Exposé des discours que m’a adressés S. M. l’Empereur Napoléon à mon audience de congé.
Alexandre Tchernitchew
[1]Publié dans “Sbornik Imperatorskogo Russkogo Istoricheskogo Obshchestva (SIRIO), n° 121 (1906).

Mr le grand maréchal m’ayant informé par une lettre qu’il m’envoya dans la journée du 15/27 Février, que mon audience de congé devait avoir lieu le lendemain 16/23 Février après le lever, je me rendis le jour indiqué au château des Tuileries à 8 heures et demie du matin; à neuf, je fus appelé dans le cabinet de l’Empereur Napoléon, et je suis resté avec S. M. jusqu’à midi et demi.
L’Empereur Napoléon après m’avoir adressé quelques questions sur la manière dont j’avais passé le carnaval, ainsi que des choses flatteuses sur le désir qu’il avait de me revoir et sur l’attention qu’il avait eue de ne me faire partir qu’après la fin des fêtes, me dit qu’il espérait que tout ce qu’il me développerait sur l’état présent des choses serait porté à la connaissance de S. M. avec fidélité et dans le sens qu’il désirait; qu’il était encore temps de prévenir, si on le voulait, tous les maux et toutes les calamités qui pouvaient être la suite de l’état de gêne et de la méfiance dans lequel se trouvaient les relations des deux Empires naguère si étroitement unis, que lui était entièrement resté le même à l’égard de la Russie, que rien n’était plus sincère que ses désirs de conserver son alliance et son amitié, que tout au contraire dans les démarches de S.M.I. lui prouvait qu’elle avait changé de sentiments pour lui; qu’il m’avouerait que tout ce qui arrivait en Russie depuis 7 à 8 mois était de nature à faire accroire au monde entier, combien elle désirait se mettre en mesure pour se détacher du système de la France et se remettre avec l’Angleterre; qu’en augmentant et formant de nouveaux corps et de nouvelles troupes, en organisant des régiments de dépôts et un fortifiant toutes ses frontières en plus de vingt endroits, elle paraissait ne plus attendre que la fin de sa guerre de Turquie pour se déclarer ouvertement; que tous ces faits prouvaient si évidemment les vraies intentions de la Russie, qu’ils n’avaient pas manqué de lui donner de la méfiance, et que la suite en a été la levée en entier de la conscription de 1811 ; qu’il s’était surtout décidé à cette mesure de prudence à la suite du nouvel oukase de Sa Majesté, qui démontrait bien évidemment, combien peu on ménageait la France et combien elle avait perdu de la considération que l’on avait pour elle; que rien n’était plus hostile que la rédaction de cette pièce, qu’il était sûr que c’était de l’ouvrage d’un partisan déterminé de l’Angleterre; qu’elle était complètement à l’avantage des Anglais et lésait tout-à-fait le commerce de la France.

S. E, Mr l’ambassadeur ayant eu la bonté de me Lire sa dernière expédition, dans laquelle il rendait compte à Mr le chancelier de ses conférences avec Mr de Champagny, je me suis trouvé à même de faire à S. M. toutes les objections que Mr l’ambassadeur fit à ce ministre sur ce sujet. J’ajoutai de plus, que les bruits de guerre auxquels S. M. nous accusait de donner lieu ne me paraissaient provenir que du mouvement des troupes françaises vers le nord de l’Allemagne, du transport de 40 mille fusils dans le duché de Varsovie, d’un grand train d’artillerie destiné pour le même duché, ainsi que d’un nombre considérable de pièces de canons conduites de France à Hambourg, enfin, de la levée subite de la conscription que S. M. avait déclaré ne point avoir lieu du tout cette année; que quant à moi j’ignorais entièrement et n’avais pas même entendu parler de la formation de nouveaux régiments, dans notre Empire; mais que pour ce qui concernait les ouvrages que l’on élevait dans deux ou trois endroits, c’était en effet fort peu de chose et nous ne les avions commencé que bien après les forteresses que l’on construisait dans le duché de Varsovie et qui ne pouvaient être tournées que contre nous; que de plus on avait vu de tout temps profiter de la paix pour fortifier ses frontières et que ce n’était nullement une mesure offensive de notre part; que j’avais surtout la conviction que personne ne désirait plus sincèrement que S. M. de conserver ses relations amicales avec la France et qu’elle en donnait même de nouvelles preuves par les démarches qu’on lui reprochait.
J’ajoutai encore que tout ce que j’avais avancé était de mon propre mouvement et que je suppliais S. M. de le considérer comme une liberté que j’ai prise d’après la permission qu’elle m’avait accordée de lui parler avec franchise,

L’Empereur me dit alors qu’il était fort aise de ce que je lui fournissais l’occasion de s’expliquer sur tous ces objets; qu’il était seulement très peiné de ce qu’à la première nouvelle de ces bruits, que les agents diplomatiques russes n’avaient sûrement pas manque de grossir et de dénaturer, on ne l’avait pas engagé franchement à répondre à chacun de ces articles; qu’il l’aurait fait d’autant plus volontiers, que cela aurait pu éviter aux deux Empires des situations vraiment pénibles et embarrassantes.
Là-dessus l’Empereur me dit, que jusqu’à présent il n’avait eu dans le nord de l’Allemagne que le corps du maréchal Davout composé de quinze régiments et qui avait été destiné à prendre possession des villes hanséatiques, et qu’il répétait que ce n’était pas avec une pareille armée que l’on se préparait à faire la guerre à la Russie, et que de plus un bon nombre d’entre eux se trouvait en congé et qu’il leur fallait au moins 3 à 4 mois pour rejoindre leur corps; que pour ce qui concernait l’envoi des fusils, ce n’était pas quarante mille, comme je le disais, mais vingt mille, que le Roi de Saxe lui en avait demandé pour armer ses troupes et qu’il n’avait pu les lui refuser, et qu’il n’avait pas du tout cherché à cacher cet envoi, parce que d’abord ces sortes de transport ne pouvaient jamais ne pas se divulguer, et qu’ensuite ce nombre n’était pas fait pour prouver une intention de faire insurger toute la Pologne, chose pour laquelle on aurait eu besoin de plus de trois cent mille fusils au moins;
que le prince d’Eckmühl avait échangé à son insu une quarantaine de pièces de canons de nouvelle fonte contre de vielles pièces de différents pays que ce duché possédait; qu’il en avait même fait autant pour leur train d’artillerie qui était d’une bigarrure risible; que quant au transport de quelques pièces de France à Hambourg, c’était tout naturel, parce qu’il y établissait un arsenal à perpétuité;
qu’il n’avait aucun désir, ni aucune idée de rétablir la Pologne, s’appuyant sur ce qu’il n’avait pas cherché à le faire en 1806 et 1807, où il avait eu des intelligences à Vilna et autres endroits, dans nos provinces, de même que dans la campagne de 1809, où par ménagement pour S. M., il avait refusé l’offre que lui avait faite l’Autriche de toute la Galicie,
enfin qu’en 1810, il n’avait point voulu profiter pour la rétablir de notre guerre de Turquie qui, on avait beau dire, était pour nous une diversion, bien plus fâcheuse que l’Espagne pour lui; qu’il n’y songeait pas non seulement à cause de nous, mais aussi pour ne pas irriter l’Autriche qui avait encore pour sujets 3000 Polonais.
Je dis alors à S. M. qu’une vérité dont il était impossible de disconvenir, c’est que la Russie ne pouvait point voir avec indifférence le duché de Varsovie, se trouvant en pleine paix, appartenant au Roi de Saxe et sous la protection immédiate de S. M., travailler sans relâche à de grands préparatifs de guerre, fortifier ces places et armer un nombre de troupes entièrement disproportionné à sa population.
Napoléon me répondit
« Que voulez-vous que je fasse ? Je ne puis pas les empêcher de se mettre à l’abri d’un coup de main, comme ils ont déjà été victimes en 1809; de plus je n’influe pas et n’ai pas autant de pouvoir sur leur armée qu’on le croit. Mais c’est vous qui de votre côté donnez l’alarme à toute l’Europe, en fortifiant vos frontières; cela ne peut point être des ouvrages permanents, il faut des années pour les construire, et de plus vos finances ne vous le permettent pas; cela ne peut donc avoir pour but qu’une prochaine campagne. Moi, par exemple, qui ai 600 millions dans mes caisses, je puis sacrifier quelques millions pour fortifier Bonn, mais c’est une question autrichienne, qui ne vous regarde pas, vous êtes trop éloignés du Rhin. »
Là-dessus il me parla de tout ce qu’il a fait pour nous tranquilliser sur la Pologne (la retraite des troupes françaises de Prusse, la convention, le Roi de Saxe..).
Que toute son ambition étant tournée du côté de la mer, l’existence de ce royaume ne pouvait lui procurer ni de nouvelles côtes, ni une marine;
qu’il assurait donc positivement qu’il ne ferait rien qui pourrait tendre à cette fin, mais que dans le cas où nous le forcions à la guerre, il se servirait des Polonais comme d’un moyen de plus pour nous combattre;
que jusqu’à ce moment il n’avait eu aucune idée de faire des préparatifs pour déclarer la guerre à la Russie;
que plusieurs raisons lui faisaient ardemment désirer de conserver ses relations amicales avec elle, d’abord, parce qu’elle n’avait rien à gagner dans une guerre de cette nature; que dans le cas qu’elle eût lieu, elle nécessiterait sa présence à l’armée à plus de 600 lieues de chez lui dans des climats terribles et dans un moment où il était trop nécessaire à ses sujets pour aller de gaité de cœur se faire emporter un membre ou peut-être plus;
que n’étant pas plus fanfaron qu’un autre, il ne se dissimulait pas la différence avec laquelle les soldats russes et français marcheraient, au feu, que les premiers étant déjà fort braves de nature auraient encore leur pain à défendre, tandis que les seconds ne marcheraient que pour des intérêts qui leur sont entièrement étrangers;
que tout cela néanmoins ne le portait pas à perdre de vue sa dignité et la politique qu’il s’était tracée, ni l’empêcher de se regarder en état de guerre avec la Russie, du jour même où elle se rapprocherait de l’Angleterre et romprait par-là les engagements qu’elle a pris à Tilsit par les articles secrets du traité de paix;
que jamais il ne lui ferait la guerre pour du sucre ni pour du café, ni même pour le nouveau tarif par lui-même qui était si choquant pour la France;
mais qu’il avouait que cette pièce lui a donné de la méfiance, qu’il armait depuis ce temps et avait ordonné, depuis qu’elle a été connue, la levée de toute la conscription de 1811 ; qu’il était charmé de m’avoir encore dit à moi-même à ma dernière arrivée à Paris, qu’il ne la lèverait point du tout cette année, et que c’était depuis ce temps que la conduite de la Russie l’avait forcé à cette démarche.
J’interrompis alors S. M. pour lui dire qu’elle m’avait chargé de porter cette attirance à l’Empereur mon maître à mon départ de Fontainebleau l’automne passé et que c’était en route à mon passage par Copenhague que j’avais eu la nouvelle, que la conscription de 1811 était décrétée, et que j’osais rappeler à S. M. qu’à cette époque notre tarif n’était pas encore connu.
Alors Napoléon reprit avec humeur et me dit:
«Non, monsieur, je vous en ai parlé à votre retour, et alors il n’y avait de décrété que la levés de vingt mille conscrits, parce que j’avais voulu accorder vingt mille congés dans mes armées; j’avais même si peu songé à tout ce qui regardait une guerre avec vous, que j’avais entièrement oublié Danzig; ce n’est qu’aujourd’hui que je m’en suis souvenu et que j’ai ordonné de me présenter des plans pour le fortifier. »
«Je sais, me dit-il encore, combien de tout temps, et bien plus aujourd’hui que jamais, les Français et moi particulièrement nous sommes détestés en Russie; nous n’avions pour nous que l’Empereur Alexandre: maintenant que nous avons perdu ses bonnes grâces et que S.M.I. a changé pour nous, comme nous ne pouvons nous le dissimuler, je n’ai plus aucune garantie; j’ai depuis quelque temps beaucoup du méfiance, je ne m’en cache pas ; je commence actuellement à me préparer à la guerre, et quand vous reviendrez ici dans 3 ou 4 mois, vous trouverez tout dans un autre ordre de choses».
Je dis alors à S. M., qu’il me paraissait qu’elle était mal informée sur les véritables sentiments de l’Empereur mon maître tant à son égard que vis-à-vis la France, et que S. M. I. n’a cessé de donner des preuves constantes et soutenues tant de son amitié que de son désir de conserver son alliance depuis la paix de Tilsit.
Napoléon me répondit alors:
« non, non, j’ai plus d’un témoignage que l’Empereur Alexandre a changé pour nous ; il vient de dire encore tout récemment à Caulaincourt, en réponse à différentes observations que celui-ci faisait à S. M.: « Eh bien, si l’Empereur Napoléon est mécontent, il n’a qu’à venir nous chercher, nous sommes prêts à le recevoir et nous nous battrons. » Ensuite à la réception de la nouvelle qui concernait la réunion du Valais, S. M. a dit au même : « La réunion du Valais fait que nous sommes quittes maintenant, et vous ne pouvez plus nous reprocher celle de la Moldavie et de la Valachie. Plaisanterie, continua-t-il, que certainement l’Empereur Alexandre n’aurait pas faite, s’il était dans de bons sentiments pour nous, de plus cette protestation qu’il a chargé son ambassadeur de faire au sujet de la réunion du duché d’Oldenbourg ne peut-elle pas aussi être considérée comme un prétexte qu’il veut se réserver pour un manifeste de guerre ?»
Que lui, avait refusé d’en prendre lecture, parce qu’il ne savait point si en diplomatie on pouvait attacher une autre signification à une pareille pièce que de la prendre pour une déclaration de guerre; que pour lors il aurait été obligé de la faire connaître au sénat, et que désirant conserver la paix avec la Russie, il était fort reconnaissant au prince Kourakine de ce qu’il avait pris sur lui d’exposer tout cela à sa cour; que ne pouvant en aucun cas admettre des droits de l’Empereur de Russie sur un pays situé sur la rive gauche de l’Elbe, et un choc de circonstances, des événements politiques et de nouvelles conceptions, pour réduire les despotes des mers ayant rendu cette réunion inévitable, il aurait été bien plus simple de s’entendre avec lui, d’autant plus que lui par déférence pour S. M. I. était prêt à offrir au duc d’Oldenbourg ce qu’il avait de mieux pour l’indemniser complètement, au lieu que le choix du prince de rester enclavé dans l’Empire d’abord ne pouvait être souffert par les lois fondamentales de l’empire, et de plus aurait nécessairement fourni tous les jours de nouveaux prétextes à des différents et démêlés entre la Russie et la France.

Revenant ensuite sur le nouveau tarif, il dit que ce n’était pas la chose en elle-même qui le blessait, car chacun sans contredit était le maître de faire chez soi ce qu’il voulait, mais que c’était la manière dont elle s’était faite; qu’il ne s’en plaignait pas comme souverain de la France, mais comme un ami qui avait été si en avant dans l’intimité et dans la confiance de l’Empereur Alexandre; que cet oukase, dont chaque article prouvait une malveillance marquante pour la France, pouvait être regardé de la part de la Russie comme un avant-coureur d’un projet fermement arrêté de se raccommoder avec l’Angleterre:
« car, dit-il, je vais raisonner cet objet comme un politique du côté des..(?), et je vous prouverai que si vous n’avez pas le projet de rompre avec moi, cette mesure du second ordre, qui pouvait être bonne dans d’autres temps, est actuellement préjudiciable à vos propres intérêts, car la méfiance qu’elle m’a inspiré vous oblige à vous armer et à dépenser cinq fois plus que ne rapporte l’avantage qu’elle vous procure; de plus, si l’Empereur Alexandre avait eu un peu de son ancienne confiance pour moi, il m’aurait consulté, et je me serais fait fort de vous procurer le même avantage, et de garder nos relations commerciales en ne payant pas avec de l’argent comptant, mais avec des produits du pain (?), au lieu que votre tarif me coûte maintenant 100 millions pour l’armement que je suis nécessité de faire: j’ai déjà fait acheter tous les chevaux de train qui me sont nécessaires et vais m’occuper de tout le reste. Il est sûr qu’on ne pouvait pas choisir pour publier une pareille pièce un moment plus critique pour la France que le moment actuel; non seulement un pareil acte de la part de la Russie, ayant lieu dans le temps d’un changement de règne en Angleterre, éloigne presque tout espoir d’arriver à la paix… l’effet qu’elle produirait dans son intérieur… les nombreuses faillites qui ont lieu inévitablement par les mesures prises par moi pour réduire les Anglais, de même que le manque de commerce avait mis au désespoir tous les négociants de Paris, de Lyon, ainsi que d’autres villes de France ».
Que le conseil de commerce ne cessait de lui adresser des plaintes à ce sujet, disant que la France étant déjà en guerre en Angleterre et sur le point de perdre celui des Etats-Unis, se voyait de plus non seulement privée de commercer avec la Russie, mais aussi avec les provinces turques, la Moldavie et la Valachie, et qu’à cet égard il aurait bien mieux valu qu’elles appartinssent encore à la Turquie…
Qu’effectivement l’Empereur Alexandre la maltraitait trop fort, a été fort injuste à son égard et avait fort mal reconnu que par amitié pour lui il avait abandonné ses deux alliés les plus chers, la Suède et la Turquie ; qu’il chercherait maintenant de nouveau à se mettre avec eux…, qu’il se vantait de ne nous faire la guerre qu’après notre paix avec les Turcs,…
Conclusion:
« La démarche que je fais est une preuve bien complète, combien je désire éviter la guerre, prouver, combien peu je la veux, d’abord parce que je n’ai rien à gagner et que tous mes vœux et toute mon ambition se tournent du côté de la mer; supposant même que la Pologne se rétablisse, cet événement ne me procurera pas une marine de plus; il faudra que pour cette.., j’aille moi-même commander l’armée à 600 lieues de chez moi dans des climats terribles, et je suis trop nécessaire à mes sujets, surtout dans ce moment-ci, pour aller de gaieté de cœur me faire emporter un membre ou peut-être plus…»