1813 – Trente-Sixième Bulletin de la Grande Armée
, 24 octobre 1813 (l’ensemble des Bulletins de 1813 se trouvent ici)
La bataille de Wachau avait déconcerté tous les projets de l’ennemi; mais son armée était tellement nombreuse, qu’il avait encore des ressources. Il rappela en toute hâte, dans la nuit, les corps qu’il avait laissés sur sa ligne d’opération et les divisions restées sur la Saale; et il pressa la marche du général Bennigsen, qui arrivait avec quarante mille hommes.

Après le mouvement de retraite qu’il avait fait le 16 au soir et pendant la nuit, l’ennemi occupa une belle position à deux lieues en arrière. Il fallut employer la journée du 17 à le reconnaître et à bien déterminer le point d’attaque. Cette journée était d’ailleurs nécessaire pour faire venir les parcs de réserve et remplacer les quatre-vingt mille coups de canon qui avaient été consommés dans la bataille. L’ennemi eut donc le temps de rassembler ses troupes qu’il avait disséminées lorsqu’il se livrait à des projets chimériques, et de recevoir les renforts qu’il attendait.
Ayant eu avis de l’arrivée de ces renforts, et ayant reconnu que la position de l’ennemi était très-forte, l’empereur résolut de l’attirer sur un autre terrain. Le 18, à deux heures du matin, il se rapprocha de Leipzig de deux lieues, et plaça son armée, la droite à Connewitz, le centre à Probstheyda, la gauche à Stötteritz, en se plaçant de sa personne au moulin de Ta. De son côté, le prince de la Moskwa avait placé ses troupes vis-à-vis l’armée de Silésie, sur la Partha; le sixième corps à Schönefeld, et le troisième et le septième le long de la Partha à Neutzsch et à Teckla. Le duc de Padoue avec le général Dombrowski, gardait la position et le faubourg de Leipzig, sur la route de Halle.
À trois heures du matin, l’empereur était au village de Lindenau. Il ordonna au général Bertrand de se porter sur Lützen et Weissenfels, de balayer la plaine et de s’assurer des débouchés sur la Saale et de la communication avec Erfurt. Les troupes légères de l’ennemi se dispersèrent; et à midi, le général Bertrand était maître de Weissenfels et du pont sur la Saale.
Ayant ainsi assuré ses communications, l’empereur attendit de pied ferme l’ennemi.
A neuf heures, les coureurs annoncèrent qu’il marchait sur toute la ligne. A dix heures, la canonnade s’engagea.
Le prince Poniatowski et le général Lefol défendaient le pont de Connewitz. Le roi de Naples, avec le deuxième corps, était à Probstheyda, et le duc de Tarente à Holzhausen.
Tous les efforts de l’ennemi, pendant la journée, contre Connewitz et Probstheyda, échouèrent. Le duc de Tarente fut débordé à Holzhausen. L’empereur ordonna qu’il se plaçât au village de Stötteritz. La canonnade fut terrible. Le duc de Castiglione qui défendait un bois sur le centre, s’y soutint toute la journée.

La vieille garde était rangée en réserve sur une élévation, formant quatre grosses colonnes dirigées sur les quatre principaux points d’attaque.
Le duc de Reggio fut envoyé pour soutenir le prince Poniatowski, et le duc de Trévise pour garder les débouchés de la ville de Leipzig.
Le succès de la bataille était dans le village de Probstheyda. L’ennemi l’attaqua quatre fois avec des forces considérables, quatre fois il fut repoussé avec une grande perte.
A cinq heures du soir, l’empereur fit avancer ses réserves d’artillerie, et reploya tout le feu de l’ennemi, qui s’éloigna à une lieue du champ de bataille.
Pendant ce temps, l’armée de Silésie attaqua le faubourg de Halle. Ses attaques, renouvelées un grand nombre de fois dans la journée, échouèrent toutes. Elle essaya, avec la plus grande partie de ses forces, de passer la Partha à Schönefeld et à Saint-Teckla. Trois fois elle parvint, à se placer sur la rive gauche, et trois fois le prince de la Moskwa la chassa et la culbuta à la baïonnette.
A trois heures après-midi, la victoire était pour nous de ce côté contre l’armée de Silésie, comme du côté où était l’empereur contre la grande armée. Mais en ce moment l’armée saxonne, infanterie, cavalerie et artillerie, et la cavalerie wurtembergeoise, passèrent toutes entières à l’ennemi. Il ne resta de l’armée saxonne que le général Zeschau, qui la commandait en chef, et cinq cents hommes. Cette trahison, non-seulement, mit le vide dans nos lignes, mais livra à l’ennemi le débouché important confié à l’armée saxonne, qui poussa l’infamie au point de tourner sur-le-champ ses quarante pièces de canon contre la division Durutte. Un moment de désordre s’ensuivit; l’ennemi passa la Partha et marcha sur Reidnitz, dont il s’empara: il ne se trouvait plus qu’à une demi-lieue de Leipzig.

L’empereur envoya sa garde à cheval, commandée par le général Nansouty, avec vingt pièces d’artillerie, afin de prendre en flanc les troupes qui s’avançaient le long de la Partha pour attaquer Leipzig. Il se porta lui-même avec une division de la garde, au village de Reidnitz. La promptitude de ces mouvements rétablit l’ordre, le village fut repris, et l’ennemi poussé fort loin.
Le champ de bataille resta en entier en notre pouvoir, et l’armée française resta victorieuse aux champs de Leipzig, comme elle l’avait été aux champs de Wachau.
A la nuit, le feu de nos canons avait, sur tous les points, repoussé à une lieue du champ de bataille le feu de l’ennemi.
Les généraux de division Vial et Rochambeau sont morts glorieusement. Notre perte dans cette journée peut s’évaluer à quatre mille tués ou blessés; celle de l’ennemi doit avoir été extrêmement considérable. Il ne nous a fait aucun prisonnier, et nous lui avons pris cinq cents hommes.
A six heures du soir, l’empereur ordonna les dispositions pour la journée du lendemain. Mais à sept heures, les généraux Sorbier et Dulauloy, commandant l’artillerie de l’armée et de la garde, vinrent à son bivouac lui rendre compte des consommations de la journée: on avait tiré quatre-vingt-quinze mille coups de canon: ils dirent que les réserves étaient épuisées, qu’il ne restait pas plus de seize mille coups de canon; que cela suffisait à peine pour entretenir le feu pendant deux heures, et qu’ensuite on serait sans munitions pour les évènements ultérieurs; que l’armée, depuis cinq jours, avait tiré plus de deux cent vingt mille coups de canon, et qu’on ne pourrait se réapprovisionner qu’à Magdebourg ou à Erfurt.
Cet état de choses rendait nécessaire un prompt mouvement sur un de nos deux grands dépôts: l’empereur se décida pour Erfurt, par la même raison qui l’avait décidé à venir sur Leipzig, pour être à portée d’apprécier l’influence de la défection de la Bavière.
L’empereur donna sur-le-champ les ordres pour que les bagages, les parcs, l’artillerie, passassent les défilés de Lindenau; il donna le même ordre à la cavalerie et à différents corps d’armée; et il vint dans les faubourgs de Leipzig, à l’hôtel de Prusse, où il arriva à neuf heures du soir.
Cette circonstance obligea l’armée française à renoncer aux fruits des deux victoires où elle avait, avec tant de gloire, battu des troupes de beaucoup supérieures en nombre et les armées de tout le continent.
Mais ce mouvement n’était pas sans difficulté. De Leipzig à Lindenau, il y a un défilé de deux lieues, traversé par cinq ou six ponts. On proposa de mettre six mille hommes et soixante pièces de canon dans la ville de Leipzig, qui a des remparts, d’occuper cette ville comme tête de défilé, et d’incendier ses vastes faubourgs, afin d’empêcher l’ennemi de s’y loger, et de donner feu à notre artillerie placée sur les remparts.
Quelque odieuse que fût la trahison de l’armée saxonne, l’empereur ne put se résoudre à détruire une des belles villes de l’Allemagne, à la livrer à tous les genres de désordre inséparables d’une telle défense, et cela sous les yeux du roi, qui, depuis Dresde, avait voulu accompagner l’empereur, et qui était si vivement affligé de la conduite de son armée. L’empereur aima mieux s’exposer à perdre quelques centaines de voitures que d’adopter ce parti barbare.
A la pointe du jour, tous les parcs, les bagages, toute l’artillerie, la cavalerie, la garde et les deux tiers de l’armée avaient passé le défilé.
Le duc de Tarente et le prince Poniatowski furent chargés de garder les faubourgs, de les défendre assez de temps pour laisser tout déboucher, et d’exécuter eux-mêmes le passage du défilé vers onze heures.
Le magistrat de Leipzig envoya, à six heures du matin, une députation au prince de Schwarzenberg, pour lui demander de ne pas rendre la ville le théâtre d’un combat qui entraînerait sa ruine.
A neuf heures, l’empereur monta à cheval, entra dans Leipzig et alla voir le roi. Il a laissé ce prince maître de faire ce qu’il voudrait, et de ne pas quitter ses états, en les laissant exposés à cet esprit de sédition qu’on avait fomenté parmi les soldats. Un bataillon saxon avait été formé à Dresde, et joint à la jeune garde. L’empereur le fit ranger à Leipzig, devant le palais du roi, pour lui servir de garde, et pour le mettre à l’abri du premier mouvement de l’ennemi.
Une demi-heure après, l’empereur se rendit à Lindenau, pour y attendre l’évacuation de Leipzig, et voir les dernières troupes passer les ponts avant de se mettre en marche.
Cependant l’ennemi ne tarda pas à apprendre que la plus grande partie de l’armée avait évacué Leipzig, et qu’il n’y restait qu’une forte arrière-garde. Il attaqua vivement le duc de Tarente et le prince Poniatowski; il fut plusieurs fois repoussé; et, tout en défendant les faubourgs, notre arrière-garde opéra sa retraite. Mais les Saxons restés dans la ville tirèrent sur nos troupes de dessus les remparts; ce qui obligea d’accélérer la retraite et mit un peu de désordre.
L’empereur avait ordonné au génie de pratiquer des fougasses sous le grand pont qui est entre Leipzig et Lindenau, afin de le faire sauter au dernier moment; de retarder ainsi la marche de l’ennemi, et de laisser le temps aux bagages de filer. Le général Dulauloy avait chargé le colonel Montfort de cette opération. Ce colonel, au lieu de rester sur les lieux pour la diriger et pour donner le signal, ordonna à un caporal et à quatre sapeurs de faire sauter le pont aussitôt que l’ennemi se présenterait. Le caporal, homme sans intelligence, et comprenant mal sa mission, entendant les premiers coups de fusil tirés des remparts de la ville, mit le feu aux fougasses, et fit sauter le pont: une partie de l’armée était encore de l’autre côté, avec un parc de quatre-vingt bouches à feu et de quelques centaines de voitures.

La tête de cette partie de l’armée, qui arrivait au pont, le voyant sauter, crut qu’il était au pouvoir de l’ennemi. Un cri d’épouvante se propagea de rang en rang: L’ennemi est sur nos derrières, et les ponts sont coupés!—Ces malheureux se débandèrent et cherchèrent à se sauver. Le duc de Tarente passa la rivière à la nage; le comte Lauriston moins heureux, se noya; le prince Poniatowski monté sur un cheval fougueux, s’élança dans l’eau et n’a plus reparu. L’empereur n’apprit ce désastre que lorsqu’il n’était plus temps d’y remédier; aucun remède même n’eût été possible. Le colonel Montfort et le caporal de sapeurs sont traduits à un conseil de guerre.

On ne peut encore évaluer les pertes occasionnées par ce malheureux événement; mais on les porte, par approximation, à douze mille hommes, et à plusieurs centaines de voitures. Les désordres qu’il a portés dans l’armée ont changé la situation des choses: l’armée française victorieuse arrive à Erfurt comme y arriverait une armée battue. Il est impossible de peindre les regrets que l’armée a donnés au prince Poniatowski, au comte Lauriston et à tous les braves qui ont péri par la suite de ce funeste événement.
On n’a pas de nouvelles du général Reynier; on ignore s’il a été pris ou tué. On se figurera facilement la profonde douleur de l’empereur, qui voit, par un oubli de ses prudentes dispositions, s’évanouir les résultats de tant de fatigues et de travaux.
Le 19, l’empereur a couché à Markraustaed; le duc de Reggio était resté à Lindenau.
Le 20, l’empereur a passé la Saale à Weissenfels.
Le 21, l’armée a passé l’Unstrut à Fribourg; le général Bertrand a pris position sur les hauteurs de Coesen.
Le 22, l’empereur a couché au village d’Ollendorf.
Le 23, il est arrivé à Erfurt.
L’ennemi, qui avait été consterné des batailles du 16 et du 18, a repris, par le désastre du 19, du courage et l’ascendant de la victoire. L’armée française, après de si brillants succès, a perdu son attitude victorieuse.
Nous avons trouvé à Erfurt, en vivres, munitions, habits, souliers, tout ce dont l’armée pouvait avoir besoin.
L’état-major publiera les rapports des différents chefs d’armée sur les officiers qui se sont distingués dans les grandes journées de Wachau et de Leipzig.