Louis-Victor-Léon de Rochechouart (1788 – 1858), officier français émigré, entré dès sa jeunesse au service du tsar Alexandre.
L’officier attaché à un quartier général connaît tous les épisodes d’une bataille par les rapports qui arrivent à chaque instant; je vais donc raconter ce que j’ai vu et entendu.
Tous les historiens admettent que l’armée française fut surprise : Napoléon, trompé par une attaque des Prussiens vers Leipzig, ne croyait pas l’armée russe aussi près de lui; de plus, il supposait que l’attaque commencerait sur sa gauche, sa droite au contraire subit le premier choc.

L’armée alliée se composait de cinquante-cinq mille Russes, trente mille Prussiens, et d’une réserve de vingt mille Russes. L’armée française, commandée par le maréchal Ney, comptait à peu près le même nombre de combattants, mais très peu de cavalerie. Si, au lieu de commencer à onze heures, à cause du défilé de l’armée prussienne, l’attaque générale avait commencé à six heures du matin, le prince Eugène, vice-roi d’Italie, n’aurait pas eu le temps d’arriver au secours de l’armée française, engagée dans une lutte inégale; suivant toutes les probabilités, elle devait succomber, surtout si la réserve russe, composée de la garde impériale, par conséquent de troupes d’élite, n’était pas restée à trois lieues en arrière du champ de bataille.
Les Russes attaquèrent au centre les villages de Gorschen et de Kaya ; ces deux villages ayant été pris et repris plusieurs fois dans la journée avec une égale bravoure de part et d’autre, la situation restait indécise. Sur la droite, les Prussiens furent écrasés, la garde royale éprouva des pertes énormes : douze mille hommes, tués, blessés ou prisonniers. L’attaque de l’aile gauche avait été poussée vigoureusement; vers quatre heures du soir, on pouvait espérer encore un grand succès, malgré les pertes de l’armée prussienne, mais à quatre heures un quart, tout changeait.

Le vice-roi d’Italie, campé près de Leipzig, avec un corps de vingt-deux mille hommes, entendant la canonnade, arrivait en toute hâte; la gauche alliée dut plier devant ces nouveaux combattants; elle se défendit cependant bravement, en attendant la réserve. La garde impériale russe n’avait pas imité l’exemple du prince Eugène accourant au bruit de la canonnade de Lützen, elle attendit l’ordre de se mettre en marche; partie à cinq heures du soir, elle arrivait à neuf heures sur le champ de bataille. Il était trop tard, les villages de Gorschen et de Kaya restaient définitivement au pouvoir des Français, le canon se taisait, chacun établissait son bivouac sur sa position.
Les rapports arrivèrent de tous côtés, ils ne parlaient que des pertes des Prussiens; celles des Russes étaient relativement peu importantes. Avec le secours de la réserve, ils pouvaient parfaitement reprendre la bataille le lendemain sur le même terrain; mais le roi de Prusse, désolé des pertes énormes éprouvées par sa garde royale, fit décider dans un grand conseil de guerre, tenu en plein air, de se retirer au-delà de l’Elbe pour prendre une forte position et attendre l’arrivée de nombreux renforts qui approchaient. Les rapports prouvèrent que l’armée française avait subi des pertes importantes; elle laissait entre nos mains onze pièces de canon et de nombreux prisonniers. Il fut impossible de modifier les idées du roi de Prusse, la retraite s’opéra pendant la nuit. Montés à cheval à deux heures du matin, nous en descendions à minuit à Geitch, village éloigné de trois lieues du champ de bataille, n’ayant ni bu ni mangé. L’effet moral de cette retraite précipitée fut immense. Napoléon sut en tirer un grand profit; ses bulletins annonçant dans toute l’Europe une victoire importante, empêchaient la défection des alliés chancelants et redonnaient courage à ses soldats. Le résultat contraire se produisait dans l’armée alliée, les soldats étaient braves et nombreux, mais n’avaient pas de chef capable de les conduire à la victoire ni de triompher du génie de Napoléon. Il a fallu que la Providence s’en mêlât singulièrement, pour égaliser les chances de succès et même faire pencher la balance du côté des alliés, quelques mois plus tard.

Le lendemain de la bataille de Lützen, le quartier général russe coucha à Pœnig; l’empereur Alexandre partit en poste avec son chancelier, pour étudier tranquillement à Dresde le parti à prendre. L’état-major mit deux jours pour parcourir ce chemin; l’Empereur séjourna à Dresde jusqu’au 8 mai.
Nous rejoignions le 9 l’armée russe à Bischofswerda, de l’autre côté de l’Elbe; malgré le chant de victoire de Napoléon, l’armée française ne se crut pas en forces pour effectuer le passage de l’Elbe; les alliés s’établirent entre la Sprée et la Neisse, s’y fortifièrent dans une excellente position, en attendant une attaque.
Le 11 mai, les quartiers généraux russe et prussien couchaient à Bautzen, où nous avions été si bien reçus quelques semaines auparavant. L’aspect de la ville était bien changé ! La tristesse et le découragement remplaçaient la joie et l’enthousiasme, tout, jusqu’à la température, était changé, le ciel se voilait de gros nuages noirs, comme à la veille d’une grande tempête.

Le 12 mai, notre quartier général se transporta à Hochkirch, nom de mauvais augure, célèbre par une défaite du grand Frédéric en 1752. Le 19, deux grosses nouvelles circulèrent dans l’intimité du quartier général : un engagement important aurait eu lieu sur notre extrême droite, près de Königswartha; le général Barclay de Tolly aurait battu une division italienne commandée par le général Pery : sept pièces de canon et deux mille prisonniers, dont le général Balathier, seraient restés au pouvoir des alliés. La seconde parlait d’une demande d’armistice arrivée à nos avant-postes, mais nous l’aurions refusée, dans l’espoir d’un succès complet sur l’armée française et peut-être dans l’espoir de la réussite d’une négociation secrètement entamée avec l’Autriche, par l’intermédiaire du baron Marschal, pour la décider à se joindre aux alliés; cette convention aurait même été signée sans la fatale retraite de Lützen.
Le jeudi 20 mai, commençait la grande bataille, appelée par les Français : bataille de Bautzen, et par les Russes : bataille de Wurschen. Pour suivre tous les mouvements, l’empereur Alexandre s’exposa outre mesure; partout où il se portait avec son état-major, notre troupe dorée attirait les regards de l’ennemi, et une batterie était dirigée sur nous; plusieurs officiers furent tués ou blessés; un boulet de canon passa entre les jambes de mon cheval qui fit un tel écart, que, désarçonné, je tombai sur un tas de pierres; meurtri, je boitai plusieurs jours. Après une lutte acharnée et des prodiges de valeur de part et d’autre, le feu cessa vers dix heures du soir. Nos troupes, n’ayant pas éprouvé de grandes pertes, bivouaquèrent dans leurs positions, à l’exception de notre gauche qui, renforcée d’une brigade de la garde impériale, se porta à une meile en avant; l’Empereur et le roi de Prusse couchèrent tous deux à trois meilen du champ de bataille.
Le lendemain 21, le canon commença à gronder à quatre heures du matin. Vers deux heures de l’après-midi, Napoléon nous trompait par une fausse attaque sur notre extrême gauche appuyée aux montagnes qui séparent la Bohême de la Saxe. En même temps, il ordonnait au maréchal Ney de renforcer son corps d’armée des divisions Reynier et Lauriston; et avec cet effectif de soixante mille hommes, de tomber, avec la vigueur d’une si grande supériorité numérique, sur deux corps détachés de notre extrême droite, commandés : l’un par le général russe Barclay de Tolly, l’autre par le général prussien Blücher. Ces deux divisions, menacées d’être séparées de leur armée, repassèrent la Sprée. L’empereur de Russie, craignant de se voir acculé contre les montagnes de Bohême, se décida à la retraite, pendant qu’il était encore temps.
À six heures du soir, ordre fut donné à la garde impériale de prendre la tête de colonne, afin de se porter immédiatement sur Hochkirch; les autres corps devaient suivre le mouvement de retraite dans le plus bref délai. Cette mémorable retraite couvrit de gloire l’armée russe par l’admirable régularité et l’ordre avec lesquels elle s’exécuta, sans précipitation ni confusion.

Le comte Pierre Pahlen commandait cette valeureuse arrière-garde, que les meilleures troupes du monde, tout en la poursuivant sans relâche, ne purent jamais entamer, ni même lui prendre une pièce de canon, ce qui faisait dire à Napoléon, qui commandait lui-même l’avant-garde française : « Comment, après une telle boucherie, aucun résultat ! Point de prisonniers ! Ces gens-là ne me laisseront pas un clou ! » (Manuscrit de 1813, baron Fain, tome I, page 421.)
Le baron de Croissard, colonel d’état-major dans l’armée russe, officier joignant à une grande expérience de la guerre une bravoure des plus téméraires et une exaltation incroyable, eut avec le roi de Prusse une conversation dont je fus témoin. Cette conversation, tenue sur le champ de bataille, un instant avant que parvînt l’ordre de retraite, aurait pu tellement changer les événements, que je vais en donner un extrait, me rappelant presque les expressions textuelles.
Le baron de Croissard niait l’importance de l’échec de notre aile droite se repliant et abandonnant le terrain, prétendait que cela ne signifiait rien et pouvait même se changer en victoire complète pour l’armée alliée; montrant l’aile gauche qui n’était plus attaquée :
« Là est la victoire, s’écriait-il, nous avons une grande force réunie, profitons-en pour culbuter tout ce qui est devant nous, « nous tomberons sur le flanc droit de l’armée française « dégarni en ce moment, cela est certain; en opérant comme je le dis, nous renversons tous les plans et rendons nulles les manœuvres savantes du grand général; il n’aura pas le temps de parer à la destruction de son aile droite, ce mouvement nous assure une victoire complète.»

Le roi de Prusse, fort impressionné par cette conversation, s’approcha de l’empereur Alexandre, lui proposa d’ordonner la manœuvre conseillée par le baron de Croissard. Il est évident qu’elle pouvait encore s’exécuter, et si elle avait réussi, comme il l’affirmait, quels changements dans les événements qui suivirent la bataille de Bautzen ! L’empereur Alexandre, après avoir réfléchi un instant sur cette étrange proposition, dit : « Il est trop tard, je ne puis prendre pareille résolution sans quelques minutes de réflexion, et je vais ordonner la retraite. » Je me suis bien souvent depuis rappelé cette conversation, et plus j’ai réfléchi, plus j’ai trouvé la manœuvre exécutable et devant changer la défaite en victoire.
Le soir de cette mémorable journée, l’empereur Alexandre et son état-major couchaient à Reichenbach, éloigné de quatre meilen du champ de bataille; nous y arrivions à minuit, morts de faim et de fatigue. Le lendemain matin, à sept heures, le prince Volkonsky me donnait l’ordre de me rendre à Bunzlau, sur le Bober : 1° pour donner une autre direction à la garnison française de Thorn, qui, d’après les termes de sa capitulation, devait rentrer en France; 2° pour ordonner au grand wagenburg de réserve, placé sous les ordres du général Kertel, de repasser l’Oder. Je devais rendre compte de ma mission, à Godeberg, à l’Empereur lui-même, qui devait y arriver le 23 ou le 24 au plus tard.
Je fus obligé d’aller chercher jusqu’à Lœwenberg, cinq meilen de Bunzlau, l’officier d’état-major russe chargé d’escorter la garnison de Thorn ; je le rencontrai heureusement, au moment où il prenait une direction qui le conduisait au beau milieu de notre armée en retraite ; il inclina sur la gauche, et je l’accompagnai jusqu’à Werdan, château appartenant au comte de Frankenstein. Je passai une charmante soirée près de cette aimable famille; on ignorait encore dans ce bourg l’issue désastreuse pour l’armée alliée de la bataille de Bautzen, je me gardai bien d’en rien dire. Mes deux missions remplies, je retrouvai le quartier général à Godeberg, le 24 mai; l’Empereur présidant un conseil, je rendis compte à notre chef d’état-major.
Le 4 juin, nous apprenions dans le petit village de Scheidnitz la conclusion d’un armistice signé à Pleiswitz, par le comte Schouvaloff pour la Russie, le général Kleist pour la Prusse, et M. de Caulaincourt, duc de Vicence, pour la France.

Habitants ou soldats, tout le monde accueillit avec joie cette nouvelle; à mon avis, cette suspension d’hostilités était désavantageuse pour Napoléon. Ne voulant pas faire les sacrifices que l’on exigeait de son amour-propre, ou signer la paix quand même, il laissait ainsi le temps à ses ennemis de rassembler de nouvelles troupes, permettait à l’empereur de Russie et au roi de Prusse de pousser les négociations avec l’Autriche, pour la décider enfin à se joindre à eux avec une armée de deux cent mille hommes. Napoléon avait, lui aussi, grand besoin de repos pour recevoir les secours en hommes, chevaux, munitions, vivres et habillements, indispensables pour continuer la guerre; mais alors, il aurait dû céder devant la rigueur des circonstances et se hâter, de conclure la paix, pour rompre la coalition qui le menaçait; mais les arrêts de la Providence étaient prononcés, décrets contre lesquels les efforts ou la science humaine ne sont rien.