1812 – Vingt-Sixième Bulletin de la Grande Armée

Borovsk, 23 octobre 1812

Après la bataille de la Moskwa, le général Koutousov prit position à une lieue en avant de Moscou ; il avait établi plusieurs redoutes pour défendre la ville ; il s’y tint, espérant sans doute en imposer jusqu’au dernier moment. Le 14 septembre, ayant vu l’armée française marcher à lui, il prit son parti, et évacua la position en passant par Moscou. Il traversa cette ville avec son quartier-général à neuf heures du matin. Notre avant-garde la traversa à une heure après midi.

Le commandant de l’arrière-garde russe fit demander qu’on le laissât défiler dans la ville sans tirer : on y consentit ; mais au Kremlin, la canaille armée par le gouverneur, fit résistance et fut sur-le-champ dispersée. Dix mille soldats russes furent, le lendemain et les jours suivants, ramassés dans la ville, où ils s’étaient éparpillés par l’appât du pillage : c’étaient d’anciens et bons soldats ; ils ont augmenté le nombre des prisonniers.

Les 15, 16 et 17 septembre, le général d’arrière-garde russe dit que l’on ne tirerait plus, et que l’on ne devait plus se battre, et parla beaucoup de paix. Il se porta sur la route de Kolomna[1], et notre avant-garde se plaça à cinq lieues de Moscou, au pont de la Moskwa. Pendant ce temps, l’armée russe quitta la route de Kolomna et prit celle de Kalouga[2] par la traverse. Elle fit ainsi la moitié du tour de la ville, à six lieues de distance. Le vent y portait des tourbillons de flammes et de fumée. Cette marche, au dire des officiers russes, était sombre et religieuse. La consternation était dans les âmes : on assure qu’officiers et soldats étaient si pénétrés, que le plus profond silence régnait dans toute l’armée comme dans la prière.

On s’aperçut bientôt de la marche de l’ennemi.

Le duc d’Istrie se porta à Desna avec un corps d’observation.

Le roi de Naples suivit l’ennemi d’abord sur Podol[3], et ensuite se porta sur ses derrières, menaçant de lui couper la route de Kalouga. Quoique le roi n’eût avec lui que l’avant-garde, l’ennemi ne se donna que le temps d’évacuer les retranchements qu’il avait faits, et se porta six lieues en arrière, après un combat glorieux pour l’avant-garde. Le prince Poniatowski prit position derrière la Nara, au confluent de l’Istia.

Jacques-Alexandre-Bernard Law, comte Lauriston
Jacques-Alexandre-Bernard Law, comte Lauriston

Le général Lauriston ayant dû aller au quartier-général russe le 5 octobre, les communications se rétablirent entre nos avant-postes et ceux de l’ennemi, qui convinrent entre eux de ne pas s’attaquer sans se prévenir trois heures d’avance ; mais le 18, à sept heures du matin, quatre mille cosaques[4] sortirent d’un bois situé à demi-portée de canon du général Sébastiani, formant l’extrême gauche de l’avant-garde, qui n’avait été ni occupé ni éclairé ce jour-là[5]. Ils firent un houra sur cette cavalerie légère dans le temps qu’elle était à pied à la distribution de farine. Cette cavalerie légère ne put se former qu’à un quart de lieue plus loin. Cependant l’ennemi pénétrant par cette trouée, un parc de douze pièces de canon et de vingt caissons du général Sébastiani fut pris dans un ravin, avec des voitures de bagages, au nombre de trente ; en tout soixante-cinq voitures, au lieu de cent que l’on avait portées dans le dernier bulletin.

Dans le même temps, la cavalerie régulière de l’ennemi et deux colonnes d’infanterie pénétraient dans la trouée. Elles espéraient gagner le bois et le défilé de Voconosvo avant nous ; mais le roi de Naples était là : il était à cheval.

Il marcha, et enfonça la cavalerie de ligne russe dans dix ou douze charges différentes. Il aperçut la division de six bataillons ennemis commandée par le lieutenant-général Muller, la chargea et l’enfonça. Cette division a été massacrée. Le lieutenant-général Muller a été tué.

Prince Józef Poniatowski.
Prince Józef Poniatowski.

Pendant que ceci se passait, le prince Poniatowski repoussait une division russe avec succès. Le général polonais Fischer a été tué d’un boulet.

L’ennemi a non-seulement éprouvé une perte supérieure à la nôtre[6] ; mais il a la honte d’avoir violé une trêve d’avant-garde, ce qu’on ne vit presque jamais. Notre perte se monte à huit cents hommes tués, blessés ou pris ; celle de l’ennemi est double. Plusieurs officiers russes ont été pris : deux de leurs généraux ont été tués. Le roi de Naples, dans cette journée, a montré ce que peuvent la présence d’esprit, la valeur et l’habitude de la guerre. En général, dans toute la campagne, ce prince s’est montré digne du rang suprême où il est.

Cependant, l’empereur voulant obliger l’ennemi à évacuer son camp retranché, et le rejeter à plusieurs marches en arrière, pour pouvoir tranquillement se porter sur les pays choisis pour ses quartiers d’hiver, et nécessaires à occuper actuellement pour l’exécution de ses projets ultérieurs, avait ordonné, le 17, par le général Lauriston, à son avant-garde, de se placer derrière le défilé de Winkowo, afin que ses mouvements ne pussent pas être aperçus. Depuis que Moscou avait cessé d’exister, l’empereur avait projeté ou d’abandonner cet amas de décombres, ou d’occuper seulement le Kremlin avec trois mille hommes ; mais le Kremlin, après quinze jours de travaux, ne fut pas jugé assez fort pour être abandonné vingt ou trente jours à ses propres forces ; il aurait affaibli et gêné l’armée dans ses mouvements, sans donner un grand avantage.

Si l’on eût voulu garder Moscou contre les mendiants et les pillards, il fallait vingt mille hommes. Moscou est aujourd’hui un vrai cloaque malsain et impur. Une population de deux cent mille âmes, errant dans les bois voisins, mourant de faim, vient sur ses décombres chercher quelques débris et quelques légumes de jardins pour vivre. Il parut inutile de compromettre quoi que ce soit pour un objet qui n’était d’aucune importance militaire, et qui est aujourd’hui devenu sans importance politique.

Tous les magasins qui étaient dans la ville ayant été découverts avec soin, les autres évacués, l’empereur fit miner le Kremlin. Le duc de Trévise le fit sauter le 23, à deux heures du matin : l’arsenal, les casernes, les magasins, tout a été détruit. Cette ancienne citadelle, qui date de la fondation de la monarchie, ce premier palais des czars, ont été ! Le duc de Trévise s’est mis en marche pour Vereja. L’aide-de-camp de l’empereur de Russie, Winzingerode, ayant voulu percer, le 22, à la tête de cinq cents cosaques, fut repoussé et fait prisonnier avec un jeune officier russe nommé Nariskin.[7]

Le quartier-général fut porté le 19 au château de Troitskoe[8] ; il y séjourna le 20 : le 21, il était à Ignatiew[9], le 22, à Fominskoi[10], toute l’armée ayant fait deux marches de flanc, et le 21 à Borovsk.

L’empereur compte se mettre en marche le 24, pour gagner la Dwina, et prendre une position qui le rapproche de quatre-vingts lieues de Pétersbourg et de Wilna, double avantage, c’est-à-dire plus près de vingt marches des moyens et du but.

De quatre mille maisons de pierre qui existaient à Moscou, il n’en restait plus que deux cents.

On a dit qu’il en restait le quart, parce qu’on y a compris huit cents églises, encore une partie en est endommagée. De huit mille maisons de bois, il en restait à peu près cinq cents. On proposa à l’empereur de faire brûler le reste de la ville pour servir les Russes comme ils le veulent, et d’étendre cette mesure autour de Moscou. Il y a deux mille villages et autant de maisons de campagne ou de châteaux. On proposa de former quatre colonnes de deux cents hommes chacune, et de les charger d’incendier tout à vingt lieues à la ronde. Cela apprendra aux Russes, disait-on, à faire la guerre en règle et non en Tartares. S’ils brûlent un village, une maison, il faut leur répondre en leur en brûlant cent.

L’empereur s’est refusé à ces mesures qui auraient tant aggravé les malheurs de cette population. Sur neuf mille propriétaires dont on aurait brûlé les châteaux, cent peut-être sont des sectateurs du Marat de la Russie ; mais huit mille neuf cents sont de braves gens déjà trop victimes de l’intrigue de quelques misérables. Pour punir cent coupables, on en aurait ruiné huit mille neuf cents. Il faut ajouter que l’on aurait mis absolument sans ressources deux cent mille pauvres serfs innocents de tout cela.

L’empereur s’est donc contenté d’ordonner la destruction des citadelles et établissements militaires, selon les usages de la guerre, sans rien faire perdre aux particuliers, déjà trop malheureux par les suites de cette guerre.

Les habitants de la Russie ne reviennent pas du temps qu’il fait depuis vingt jours. C’est le soleil et les belles journées du voyage de Fontainebleau. L’armée est dans un pays extrêmement riche, et qui peut se comparer aux meilleurs de la France et de l’Allemagne.

 

[1] Située à environ 110 km aus sud-est de Moscou.

[2] Située à environ 190 au sud-ouest de Moscou.

[3] Sans doute Podolsk, sur La rivière Pakhra, un affluent de la Moskowa, à 35 km au sud de Moscou

[4] Sous les ordres de Platov.

[5] Il s’agit de l’affaire de Winkowo, ou de Taroutino, qui va changer les projets de Napoléon.

[6]  En fait, Les Français perdent 4.500 hommes, tués, blessés ou prisonniers, et 38 canons. Les Russes ont à déplorer 1200 tués ou blessés.

[7] Napoléon fit une scène mémorable à Winzingerode., lui reprochant d’avoir choisi le camp russe.

[8] Napoléon y séjourne les 19 et 20 octobre

[9]  Ignatiewo

[10] Fominskiya