1812 – Vingtième Bulletin de la Grande Armée
Moscou, 17 septembre 1812.
On a chanté des Te Deum en Russie pour le combat de Polotsk[1] ; on en a chanté pour les combats de Riga, pour le combat d’Ostrowno[2], pour celui de Smolensk[3] ; partout, selon les relations des Russes, ils étaient vainqueurs, et l’on avait repoussé les Français loin du champ de bataille ; c’est donc au bruit des Te Deum russes que l’armée est arrivée à Moscou. On s’y croyait vainqueur, du moins la populace ; car les gens instruits savaient ce qui se passait.
Moscou est l’entrepôt de l’Asie et de l’Europe ; ses magasins étaient immenses ; toutes les maisons étaient approvisionnées de tout pour huit mois. Ce n’était que de la veille et du jour même de notre entrée, que le danger avait été bien connu. On a trouvé dans la maison de ce misérable Rostopchine, des papiers et une lettre à demi-écrite ; il s’est sauvé sans l’achever.
Moscou, une des plus belles et des plus riches villes du monde n’existe plus.

Dans la journée du 14, le feu a été mis par les Russes à la bourse, au bazar et à l’hôpital. Le 16, un vent violent s’est élevé ; trois à quatre cents brigands ont mis le feu dans la ville en cinq cents endroits à la fois, par l’ordre du gouverneur Rostopchine. Les cinq sixièmes des maisons sont en bois : le feu a pris avec une prodigieuse rapidité ; c’était un océan de flammes. Des églises, il y en avait seize cents ; des palais, plus de mille ; d’immenses magasins : presque tout a été consumé. On a préservé le Kremlin.
Cette perte est incalculable pour la Russie, pour son commerce, pour sa noblesse qui y avait tout laissé. Ce n’est pas l’évaluer trop haut que de la porter à plusieurs milliards.
On a arrêté et fusillé une centaine de ces chauffeurs ; tous ont déclaré qu’ils avaient agi par les ordres du gouverneur Rostopchine, et du directeur de la police.
Trente mille blessés et malades russes ont été brûlés. Les plus riches maisons de commerce de la Russie se trouvent ruinées : la secousse doit être considérable ; les effets d’habillement, magasins et fournitures de l’armée russe ont été brûlés ; elle y a tout perdu. On n’avait rien voulu évacuer, parce qu’on a toujours voulu penser qu’il était impossible d’arriver à Moscou, et qu’on a voulu tromper le peuple. Lorsqu’on a tout vu dans la main des Français, on a conçu l’horrible projet de brûler cette première capitale, cette ville sainte, centre de l’empire, et l’on a réduit deux cent mille bons habitants à la mendicité. C’est le crime de Rostopchine, exécuté par des scélérats délivrés des prisons.
Les ressources que l’armée trouvait, sont par-là fort diminuées ; cependant l’on a ramassé, et l’on ramasse beaucoup de choses. Toutes les caves sont à l’abri du feu, et les habitants, dans les vingt-quatre dernières heures, avaient enfoui beaucoup d’objets. On a lutté contre le feu ; mais le gouverneur avait eu l’affreuse précaution d’emmener ou de faire briser toutes les pompes.
L’armée se remet de ses fatigues ; elle a en abondance du pain, des pommes de terre, des choux, des légumes, des viandes, des salaisons, du vin, de l’eau-de-vie, du sucre, du café, enfin des provisions de toute espèce.
L’avant-garde est à vingt verstes sur la route de Kazan, par laquelle se retire l’ennemi. Une autre avant-garde française est sur la route de Saint-Pétersbourg où l’ennemi n’a personne.
La température est encore celle de l’automne : le soldat a trouvé et trouve beaucoup de pelisses et des fourrures pour l’hiver.
Moscou en est le magasin.

[1] Première bataille de Polotsk, les 178-18 août 1812, où les troupes d’Oudinot sont battues par celles de Wittgenstein, arrêtant ainsi leur avance sur Saint-Pétersbourg. Les Russes se replient sur les rives de la Drissa.
[2] 25-26 juillet 1812. Les troupes de Ney, du prince Eugène et de Murat ont affronté celles d’Ostermann-Tolstoi (commandant le 4 e corps de la 1 e Armée de l’Ouest) et de Konovnitsyne (3e division du 3e corps de la 1e Armée de l’Ouest). Les Russes sont repoussés, mais cette bataille donne à Barclay de Tolly un avantage de trois jours. Les Russes y ont perdu 3800 hommes et huit canons, les pertes françaises en homme étant similaires.
[3] 16-17 août 1812.