25 octobre 1810 – Bataille et siège de Sagonte

(Mémoires de Suchet – Cartes aimablement fournies par Oscar Lopez)


Le 21, l’armée occupa Villareal. Un pont en pierre y traverse le Minjarès, qui n’est qu’un torrent presque à sec et guéable partout. Sur la rive gauche, à l’entrée du pont, les ruines du château d’Almansora couvrent une hauteur où des retranchements avaient été commencés ; mais cette position n’avait pas inspiré assez de confiance aux Espagnols, pour qu’ils osassent s’y renfermer; ils bordaient la rive droite, au nombre de cinq à six cents. Le 24e de dragons traversa rapidement le pont, les dispersa et les mit en fuite. Les deux jours suivants, on s’atten­dait à rencontrer l’ennemi ; mais l’armée arriva sans obstacle à Almenara, et eu vue de Murviedro. Blake[1], après avoir fait un mouvement en avant pour compléter la garnison et l’état de défense du fort de Sagonte, avait jugé conve­nable de rentrer dans ses lignes, et d’attendre pour combattre que nos opérations fussent com­mencées.

Carte de la région de Valence
Carte de la région de Valence
Le général Pierre Joseph Habert
Le général Pierre Joseph Habert

Le 23, le général Habert[2], qui formait l’avant-garde de l’armée, eut ordre de s’emparer de la ville de Murviedro. Sa division passa la rivière qui coule en avant des murs. Pendant qu’elle se portait à gauche, pour investir le fort du côté de l’est, six compagnies d’élite et cent dragons pénétrèrent dans les rues par deux côtés différents, délogèrent et firent rentrer dans le fort tout ce qui en était sorti, et sous un feu des plus vifs de mousqueterie et d’artillerie, s’emparèrent des maisons, les crénelèrent, barricadèrent les ave­nues, établirent des postes et des réserves, de manière à renfermer la garnison dans son en­ceinte, et à pouvoir empêcher ses sorties. En même temps la division Harispe[3], tournant du côté opposé, passait la rivière sur la droite, ser­rait le fort à portée de pistolet par des postes de voltigeurs, et se rabattant de là vers la route de Valence au sud de Sagonte, se liait avec la di­vision Habert. La division italienne, à droite du général Harispe, s’établit à Petrès et à Gillet, sur la route de Segorbe, achevant ainsi l’investissement du côté ouest de la place. Les réserves occupèrent la route en arrière de Murviedro, et le village d’Almenara. Dès le lendemain, on poussa des reconnaissances en avant jusqu’à Alvalate, à une lieue et demie de Valence. On ne rencontra point l’armée ennemie, et l’on apprit qu’elle était derrière le Guadalaviar.

Le général Jean Isidore Harispe
Le général Blake
Le général Blake

Le parti que prenait le général Blake était prudent et bien calculé. Il lui convenait, quoi­que supérieur en nombre, de nous attirer dans ses positions, et de recueillir tous ses avantages pour nous combattre. Il occupait, à la rive droite du Guadalaviar, un camp retranché qui s’ap­puyait à la mer, et qui embrassait dans son déve­loppement une grande ville fortifiée, peuplée, et abondante en ressources de tout genre. Ayant derrière lui pour réserve l’armée de Murcie, il mettait en ligne, outre les troupes valenciennes, les deux divisions Zayas[4] et Lardizabal, fières d’avoir combattu à Albuera à côté des Anglais. Sa cavalerie était partagée entre les généraux Loy, Caro et Sun-Juan. Les deux divisions d’Obispo et de Villacampa, rappelées par ses ordres de la frontière de Castille et d’Aragon, formaient sa gauche et tenaient la campagne. La totalité de ces forces pouvait s’élever à vingt-cinq mille hommes et deux mille chevaux. Le maréchal Suchet ne songea point à attaquer son adversaire dans une telle position : laisser derrière soi Sagonte avec trois mille cinq cents hommes de garnison, pour aller combattre quelques lieues plus loin, eût été une témérité sans probabilité de succès. Notre ligne d’opérations de Tortose à Valence avait trente lieues d’étendue ; nous n’y avions pas un point d’appui pour abriter nos blessés; trois places intermédiaires, occupées par l’ennemi, la maîtrisaient. Il fallut donc songer uniquement à assurer cette ligne, et d’abord à se rendre maître de Sagonte.

L’attaque de ce fort offrait des difficultés qui paraissaient insurmontables par les moyens ordi­naires. Quand nous l’avions visité en 1810, la seule curiosité nous avait guidés dans ce lieu tout plein de souvenirs historiques, et couvert de res­tes précieux de l’antiquité. Nous avions admiré la position sous le rapport militaire, mais sans prévoir qu’une seconde fois nous aurions à com­battre pour l’occuper. Les Espagnols entreprirent de la fortifier, et n’épargnèrent rien pour la rendre formidable; ils avaient même, après de longues discussions et par l’ordre de la junte suprême, sacrifié dans cette vue un théâtre des Romains, respecté avec soin jusqu’alors, et main­tenu dans un état de conservation qui faisait l’admiration des étrangers. Des portions de ce beau monument avaient été démolies dans l’intérêt de la défense du fort. Quelques ruines an­tiques et plusieurs vieilles murailles des Maures avaient été relevées, et unies par des construc­tions modernes adaptées au terrain.

Vue de Sagonte en 1810
Vue de Sagonte en 1810

 

L’enceinte, qui embrassait tout le sommet de la montagne, se divisait intérieurement en quatre parties distinctes, susceptibles de défense l’une après l’autre, comme on peut le voir sur le plan. Le rocher, très-élevé et à pic dans pres­que tout son pourtour, ne présentait de pente un peu accessible que du côté de l’ouest. Les res­sauts qui coupaient cette pente pouvaient favo­riser l’approche de l’infanterie ; mais les travaux du génie et l’établissement des batteries étaient d’autant plus difficiles, que le sol y était dépourvu de terre. Le fort se terminait là en pointe par une grosse tour ronde, d’une haute anti­quité, appelée autrefois tour Saint-Pierre, et depuis peu batterie du 2 mai[5]. Il paraissait difficile d’y faire une brèche assez large pour pouvoir monter à l’assaut. D’ailleurs cette partie, quoique liée au reste de l’enceinte, n’était réellement qu’une avancée en arrière de laquelle se trouvait le réduit de San-Fernando, sur le sommet le plus élevé. C’était là que les Espagnols avaient arboré leur pavillon. On ne pouvait l’attaquer, même après la prise de l’avancée, qu’en cheminant sur la crête du rocher uni, pour aller attacher le mineur à son revêtement, et sans pouvoir contrebattre son canon.

Le général Joseph Rogniat

Ce fut pour le maréchal Suchet une contra­riété bien grande de rencontrer tant de difficul­tés, et de prévoir de longs retards à l’occupa­tion de Sagonte. Le général Rogniat[6] avait été en France après la prise de Tarragone ; il était encore absent, et son retour, attendu d’un jour à l’autre, devait précéder le moment où l’on pourrait ouvrir la tranchée. L’officier qui com­mandait par intérim le génie, s’occupait jour­nellement à étudier le fort, et à reconnaître les approches sur tous les points du pourtour. Cet examen attentif donna lieu de croire qu’il y au­rait moyen de triompher, par un coup de main, de toutes les difficultés. Dans la partie de la muraille, qui regarde la ville de Murviedro, nous apercevions deux anciennes brèches, qui n’avaient pas été réparées complètement. On y avait suppléé en partie par des retranchements en bois que nous distinguions pendant le jour, et derrière lesquels la garnison élevait la nuit des retranchements en maçonnerie. Les deux brèches étaient peu distantes; on pouvait sans peine communiquer extérieurement de l’une à l’autre. A une soixantaine de toises en dessous, il existait à mi-côte une grande citerne derrière laquelle, comme dans une place d’armes, l’on pouvait former des colonnes et les diriger sur les points à escalader. Le maréchal lui-même alla aux postes avancés de la ville pour juger de la possibilité d’une surprise par cet endroit; après cette reconnaissance il adopta le projet, et donna des ordres pour son exécution. Quoique l’événement n’ait pas justifié cette tentative, il ne craint point d’avouer un revers, en faisant aussi connaître les motifs qui le guidaient. Une témérité semblable lui avait réussi au col de Balaguer : mais il était loin pour cela de négliger la prudence et l’observation des règles. Il avait toujours aimé à entendre les conseils des offi­ciers du génie, qui sont les défenseurs nés des règles à la guerre. Ici c’était le chef de cette arme qui lui présentait l’espoir fondé d’avoir Sagonte sans l’assiéger. L’inconvénient d’une sur­prise manquée ne lui parut pas pouvoir balancer l’avantage de gagner du temps dans sa position, et d’éviter un siège dangereux, à quatre lieues d’une armée de secours réunie et supérieure en nombre. Deux colonnes de trois cents hommes d’élite chacune, soutenues par une troisième d’égale force, munies d’échelles et guidées par quelques sapeurs, eurent ordre de se porter au pied des deux brèches pour les escalader. Six compagnies italiennes appuyées par un bataillon, devaient s’approcher de la muraille, au pied de la tour Saint-Pierre, et attirer l’attention de l’ennemi par de faux semblants d’attaques. Une réserve de deux mille hommes était prête à marcher partout où le cas l’exigerait. Le général Habert était chargé de diriger le mouvement des trou­pes dans Murviedro. Le moment fut fixé à trois heures du matin le 28 septembre. Le géné­ral en chef se transporta au camp du général Harispe, qui passa la nuit sur le qui-vive ainsi que la division Palombini[7], pendant que des re­connaissances s’avançaient sur la route de Va­lence et sur celle de Segorbe, pour être averti à temps de ce que pourrait faire l’ennemi du dehors.

Un incident imprévu rompit toutes les mesures prises pour l’escalade, dont le succès tenait surtout à tromper la vigilance de la garnison. Dans la nuit, une sortie du fort pénétra jusqu’à nos premiers postes avancés dans la ville, soit que l’ennemi soupçonnât quelque mouvement, soit par un pur hasard. Elle fut repoussée, et tout rentra dans le calme momentanément. Mais l’éveil était donné : nos propres soldats, qui depuis Tarragone regardaient comme une fête d’aller à l’assaut, ne pouvaient facilement contenir leur impatience. Ils se portèrent avec ardeur et en silence vers la citerne ; là, avant l’heure que nous avions fixée pour agir, quelques Espagnols furent aperçus et entendus, et un coup de fu­sil partit de notre côté. Cette imprudence fut doublement funeste ; les Espagnols avertis ripos­tèrent du haut des remparts, et nos colonnes s’élancèrent dès qu’elles entendirent le feu, sans qu’on eût le temps ou la possibilité de les rete­nir. Pour que la surprise pût avoir lieu, il fal­lait que nos soldats, avec leurs échelles, arrivas­sent au pied des brèches sans être entendus. Peu s’en fallut cependant que leur intrépidité ne réparât l’effet de leur imprudence. Ils dres­sèrent les échelles et s’élancèrent à l’envi : un officier de sapeurs et quelques grenadiers et voltigeurs, atteignirent le sommet ; mais ils ren­contrèrent une résistance opiniâtre, et furent tués ou renversés, pendant que les balles et les grenades de verre pleuvaient sur la masse des assaillants qui se pressaient au pied.

Les autres colonnes s’étaient mises en mouvement de divers côtés, en entendant le feu. Les Italiens firent un moment craindre au gouver­neur d’être forcé sur un autre point éloigné de celui où l’on combattait. Il envoya des renforts, et tout le rempart du nord et de l’ouest se couvrit d’Espagnols poussant des cris, au milieu d’une vive fusillade de part et d’autre. Le brave colonel Gudin saisit ce moment pour renouveler l’escalade avec les grenadiers du 16e et du 117e; il est blessé à la tête par une grenade; d’autres officiers le remplacent et sont renversés; les échelles sont brisées, et les Espagnols restent vainqueurs sur les brèches. Malgré les efforts de nos officiers et l’ordre du chef, les soldats ne pouvaient se décider à quitter le pied des rem­parts et à redescendre en ville. Cependant le jour approchait; l’effet meurtrier des feux du fort avait déjà causé une perte à laquelle il fal­lait promptement mettre un terme. Le général Habert eut beaucoup de peine à faire rentrer tout son monde. Le nombre des tués ou blessés fut de trois cents hommes, parmi lesquels plu­sieurs officiers. La tentative fut complètement manquée.

Il fallut s’occuper des préparatifs d’un siège régulier, pour lequel on peut dire qu’il n’y avait pas eu de temps perdu, puisque le parc de siège n’était pas encore arrivé. En l’attendant, le blocus fut resserré : le quartier-général s’établit à Petrès. On reconnut avec soin et en détail les approches du fort du côté de l’ouest, le seul accessible à l’artillerie, le seul par où il était possible de conduire une attaque. Le colonel Henri dirigeait le génie avec une activité infati­gable. Pour premier travail préparatoire, il traça et fit ouvrir un chemin ou une rampe, depuis les bords de la rivière jusqu’au plateau où l’on avait reconnu la possibilité d’établir des batteries contre le saillant de l’avancée. Mais pour le dé­filer des vues de la tour, et à cause de la raideur des pentes, ce chemin destiné à monter des pièces de gros calibre dut avoir un grand déve­loppement et faire beaucoup de détours ; ce qui augmenta les difficultés de sa construction, dans un long espace parsemé de rochers et dépouillé de terre. Pendant qu’on entreprenait ce travail, le maréchal résolut de se rendre maître d’Oropesa, et de dégager son flanc droit dont l’ennemi s’approchait de trop près.

Bataille de Sagonte (France Militaire)
Bataille de Sagonte (France Militaire)

Le général Obispo s’était porté à Segorbe; les généraux Ch. O-Donell, Villacampa et San Juan occupaient Benaguasil et Betera, la plaine de Liria et les montagnes de la Chartreuse Porta-Cœli. La brigade Balathier[8], de la division italienne, eut ordre de marcher contre la division Obispo le 30 septembre ; le général Robert[9] l’appuyait avec sa réserve. Le maréchal Suchet avait détaché son aide-de-camp de Rigny avec l’avant-garde, for­mée des dragons Napoléon que commandait le colonel Schiazzetti[10], brillant officier de guerre : elle atteignit la première l’ennemi près de Soneja, et le poussa vivement jusqu’à la position en avant de Segorbe, où le corps de bataille était placé à cheval sur la grande route, occupant les hauteurs. Notre infanterie arriva peu après la cavalerie. Le général Palombini, chargé de l’ex­pédition, fit avancer directement en colonnes d’attaque le 2e léger et le 6e de ligne italiens, et envoya les bataillons français sur le flanc de l’en­nemi : celui-ci ne tint pas, et commença aussitôt une retraite, que la poursuite de la cavalerie changea en déroute. Au-delà de Segorbe, il se dispersa dans les montagnes, laissant quelques prisonniers et bon nombre de morts et de blessés. A peine cette opération était-elle achevée, que le maréchal, en faisant rentrer les troupes du général Palombini au camp devant Sagonte, se mit en mouvement dans la nuit du 1er octobre, pour attaquer les corps ennemis qui couvraient Liria, et appuyaient la position hasardée d’Obispo à Segorbe. Le général Harispe s’avança sur Betera, à la tête de sa division, suivie de la réserve du général Robert, et de la cavalerie commandée par le général Boussard[11].

Le gros de l’infanterie espagnole, sous les ordres d’O-Donell, était en bataille à la Puebla de Benaguasil, dans la Huerta, derrière un canal d’irrigation; elle occupait une chapelle en avant de son front, et était appuyée à droite et à gauche par plusieurs escadrons de cavalerie ; derrière elle était un ter­rain couvert et coupé, très-propre à favoriser la retraite. Le maréchal fit déployer en ligne les cuirassiers, la réserve, et une partie de la divi­sion Harispe. Le général Paris, à la tête du 7e en colonne, enleva la chapelle, et se porta sur le canal, qu’il fallait franchir sous le feu d’une ligne de bataille à demi-portée. Les voltigeurs et les hussards se précipitèrent les premiers, le général Harispe marchait à leur tête ; le général Paris eut son cheval tué; le major Durand conduisait le brave 7e de ligne. Après le premier feu qui nous blessa du monde, le passage du canal fut forcé, et l’ennemi abandonna la position, se retirant dans deux directions différentes. Les brigades Paris et Chlopiski, et le général Boussard à la tête des hussards et des cuirassiers, le poursuivirent jusqu’au Guadalaviar qu’il repassa en désordre. Ainsi rejeté sur la rive droite de cette rivière, il rentra dans ses lignes, ayant éprouvé dans les deux affaires de Segorbe et de Benaguasil une perte de quatre cents hommes et de deux cents chevaux.

Immédiatement après l’escalade du 28 septembre, l’ordre avait été donné à Tortose de faire partir pour Murviedro le parc de siège. Les convois d’artillerie furent aussitôt mis en mouvement; il fut décidé que les premières pièces arrivées devant Oropesa s’y arrêteraient pour en briser les murailles, avant de se rendre devant Sagonte. Le général Compère fut envoyé sur les lieux ; il campa ses troupes à peu de distance d’Oropesa, et s’occupa immédiatement d’en com­mencer le siège. Le maréchal voulut donner ce petit trophée à enlever à la division napolitaine, forte à peine alors de quatorze cents hommes, dont cent cinquante de cavalerie, mais devenue, par l’émulation et par les soins du général Compère, capable de rendre de bons services. Une brigade du génie français marchait avec les Napolitains. Le lendemain et les jours suivants, on enleva le village de vive force, et on s’y retrancha; on s’é­tablit de manière à couper à la garnison toute retraite vers la tour du Roi. Cette tour, à quatre cents toises de distance, sur un rocher an bord de la mer, était armée, et occupée par quelques hommes ; elle pouvait servir à protéger un embarquement. Quant au fort, situé près de la route royale qu’il était destiné à commander, il se composait d’une grosse tour carrée, enve­loppée sur trois côtés d’une première enceinte flanquée de tourelles, sans fossé, attendu l’es­carpement du rocher. Du côté du sud, le pied de la tour était à découvert; la porte d’entrée, ainsi que la rampe qui y conduit, étaient fort rapprochées des premières maisons du village. On espéra qu’il serait possible de faire tout de suite brèche dans le réduit même ; mais on se trouva trop près pour les travaux d’attaque, et il fallut chercher ailleurs un emplacement con­venable. Le chef de bataillon du génie Michaud, le chef de bataillon d’artillerie Charrue ouvrirent une tranchée, et construisirent une batterie sur la grande route, à cent toises environ de la partie Nord de l’enceinte du fort. Une compagnie de canonniers italiens vint se joindre aux sapeurs français; et le 8 octobre, trois pièces de vingt-quatre et un obusier de dix pouces arrivèrent de Tortose. La batterie fut perfectionnée et armée dans la journée du 9. Dans la nuit du 9 au 10, le maréchal arriva au siège, suivi d’un bataillon de la Vistule[12].

Carte de la bataille
Carte de la bataille

Le 10, il fit ouvrir le feu à la pointe du jour : l’artillerie du fort fut bientôt réduite au silence; à trois heures du soir la brèche était pra­ticable à la première enceinte. Le général Ferrier disposa quatre compagnies d’élite napoli­taines pour monter à la brèche et s’emparer d’un corps-de-garde. L’assaut allait être livré; mais l’ennemi jugea ne devoir pas l’attendre, il arbora pavillon blanc. Nous entrâmes dans le fort, et y trouvâmes deux cent quinze hom­mes, avec quatre pièces de canon et des appro­visionnements. La tour du Roi refusant de capi­tuler, on ouvrit une tranchée, et l’on se disposa à amener du canon pour la battre.

Légion de la Vistule (Bellange)
Légion de la Vistule (Bellange)

Dans la jour­née du 11, quelques bâtiments espagnols arri­vèrent de Valence, avec le projet de sauver la garnison qui y était renfermée. Il fut impossible de l’empêcher, malgré les efforts de l’artillerie légère italienne, et ceux des grenadiers et volti­geurs de la Vistule, qui s’avancèrent jusque sur la plage pour s’opposer à l’embarquement. On trouva dans la tour deux bouches à feu. Notre perte à Oropesa fut de trente-un hommes, dont six tués. L’occupation de ce château rendit la route libre, et ouvrit le passage à toute l’artillerie destinée à assiéger Sagonte.

Le général Sylvain Charles Valée
Le général Sylvain Charles Valée

L’arrivée au camp des généraux Valée [13] et Rogniat, qui avaient été en France après le siège de Tarragone, vint tout à coup donner une grande activité aux travaux, par lesquels l’artillerie et le génie commençaient les opérations du siège. La route que l’on ouvrait devant le front d’attaque offrait de grandes difficultés ; dans beaucoup de parties on fut obligé de recourir à la mine. Le 12 octobre on put déjà amener les pièces de 24. L’artillerie commença aussitôt une batterie de brèche à cent cinquante toises de la tour Saint-Pierre. Plusieurs tranchées et débouchés furent pratiqués en avant sur la droite ; deux obusiers et cinq mortiers furent placés sur divers points, pour battre et inquiéter partout à la fois l’en­ceinte longue et resserrée de Sagonte. Le canon du fort, à une si grande hauteur et à une si courte distance, ne pouvait presque plus tirer. Mais la garnison gêna constamment nos travaux par un feu de mousqueterie très-vif, qui nous mettait hors de combat chaque jour quinze ou vingt hommes. Si elle avait eu du calibre de 24 à nous opposer, nos frêles épaulements n’au­raient jamais pu résister, et les approches eus­sent été impossibles. Les Espagnols, comme nous avons vu, avaient multiplié leurs défenses sur ce point : il fallait ou y faire la brèche, ou se réduire au blocus. Nous attaquions véritable­ment le taureau par les cornes ; mais la nécessité en faisait une loi.

Le 16 octobre au soir les batteries étaient prêtes, et nos cheminements étaient arrivés à trente-cinq toises des murailles. Ces travaux ne s’étaient exécutés qu’avec beaucoup de peines et de dangers.

Le 17 au matin, dix bouches à feu commen­cèrent à battre le saillant de l’avancée. Ce début promettait une brèche prompte et facile : les nouveaux murs s’écroulèrent en peu de temps ; mais ils recouvraient d’anciennes constructions, qui résistèrent aux boulets comme le plus dur rocher. La brèche ne fit pas de grands progrès ce jour-là, quoique chacune de nos pièces eût tiré cent cinquante coups : le lendemain il fallut recommencer.

Le 18 au matin notre feu reprit avec plus de vigueur : le résultat fut plus satisfaisant. Dans l’a­près-midi, les généraux du génie et de l’artil­lerie reconnurent la brèche; sur leur avis, le maréchal se détermina à ordonner l’assaut pour cinq heures du soir.

Le colonel Matis eut le commandement d’une colonne de quatre cents hommes d’élite des 5e léger, 114e et 117e régiments, et de la di­vision italienne. Dès midi, le mouvement des gardes qui se relevaient à la tranchée, et qu’il n’était pas possible en plein jour de dérober aux vues du fort, avait fait croire prématurément aux Espagnols que le moment de l’assaut était arrivé. La brèche fut aussitôt couverte d’hommes exaltés par l’enthousiasme et par la fureur. Ils répondaient par des coups de fusil à chaque coup de canon, replaçaient les sacs à terre renversés; et par une obstination inouïe pen­dant cinq ou six heures sans relâche, debout sur le rempart, sous le feu non interrompu de quatre pièces de 24 battant de plein fouet, ils se succédaient à l’envi, remplaçaient les morts, réparaient avec ardeur les effets du boulet, et poussant de grands cris, nous provoquaient à monter jusqu’à eux pour combattre de plus près.

Du haut d’un clocher de la ville nous avions remarqué que la communication de l’intérieur du fort à l’avancée se faisait, le long du profil de droite de la plate-forme supérieure du réduit de San-Fernando, au moyen d’un sentier coupé par un petit fossé, qu’on franchissait sur un pont mobile donnant à peine passage à deux ou trois hommes à la fois. Il fut réglé que la première colonne, si elle parvenait à s’emparer de la brèche et à en chasser les défenseurs, se met­trait immédiatement à leur poursuite, qu’elle les pousserait l’épée dans les reins jusqu’à ce fossé, s’efforcerait de passer le pont avec eux et d’en­trer pêle-mêle; ce qui aurait décidé la posses­sion de San-Fernando, et par suite celle du fort entier. Si cette tentative manquait, on devait au moins enlever le pont, et rendre par là impossible un retour offensif des assiégés ; dans ce dernier cas, tous nos efforts devaient se bor­ner à assurer le logement sur la brèche et dans l’intérieur de l’avancée.

Au signal donné, nos braves, disposés en co­lonne d’attaque et en réserve, sortent des abris où on les avait formés et courent à la brèche aussi vite que la roideur de la pente pouvait le permettre. En tête marchaient plusieurs officiers, les colonels Matis et Henri, les capitaines Auvray, Lamezan, Gattinari, Adhémar, et quel­ques intrépides sapeurs. Les plus agiles par­viennent aux deux tiers de l’éboulement, qui en haut se rétrécissait dans un angle rentrant à peine abordable par deux hommes de front, et se terminait par un escarpement vertical ; mais manquant de base sur un plan aussi incliné, les pierres et les terres s’affaissent sous les pas des as­saillants ; les coups de fusil, les grenades, les pier­res, les sacs à terre les accablent. La colonne ne pouvait arriver que désunie, et presque homme par homme. Les soldats à la queue commencent à tirailler et à flotter, tandis que la tête continue de s’avancer avec audace, et de s’élever pénible­ment vers le sommet de la brèche. Mais que pou­vait tant d’héroïsme contre les baïonnettes et la mousqueterie à bout portant ? Plusieurs se firent tuer sans reculer d’un pas ; le reste continua pendant quelque temps un tiraillement inutile, et dangereux puisqu’on restait à découvert. Notre artillerie, qui avait suspendu momentanément son feu sur la brèche, le recommença aussitôt ; enfin, sur l’ordre formel du maréchal, les trou­pes rentrèrent dans les tranchées, ayant éprouvé une perte considérable. Nous eûmes cent trente blessés, parmi lesquels le chef de bataillon Laplane du 114e, les capitaines d’Esclaibes et Lamezan, aides-de-camp des généraux Valée et Rogniat, les lieutenants Adhémar et Gattinari; et quarante-trois morts, dont plusieurs offi­ciers, le capitaine Saint-Hilaire aide-de-camp du général Musnier, les lieutenants Turno aide-de-camp du général Bronikowski, Giardini, de la division italienne, et Coutanceau, officier des chasseurs des montagnes attaché à l’état-major de l’armée.

L’assaut manqué le 18 octobre fit regretter d’autant plus au maréchal Suchet d’avoir échoué précédemment dans l’escalade du 28 septembre. La première reconnaissance du fort de Sagonte lui avait fait juger toute la difficulté d’une attaque régulière. Il avait embrassé avidement l’espoir d’épargner des hommes et du temps par un coup de main. Malgré l’événement, il ne put s’empê­cher de sentir qu’une surprise, si une surprise pouvait se tenter deux fois, serait encore le plus sûr moyen de vaincre de si grandes difficultés ; mais le succès, qu’il avait enlevé avec bonheur au col de Balaguer, avec vigueur à Olivo, la for­tune le lui refusa deux fois devant Sagonte. Il revînt avec persévérance, mais non sans inquié­tude, au seul parti qui lui restait, celui de pour­suivre les travaux contre le front attaqué, et d’augmenter la force de l’attaque; il ordonna la construction d’une nouvelle batterie de six pièces de vingt-quatre, plus rapprochée que la première: elle fut établie à la droite des attaques, à peu près à soixante toises de la tour. On résolut de prolonger jusqu’au pied de la brèche le cheminement et les débouchés ; mais à mesure qu’ils avançaient, la tour prenait un tel commandement, que, quelque peu d’inclinaison en avant qu’eût la direction du tracé, deux gabions l’un sur l’autre ne suffisaient plus pour couvrir les travailleurs: on ne pouvait, sans être plongé, se glisser jusqu’à la limite des approches.

Nous espérions beaucoup de la nouvelle bat­terie; on pouvait croire que son effet cette fois serait décisif, quoique deux tentatives infruc­tueuses inspirassent -des craintes pour le succès d’une troisième. Nos soldats avaient trop d’é­nergie, surtout depuis le siège de Tarragone, pour se laisser abattre. De son côté la garnison devait, par ce qui venait de se passer, avoir repris une nouvelle confiance. Le rocher de Sagonte, isolé dans la plaine de Murviedro, à deux milles du rivage, était, quoique entouré de nos camps, en communication avec les bâtiments qui tenaient la mer. Par des signaux, le gouver­neur Andriani avait reçu de Valence des encou­ragements pour sa troupe, et pour lui sa nomi­nation au grade de maréchal-de-camp : c’était le prix mérité de sa courageuse résistance. Mais des encouragements ne pouvaient plus suffire à pro­longer la défense d’une garnison, qui n’avait pas affronté durant toute l’attaque le feu concentré de nos batteries, sans faire aussi des pertes sen­sibles. L’ardeur qu’elle avait montrée le jour de l’assaut était trop extraordinaire pour se renouveler aisément. Cependant les difficultés de l’attaque, la vigueur de la défense étaient pour le général français un grave sujet de réflexions. La chance qui lui offrait le plus d’espoir de repren­dre ses avantages, c’était le cas où le général Blake viendrait pour secourir la place.

Le maréchal Suchet se flattait que le plus sûr moyen pour lui de prendre Sagonte serait de battre l’armée de Valence. Un motif puissant qui lui faisait d’ailleurs désirer une action générale, était la situation inquiétante de l’Aragon, dont nous parlerons plus tard. Il ne pouvait s’affaiblir pour y porter secours, sans compromettre toutes ses opérations dans le pays de Valence. Néanmoins la crainte de perdre Teruel vivement menacé, le détermina, du 20 au 22 octobre, à envoyer le général Palombini dans cette direction contre Obispo, avec la réserve et une partie de la cava­lerie. Ce général repoussa les troupes ennemies qui tenaient la route de Segorbe ; mais on lui avait recommandé de ne point trop s’éloigner, afin de pouvoir revenir rapidement dès que son retour serait nécessaire. L’événement justifia cette précaution ; et le 24, il rentra au camp avec la plus grande célérité.

Deux espions sortis du château de Sagonte après l’assaut, et faits prisonniers avec leurs dépêches, nous donnèrent la confirmation du besoin où était la garnison d’être secourue. Les bruits du pays et de l’approche d’un corps de troupes de l’armée de Murcie, sous les ordres du général Mahy, étaient des indices d’une action prochaine. Blake en effet ne pouvait plus différer d’agir. Après avoir laissé prendre Oropesa, et battre deux de ses divisions presque sous ses yeux, il s’exposait à perdre non seulement Sagonte, mais la confiance de son armée et de la nation espagnole, s’il abandonnait au ha­sard d’un troisième assaut cette forteresse qui cou­vrait si bien Valence, et sa garnison qui avait fait une défense si glorieuse. Il se détermina donc à livrer bataille, et sortit de ses lignes, laissant la capitale et le camp retranché sous la protection de la garde civique , et des habitants dont le zèle était excité par tous les moyens possibles[14] Quant à son armée, il fit appel à son courage par une proclamation simple et courte, que nous transcrivons comme un modèle d’éloquence militaire, de concision et d’énergie.

Proclamation du général en chef Blake.

Au quartier-général de Valence, le 34 octobre 1811.

Don Joachim Blake, général en chef des 2e et 3e armées, à MM. les généraux, chefs, officiers et soldats qu’il a l’honneur de commander.

Nous marchons pour attaquer, et avec l’aide de Dieu, pour battre l’armée de Suchet. Si je parlais à des troupes mercenaires, vénales ou conduites par la force, comme celles de l’ennemi, je m’attacherais à vous montrer les récompenses qui doivent suivre la victoire.

Un motif plus noble d’émulation, pour ceux qui ne peuvent être insensibles à la gloire militaire, serait d’appeler leur attention vers les créneaux de Sagonte, vers les murs et les terrasses de Valence, du haut desquels nous serons suivis par les regards de ceux qui attendent de nous leur salut. La moindre faiblesse, un instant d’hésitation, en marchant à l’ennemi, serait, dans cette occasion plus que dans toute autre, une honte ineffaçable.

Mais je parle à des Espagnols qui combattent pour la liberté de leur patrie, pour leur reli­gion et leur roi ; et ce serait offenser les nobles sentiments qui les animent, de leur dire autre chose, sinon que notre devoir est de vaincre l’ennemi, ou de mourir dans le combat.

« Signé Blake. »

Le 24 dans la journée, l’armée de Blake fut formée en bataille à moitié chemin entre Va­lence et Murviedro. La division Zayas tenait la droite ; elle était venue par le chemin du bord de la mer, et occupait les hauteurs de Puig, qui furent garnies d’artillerie. Une flottille espagnole, appuyée par une corvette anglaise, bordait la côte, et flanquait la ligne de l’armée espagnole. À gauche de Zayas, la division Lardizabal s’était avancée par la grande route jusqu’à la Chartreuse ; elle formait le centre avec la cavalerie du général Caro, appuyant à la division Miranda. Celle-ci, avec les divisions San-Juan et Villacampa, formait, sous le général Ch. O-Donell, la gauche de l’armée. Cette aile s’étendait derrière le ravin de Picador, parallèlement au chemin de la Calderona, jusqu’au mamelon appelé los Germanels, couvrant ainsi la route qui conduit à Betera; elle avait pour réserve le corps du général Mahy, et son extrémité était encore flanquée au loin par la division Obispo, dans la direction de Naquera.

Le maréchal Suchet se trouvait dans l’alternative, ou d’abandonner son artillerie et de lever le siège pour aller chercher ailleurs un champ de bataille plus avantageux, ou de combattre entre deux places, à forces inégales, et presque sans retraite. Mais malgré les inconvénients graves de sa position, il n’hésita point à accepter le combat en avant de Sagonte. La plaine qui s’étend de Valence à Murviedro se resserre beaucoup près de cette dernière ville, entre la mer et les hau­teurs du Val-de-Jesù et de Sant-Espiritù. Ce fut là qu’il résolut d’attendre son ennemi. La ligne de bataille fut formée de la division Harispe, por­tée en avant du front de son camp, la droite aux montagnes, la gauche à la grande route, et de la division Habert, tenant la gauche du général Harispe entre la route et la mer. Derrière elles étaient en seconde ligne le général Palombini avec une partie de l’infanterie italienne, et le général Boussard en réserve avec le 13e de cuirassiers et le 24e de dragons. A l’extrême droite, le gé­néral Robert, avec sa brigade et les dragons Na­poléon, était placé à la gorge de Sant-Espiritù. En voyant les dispositions de l’ennemi qui avait porté de grandes forces à sa gauche, le maré­chal crut devoir laisser détaché le général Chlopiski à la tête du 44e régiment, pour renforcer le général Robert, et occuper la crête des mon­tagnes. Ce général prenant ainsi le commandement de l’aile droite, eut l’ordre de défendre à outrance le défilé qui conduit de Betera à Gilet. C’était un point de la plus grande importance : en le perdant, l’armée française eût perdu la ba­taille, et probablement tout moyen de retraite. Pour l’assurer encore mieux, le général Compère avec les Napolitains occupa Petrès et Gilet, ob­servant la route de Segorbe.

Le maréchal ne voulut point laisser à la garnison de Sagonte l’opinion que la bataille le forçait à interrompre le siège. Le génie était parvenu à se loger à trois toises du pied de la brèche. L’artillerie avait établi en batterie neuf pièces de 24, trois obusiers et six mortiers. Quatre bataillons italiens et deux du 117e furent laissés devant le fort, sous le commandement du général Bronikowski. Le 25 octobre au matin, le feu de nos batteries de brèche recommença sur le fort ; et en vue, à peu de distance de là, notre armée rangée en lignes attendit tran­quillement l’attaque de l’armée espagnole, qui venait à elle. Le maréchal s’était porté aux Ostalets près de Pouzol, pour mieux découvrir les mouvements de l’ennemi au milieu des oliviers et des caroubiers qui couvrent, comme une forêt, ces plaines d’une riche culture. Il en sor­tait à peine, lorsque notre ligne de tirailleurs sur tout le front se replia devant les divisions ennemies en mouvement. Il remarqua sur la droite un mamelon isolé qui se détache des hauteurs en avant du Val-de-Jesù, et qui com­mande le terrain où allait combattre la division Harispe. Décidé à l’occuper sans délai, il s’y rendit au galop, et y porta les cinquante hus­sards qui formaient son escorte. En même temps il fit avancer la division Harispe pour y établir sa droite. Mais pendant le temps que notre in­fanterie mettait à franchir l’intervalle qui l’en séparait, les Espagnols arrivèrent avec prompti­tude au pied du mamelon, y montèrent et s’en emparèrent, sans que nos hussards pussent op­poser une grande résistance. L’ennemi y établit aussitôt du canon.

Prévenus sur ce point, nous vîmes en même temps les colonnes espagnoles s’avancer sur la grande route et sur Pouzol, avec une résolution et un ordre qu’elles n’avaient encore montrés dans aucune occasion en rase campagne. Ces premiers mouvements donnaient à l’armée en marche une attitude de confiance et de supériorité qui semblait présager le succès. Ce fut, du moins l’impression que ce spectacle produisit sur la garnison de Sagonte, attentive du haut de son rocher à l’événement qui allait décider de son sort. En voyant s’avancer l’armée qui de­vait la secourir, elle crut toucher au moment de sa délivrance. Les soldats poussèrent des cris de joie et jetèrent leurs schakos en l’air. Ils ne songeaient plus à notre canon dont les détona­tions couvraient leurs voix. Pendant toute la durée de la bataille, l’artillerie continua de battre les remparts, sans que les défenseurs parussent s’inquiéter des progrès de la brèche.

La division Harispe arrivée devant la hauteur, l’attaqua aussitôt, le 7e de ligne en colonnes par bataillon, les 116e et 3e de la Vistule déployés par échelons à peu de distance derrière. L’occupation de cette éminence nous importait beau­coup, et il était nécessaire que les Français com­mençassent la bataille par un coup de vigueur, après l’élan que venaient de montrer les Espa­gnols. Les généraux se mirent à la tête des colonnes ; les troupes montèrent sans tirer et sans courir. La résistance fut vive, une mêlée sanglante eut lieu en arrivant sur le mamelon. Le général Paris fut blessé grièvement, ainsi que les aides-de-camp Péridon et Troquereau : le général Harispe, le colonel Mesclop et plusieurs officiers eurent leurs chevaux tués. Le brave 7e régiment, commandé par le major Durand, après avoir essuyé le feu de l’ennemi, arriva au sommet la baïonnette croisée, culbuta les Espagnols et les fit reculer en désordre jusqu’au ravin du Picador. La division Harispe resta maî­tresse de la position.

Cependant la gauche des Espagnols se mettait en mouvement contre le général Chlopiski, tan­dis qu’à leur droite Zayas débouchait de Pouzol, et semblait manœuvrer pour déborder notre gauche, afin de s’approcher de Murviedro. Cet effort des deux ailes de Blake, à l’ins­tant où nous prenions l’avantage au centre, décida le maréchal Suchet à pousser cet avantage jusqu’au bout, et à couper en deux par le milieu l’armée ennemie. Il comptait sur les généraux Robert et Chlopiski pour soutenir l’attaque dans la bonne position où ils étaient placés. Il ordonna au général Habert de conte­nir seulement la division Zayas, et fit avancer le général Palombini qui était en seconde ligne, laissant encore les cuirassiers en réserve. Les Espagnols, repoussés de la hauteur, avaient été poursuivis par le général Harispe jusque dans la plaine; mais bientôt leurs troupes se rallièrent, firent ferme, attaquèrent à leur tour, avec l’appui de la cavalerie des généraux Loy et Caro, et marchèrent de nouveau vers le mamelon pour le reprendre. Le chef d’escadron Duchand, commandant l’artillerie de la division Harispe, alla au-devant des masses de l’infanterie espa­gnole, et les arrêta un moment par le feu de la mitraille. Nos hussards, en voulant le soute­nir, furent chargés et ramenés. La batterie fut sabrée, quelques pièces tombèrent au pouvoir de l’ennemi. Si notre infanterie eût été ébranlée, cet instant pouvait devenir critique; mais le 16e fit à propos un changement de direction, et repoussa la charge par un feu des mieux nourris, exécuté avec sang-froid. Le maréchal courut aux cuirassiers; il savait tout ce qu’il pouvait attendre d’une pareille réserve. Il leur adressa quelques paroles d’estime et de confiance, en leur rappelant Margalef et les autres lieux, où leur choc avait décidé de la victoire. Pendant qu’il leur parlait, une balle vint le frapper à l’épaule. La blessure heureusement n’était pas grave ; il resta à cheval, et sans le moindre retard fit porter le général Boussard sur la cavalerie espagnole. Déjà le général Palombini, en s’avançant par la droite de la grande route, se trouvait placé pour prendre à revers par ses feux cette cavalerie qui se croyait vic­torieuse. Les cuirassiers la chargèrent et la ren­versèrent sur l’infanterie. Non seulement notre artillerie fut reprise, mais une partie de celle de l’ennemi tomba dans nos mains. Les géné­raux Harispe et Palombini, en se portant en avant, achevèrent la déroute des Espagnols. Le centre de Blake fut totalement enfoncé. La cava­lerie s’échappa avec peine fort maltraitée ; l’in­fanterie eut beaucoup d’hommes hors de combat sans compter ceux qui mirent bas les armes. Le gé­néral Caro fut blessé et pris avec un brigadier et deux autres officiers. On l’amena pendant l’action au maréchal Suchet, ainsi que quatre drapeaux et cinq bouches à feu.

Ayant porté le coup décisif et rompu l’attaque de son ennemi « il lui fallait encore compléter le succès sur les ailes. Le général Habert eut ordre d’attaquer le général Zayas. Celui-ci, quoique isolé par la retraite de Lardizabal, soutint un combat opiniâtre dans lequel nous perdîmes beau­coup de monde. Le jeune aide-de-camp de Billy eut le bras emporté par un boulet. Le général Habert se rendit maître du village de Pouzol, en dirigeant le général Montmarie avec le 5e léger, et le 16e de ligne, et en se portant lui-même droit aux ennemis avec un bataillon du 117e et un peloton de dragons. Les Espagnols forcés dans le village, se retirèrent, laissant entre nos mains huit cents prisonniers. Le colonel Delort, s’élançant à propos sur la grande route avec le gros du 34e de dragons, refoula tous les fuyards, atteignit l’infanterie de Lardizabal, la sabra, la poursuivit jusqu’à la Chartreuse au-delà du ravin du Picador, et prit deux pièces de canon. Zayas cependant se dirigeait vers les hauteurs de Puig, ou le général en chef Blake s’était tenu une partie de la journée, voyant de là son armée d’une ex­trémité à l’autre du champ de bataille : il y avait laissé une réserve d’artillerie avec le brigadier Velasco. Le général Habert reçut l’ordre de dé­loger Zayas de ces hauteurs. Le général Mont­marie s’y porta de front, pendant que le générai Palombini marchait sur la droite. Le bataillon du 117e conduit par le commandant Passelac, arriva jusque sur le sommet, s’empara de la po­sition et de cinq bouches à feu. Zayas exécuta sa retraite sur le gros de Valence par la route du bord de la mer.

D’un autre côté, notre aile droite avait obtenu un égal succès. Au commencement de l’action, la division Obispo s’était avancée par la route de Naquera , menaçant notre flanc pour pénétrer dans le défilé de Sant-Espiritù : le général Robert l’avait contenue et repoussée à plusieurs reprises. Le gé­néral Chlopiski se borna d’abord à observer le corps de Mahy et la division de Villacampa qui étaient en face de ses positions. Mais quand il les vit se disposer à l’attaquer de front, il forma son infanterie par masses, et tint sa cavalerie toute prête à donner ; et au moment où l’infan­terie espagnole, descendant de la hauteur des Ger-inanels commençait à se déployer dans la plaine, il donna le signal au colonel Schiazzetti. Celui-ci , accompagné du chef d’escadron Saint- Joseph, aide-de-camp du général en chef, s’élança à la tête des dragons italiens , culbuta l’avant-garde, et se précipita sur la ligne ennemie qu’il rompit et mit en désordre. Le général Chlopiski s’avança aussitôt ; l’ennemi n’eut pas le temps de rallier et de reformer sa troupe, dont une partie coupée et sabrée se vit contrainte de mettre bas les armes. Dans le même moment le général Harispe arrivait par la gauche, poursuivant les autres divisions O-Donell qu’il avait mises en déroute. Il rallia à lui le général Chlopiski, et se mit vivement à la poursuite du général Mahy, qui avait pris po­sition en arrière avec les troupes qu’il avait pu rallier ; il le força de quitter enfin le champ de bataille , et de précipiter sa retraite sur Bêlera

Notre cavalerie put arriver à temps pour faire mettre bas les armes à plusieurs bataillons, avant le passage du torrent de Caraixet. Le maréchal, après s’être fait panser sur le champ de bataille, se porta lui-même, à la nuit, vers Betera , et fit continuer la poursuite de Penneini jusqu’à dix heures du soir. Il ne rentra au camp sous Sagonte qu’après avoir acquis la certitude que tous les corps espagnols avaient repassé le Guadalaviar. L’armée française prit position à Puig, à Avalate et à Be­tera. Sa perte totale s’éleva à cent vingt-huit morts, et cinq cent quatre-vingt-seize blessés. Celle de l’ennemi fut d’un millier d’hommes hors de com­bat. Elle perdit en outre quatre mille six cent quatre-vingt-un prisonniers, dont deux généraux, quarante officiers supérieurs et deux cent trente officiers, quatre drapeaux , quatre mille deux cents fusils presque tous anglais, et douze pièces de ca­non avec leurs caissons(i).

Cette journée semblait avoir décidé du sort de Sagonte ; Tannée espagnole était hors d’état de faire de longtemps aucun mouvement offensif; d’ailleurs, les progrès du siège n’avaient pas été ralentis. Notre artillerie avait agrandi la brèche, et, le 26 au matin, la tour et les deux flancs qui la défendaient, offraient un large passage par où plusieurs hommes de front auraient pu monter à Passant. Le maréchal résolut de profiter de l’abat­tement où l’issue de la bataille devait naturelle­ment avoir jeté la garnison. Après ce qu’elle avait souffert, elle venait de perdre l’espoir d’être se­courue. Le moment était donc favorable pour lui offrir une capitulation.

Le maréchal écrivit au gouverneur pour lui proposer de rendre la place, en lui annonçant la défaite de l’armée de Blake et l’impossibilité qu’elle vînt désormais le délivrer. Il lui offrit de recevoir à son quartier-général un officier de la garnison, s’il voulait en envoyer un jouissant de sa confiance, et de le mettre en relation avec les prisonniers de la veille, pour qu’il se convainquit par lui-même de l’exactitude des faits.

Un lieutenant-colonel d’artillerie vint apporter la réponse du général Andriani. On le conduisit chez le général Caro, on lui montra les prison­niers, les drapeaux, les canons. Toutes ces preuves, et le témoignage de ses compatriotes, lui démontrèrent sans réplique le résultat de la ba­taille perdue. D’après le rapport de cet officier, le gouverneur se décida à traiter : la capitulation fut signée à neuf heures du soir. A l’heure même, au clair de lune, la garnison sortit prisonnière de guerre, et, comme on l’avait stipulé, elle défila par la brèche, qui était encore d’un accès si difficile que nos sapeurs furent obligés d’y pratiquer une rampe pour que les Espagnols pussent descendre. Leur nombre s’élevait à deux mille cinq cent soixante et douze hommes. Nous primes possession du fort, où nous trouvâmes dix-sept bouches à feu, six drapeaux, deux mille quatre cents fusils, huit cent mille cartouches, dix milliers de poudre, des vivres et des muni­tions.

Ainsi fut terminé le siège de Sagonte, après vingt et un jours de tranchée ouverte. Malgré les efforts qu’avaient faits l’artillerie et le génie, rien n’était encore moins assuré que le succès d’un nouvel assaut. L’examen des lieux fit voir qu’on ne s’était trompé ni sur le choix du point d’attaque, ni sur la nature des difficultés qu’il présentait. On reconnut la réalité de toutes celles qu’on n’avait pu juger que de loin. La prise de l’avancée ne nous aurait point assuré celle du réduit. Tout l’art des attaques, toute la valeur des troupes pouvaient encore échouer; et ce siège difficile n’aurait eu peut-être de terme, que par l’épuisement de la garnison et le défaut de vivres, sans l’issue de la bataille de Sagonte. Plus sage que Henri O-Donell à Margalef, Blake avait marché au secours de la place au moment où les travaux de siège étaient avancés, et il avait placé son adversaire sur un champ de ba­taille désavantageux. La fortune lui fut contraire; mais il resta en position de défendre Valence avec son armée encore nombreuse, quoique affaiblie par la perte de plusieurs milliers d’hom­mes, et surtout par celle de Sagonte, qui devint pour l’armée française un utile point d’appui.


NOTES

[1] Joaquín Blake y Joyes (1759 – 1827)

[2] Pierre Joseph Habert (1773 – 1825)

[3] Jean-Isidore Harispe (1768 – 1855), futur pair et maréchal de France sous la monarchie de Juillet.

[4] José Pascual de Zayas y Chacón (1772 – 1827)

[5] C’était le 2 mai 1808 que la ville de Madrid s’était soulevée contre le prince Murat et l’armée française; le souvenir du sang qui avait coulé dans cette journée était un des moyens qui servaient aux chefs de l’insurrection espagnole à entretenir l’ardeur des soldats et du peuple.

[6] Joseph Rognat (1776 – 1840)

[7] Giuseppe Federico von Palombini (1774 – 1850)

[8] Charles Balathier (1771 – 1830)

[9] Louis-Benoit Robert (1772 – 1831)

[10] Fortunato Schiazzetti (1776 – 1813), nommé général de brigade en 1812.

[11] André-Joseph Boussart (1758 – 1813). Il décèdera de ses blessures reçues à Lerida.

[12] Après la bataille de Wagram (1809), il se trouvait de nombreux polonais parmi les prisonniers de guerre autrichiens. Un décret du 8 juillet 1809 créa une 2e légion de la Vistule composée de ceux-ci. Cette seconde légion ne fut jamais à effectif complet et par décret du 12 (ou 15) février 1810, elle est dissoute, et ses effectifs forment à la 1ère légion de la Vistule le 4ème régiment. La légion est envoyée en Espagne où elle prend part aux sièges de Saragosse et de Sagonte

[13] Sylvain-Charles Valée (1773 – 1846)

[14] Nuestra Senora de los desamparados (Notre-Dame des gens sans défense), était le nom d’une image miraculeuse de la Vierge, qui était honorée particulièrement à Valence, dans une chapelle voisine de la cathédrale. Un bruit s’étant élevé qu’on l’avait transportée à Mayorque avec ses riches offrandes, les prêtres par un mandement rassurèrent les Valenciens, et assurèrent que même dans le cas d’une at­taque effective de la part de l’ennemi, cette image protec­trice des fidèles n’abandonnerait pas la ville. Cette déclaration ne contribua pas peu à tranquilliser le peuple. La disparition de l’image eût produit réellement un effet fâ­cheux dans l’opinion générale. Car Nuestra Senora de los desamparados était le véritable généralissime des Valenciens. Le marquis de Palacio, lorsqu’il fut nommé capitaine-gé­néral de la province, la reconnut solennellement comme telle. Elle portait dans toutes les gazettes du pays, dans tous les mandements religieux, le titre de generalissima por mar y por ùerra, et elle était revêtue des décorations du capi­taine-général, et de l’écharpe rouge brodée d’or comme général en chef. (Extrait d’une relation espagnole sur la campagne du général Blake en 1810)