraille d’une pièce de flanc, et sous la mousqueterie des maisons. Le sergent de sapeurs Baptiste, bravant une mort presque certaine, monta dessus, l’ouvrit, et donna passage aux troupes, qui se précipitèrent sur le quai. Les Espagnols qui défendaient les coupures de la grande rue se trouvèrent entière­ment tournés. Au même moment le général Harispe, qui avait l’ordre d’agir dès qu’il verrait la brèche occupée et l’affaire engagée dans l’intérieur de la ville, attaqua la tête de pont sur la rive gauche. Le général en chef fit avancer les réserves, et passa lui-même la brèche pour les diriger. Ce développement de forces ne permit plus aux Espagnols de continuer la résistance, et mit fin à un combat sanglant que le jour cessait d’éclairer. Le pont, le quai et les rues furent abandonnés couverts de morts, et la garnison commença à se retirer vers le château.

Le général en chef aspirait à un résultat beau­coup plus important que celui dont la valeur des troupes venait de couronner ses efforts. Eviter, s’il était possible, le siège du château, était un succès incomparablement plus utile. Il fit entrer par le pont le colonel Robert, avec le 117e, et le dirigea vers la porte Saint-Antoine. Alors tou­tes les troupes, par un mouvement concentri­que, s’attachèrent à pousser la garnison et les habitants à coups de fusil, de rue en rue, de maison en maison, vers la partie haute et vers le château, afin de les forcer à s’y réfugier.

Le feu du château sur la ville, en augmentant le danger et la frayeur des habitants, contribua à les précipiter pêle-mêle avec la troupe vers les fossés et les ponts-levis. Poursuivis par nos soldats, ils se hâtèrent de pénétrer dans l’enceinte et de s’y renfermer, sans que le gouverneur eût le temps d’ordonner qu’on les repoussât, ou la force de faire exécuter cet ordre. Nos mortiers et obusiers ne cessèrent de tirer toute la nuit, et le len­demain pendant la matinée. Chaque bombe, dirigée sur l’espace étroit qui contenait cette multitude, tombait sur des groupes entassés de combattants et de non-combattants, et portait la destruction et le désordre. On sent que les efforts du gouverneur et des militaires les plus détermi­nés devaient être enchaînés par la présence de ces femmes, de ces enfants, de ces vieillards, et des paysans sans armes, qui de la fureur populaire tombaient tout-à-coup dans le découragement et la crainte de la mort. Comme le général Suchet s’en était flatté, ces dispositions eurent un effet prompt et décisif. Le 14 à midi un drapeau blanc flotta sur le donjon; et bientôt après un parlementaire vint proposer de se rendre, et de­mander des conditions. Le général en chef en­voya au château le général Valée, et le colonel Saint-Cyr Nugues [30] son sous-chef d’état-major, et au fort Garden le colonel du génie Haxo, pour conclure et signer cette capitulation, en accor­dant aux deux garnisons les honneurs de la guerre. Elles défilèrent par la brèche, mirent bas les ar­mes, et restèrent prisonnières.

La conquête de Lérida mit en notre pouvoir cent trente-trois bouches à feu, un million de cartouches, cent milliers de poudre, dix mille fusils, dix drapeaux et beaucoup de magasins. Mais un trophée qui, parmi les autres, était du plus grand prix aux yeux du vainqueur, ce fut la délivrance de trente-trois officiers français de l’armée de Catalogne, qui furent trouvés au châ­teau, et qui embrassèrent leurs libérateurs avec toute la joie qu’on peut imaginer. L’armée assié­geante eut environ deux cents morts et cinq cents blessés, tant dans les travaux et les assauts, que dans les combats qui eurent lieu, du 12 avril au 14 mai, depuis l’investissement jusqu’à la prise de la place.

La perte de la garnison, pendant le siège, fut évaluée à près de douze cents hommes. Le nom­bre des prisonniers fut de sept mille sept cent quarante-huit soldats ou officiers suivant le ta­bleau qui en fut dressé, et qui accompagna l’en­voi du rapport officiel et de la capitulation[31]

 

Extraits des pièces justificatives

 

Au soir de la reddition, Suchet écrira à Napoléon la lettre suivante

Au quartier général de Lérida, le 14 mai 1810, à onze heures du soir.

Les aigles triomphantes de Votre Majesté planent sur la ville et les redoutables châteaux de Lérida.

Une bataille, un mois d’investissement, quinze jours de tranchée ouverte, trois jours de feu, et deux as­sauts sanglants, ont amené ce résultat.

Cent bouches à feu en batterie, un million cinq cent mille cartouches, deux cents milliers de poudre, dix mille fusils, huit mille prisonniers, dix drapeaux, six colonels, trois brigadiers, deux maréchaux de camp, et le commandant en chef, Garcia Conde, sont en vo­tre pouvoir.

M. de Mekenemon, officier d’état-major de Son Al­tesse le prince de Wagram, qui ne m’a pas quitté de­puis le 23 avril, et qui est bien digne de l’école d’où il sort, portera à Votre Majesté ce qu’il a vu de la brillante valeur de vos soldats.

Demain, j’aurai l’honneur d’expédier à Son Altesse le major général, par un de mes officiers, un rapport détaillé de ces heureuses opérations, accompagné de la capitulation, des inventaires des châteaux, et d’un plan.

Votre troisième corps, Sire, est bien heureux de pouvoir, à l’époque mémorable de votre mariage, prou­ver à l’Europe que les soldats du grand Empereur sa­vent surpasser ceux de Louis XIV.

Je suis avec un profond respect, etc.

Signé: Comte SUCHET.

 

De son côté, O’Donell, écrira le 19 mai à la Junte supérieure de Catalogne, cette sorte de justification :

Tarragone, le 19 mai 1810.

Excellence,

La lâcheté et la plus inconcevable perfidie ont livré à l’ennemi l’importante place de Lérida; ses infâmes défenseurs, par une aussi indigne conduite, ont terni la réputation de l’intrépide armée de Catalogne, et se sont livrés à l’exécration publique et au mépris de nos ennemis eux-mêmes. La dernière dépêche qu’a reçue de moi le général commandant de Lérida, le prévenait que la prise de la ville ne l’excuserait jamais de ne pas avoir défendu les forts jusqu’à la dernière extrémité. Cet événement si inattendu m’a extraordinairement sur­pris ; mais il n’abat pas mon âme électrisée par cet amour sacré que j’ai voué à ma patrie, V. Exe, ne doit pas non plus se décourager ni perdre la confiance de sauver la prin­cipauté. Il lui reste de nombreuses et fortes places que je confierai à des officiers, aussi vaillants que loyaux, et d’un patriotisme bien reconnu; il lui reste une armée aguerrie, disciplinée et animée du désir de défendre le pays qui l’entretient et l’apprécie; il lui reste enfin cette valeur inaltérable des braves Catalans, tant de fois funeste à nos ennemis, et récemment encore dans la noble résistance des braves et malheureux habitants de Lérida. Tant que le ferme dessein que nous avons for­mé de défendre notre patrie jusqu’à la dernière extré­mité, ne s’altérera pas, et qu’il y aura des hommes, du fer et de l’argent, il n’y a rien de perdu, et les monta­gnes suppléeront aux places pour éterniser la guerre.

Tels sont les sentiments de mon cœur et ceux qui serviront de base à ma conduite jusqu’au dernier mo­ment de ma vie. Attendu qu’il est juste que le gouver­nement aide cette digne principauté dans la sanglante lutte qu’elle soutient avec tant de valeur, j’ai ordonné que le premier adjudant général de cette armée se rende à l’île de Léon, pour rendre compte à S. M. de l’état actuel de sa principauté, et en solliciter les secours dont elle a un besoin si urgent et auxquels elle a plus de droits qu’aucune autre province de la monarchie; et je crois qu’il serait à propos que dans le même but, la junte supérieure envoyât un de ses membres.

Dieu garde Votre Excellence. –

Signé : Hbnry O’DONELL.


NOTES

[1] Lleida (en espagnol connue comme Lérida, même si le nom officiel est Lleida) (Wikipédia)

[2] Anne-Gilbert de La Val (1762-1810), mort de maladie le 6 septembre de la même année, à Mora sur l’Ebre.

[3] Henry Joseph O’Donnell y Mareschal , Comte de La Bisbal (1769 – 1834).

[4] Pierre-Joseph Habert (1773 – 1825), commandant une brigade de la division Laval.

[5] Colonel Grégoire-Joseph Chlopicki de Necznia (1768 – 1854), commandant le 1er régiment de la 1e Légion de la Vistule

[6] Louis-François Montmarie (1771 – 1854)

[7] Louis-François Musnier de la Converserie (1766 – 1837)

[8] Jean-Marie Vergez (1757 – 1831)

[9] Marie-Auguste Paris (1771 1814)

[10] La Légion de la Vistule trouve son origine dans les légions polonaises d’Italie. Le 5 avril 1807, Napoléon ordonne la création d’une légion polonaise au moyen des unités polonaises qui se trouvaient en Italie, au service du roi Joseph, lesquelles étaient issues des légions polonaises d’Italie formées en 1797 par le général Dabrowski.. Cette légion comprend un régiment de lanciers à trois escadrons, trois régiments d’infanterie à deux bataillons, et une compagnie d’artillerie. Cette « légion polacco-italienne », d’abord employée en Silésie passe au service du royaume de Westphalie en novembre 1807. Mais au début de 1808 (28 mars), la légion passe au service de la France et prend le nom de « Légion de la Vistule ». (source : B. Coppens)

[11] Formé en 1807, à partir des 9e et 10e régiments provisoires d’infanterie, pour servir en Espagne. Le colonel Robert le commandera jusqu’en 1811, lorsqu’il sera nommé général de brigade. Durant la période 1808-1814, le régiment aura 20 officiers tués, et 62 blessés. (T. Broughton)

[12] Seul régiment de cuirassiers employé en Espagne. Crée en 1807 en tant que 1er régiment provisoire de grosse cavalerie, à partir des régiments existants de cuirassiers et carabiniers, devenu en 1808 le 13e cuirassiers. Le nom de Lérida sera inscrit sur son drapeau. (T. Broughton).

[13] Jean-Isidore Harispe (1768 – 1855), chef d’état-major de Suchet., futur maréchal de France (1851)

[14] Commandé par le colonel Burthe, qui deviendra général de brigade le 30 décembre 1810.

[15] 24 décembre 1809

[16] Guillaume-François d’Aigrement (1770 – 1827), futur général de brigade, en 1813.

[17] Formé en 1809 des 1e et 2e Légions de réserve. Durant la période 1808-1814, le régiment aura 37 officiers tués, 88 blessés. (T. Broughton)

[18] Formé en 1807 des 1er et 2e régiments provisoires d’infanterie. Il est alors commandé par le colonel Arbod. Durant la période 1808-1814, le régiment eut 26 officiers tués, 77 blessés.

[19] Colonel Dubreton, qui sera nommé général de brigade en août 1811. Durant la période 1808-1814, le régiment aura 51 officiers tués, 138 blessés. (T. Broughton).

[20] Formé en 1807 à partie du 5e régiment provisoire d’infanterie, pour servir en Espagne. Le colonel Rouelle le commandera jusqu’en 1813, lorsqu’il sera nommé général de brigade. Durant la période 1808-1814, le régiment aura 15 officiers tués, 48 blessés (T. Broughton)

[21] André-Joseph Boussart (1758 – 1813)

[22] Le colonel Burthe conduisit la charge avec tant d’intrépidité, que dans un instant l’ennemi fut culbuté, et pour la plus grande partie obligé de mettre bas les armes (Rapport du 26 avril 1810).

[23] Louis-Benoit Robert (1772 – 1831), colonel du 117e depuis le 28 octobre 1808. Il sera blessé durant le siège.

[24] « J’ai vu, près de Lérida, cinq cents cuirassiers du 13e, prendre en dix minutes huit milles hommes d’infanterie espagnole, formée en colonne serrée par division. Cette troupe était la plus belle d’Espagne ; l’infanterie et l’artillerie française était à une demie lieue de là. ». Œuvres du maréchal Bugeaud. Paris, 1883.

[25] « Je vous engage, M. le général, à désigner quelques militaires, et un nombre du citoyens de Lérida, pour visiter le champ de bataille d’hier, couvert de mille morts ou mourants, de huit raille fusils, et de tous les débris que laisse une sanglante bataille : ils passe­ront en revue six mille prisonniers, à la tête desquels sont le général Dupuy, huit colonels, et trois cents of­ficiers. La vue d’un pareil spectacle, en vous prouvant que tout espoir de secours pour votre place est anéanti, doit vous inspirer l’idée salutaire d’épargner le sang de vos concitoyens. Je vous offre les moyens les plus pro­pres à assurer l’honneur de votre garnison, en conser­vant à tous les militaires qui la composent, du service et leurs grades, et, en même, temps, à sauver une grande population et une ville intéressante. Je ne fais en cela qu’obéir aux ordres de l’Empereur, mon maître, qui accorde une bienveillance particulière aux peuples de la Catalogne. J’ai l’honneur de vous saluer, M. le général, avec une considération distinguée ». Signé ; Comte SUCHET.

[26] Sylvain-Charles Valée (1773 – 1846), futur maréchal de France (1837).

[27] FrançoisNicolas Haxo (1774 – 1838), chef du génie.

[28] Claude-Joseph Buget (1770 – 1839), blessé trois fois durant le siège.

[29] Pierre-Michel Rouelle (1770 – 1833), blessé durant le siège.

[30] Cyr Nugues, dit Saint-Cyr-Nugues (1774 – 1842).

[31] Un ordre du ministre de la guerre, daté du 6 juin 1810, prescrivit de démolir sans délai la place de Lérida de fond en comble, en conservant un fort capable de contenir 500 à 600 hommes. Cet ordre motiva, de la part du général Haxo, qui avait commandé le génie durant le siège, la ré­daction d’un « Mémoire sur l’importance de Lérida dans les circonstances actuelles ». Dans ce mémoire, le général s’élève contre la démolition de la place et fait valoir l’intérêt qu’il y a à conserver la tête de pont qui assure un  débouché sur la rive droite de la Sègre, une partie de l’enceinte, le château comme réduit, enfin le fort Garden, qui couvre ce réduit sur son côté le plus faible. Par ordre de l’empereur, la question fut déférée au Comité du génie, qui fournit un rapport en date du 4 octobre 1811 ; conformément aux conclusions de ce rapport, une lettre du prince de Wagram au ministre de la guerre, datée de Düsseldorf, 3 novembre 1811, régla le débat dans les termes suivants : 1° – conserver le grand fort ou château de Lérida;2° conserver aussi les murailles de la ville et la tête de pont de la Sègre ; 3° détruire le fort Garden.

Le château de Lérida essuya, en 1812, l’explosion accidentelle d’une poudrière, qui le découronna de quatre tours; le dessin ci-joint montre l’état du château après cet accident et l’aspect sous lequel le chef de bataillon Regnault put le revoir en 1824 (Note dans La Sabretache – Janvier 1899)