1812 – Vingt-Neuvième Bulletin de la Grande Armée
Molodetschino[1], 3 décembre 1812
Jusqu’au 6 novembre, le temps a été parfait, et le mouvement de l’armée s’est exécuté avec le plus grand succès. Le froid a commencé le 9 ; dès ce moment, chaque nuit nous avons perdu plusieurs centaines de chevaux, qui mouraient au bivouac. Arrivés à Smolensk, nous avions déjà perdu bien des chevaux de cavalerie et d’artillerie.
L’armée russe de Volhynie était opposée à notre droite. Notre droite quitta la ligne d’opération de Minsk, et prit pour pivot de ses opérations la ligne de Varsovie.
L’empereur apprit à Smolensk, le 9, ce changement de ligne d’opérations, et présuma ce que ferait l’ennemi. Quelque dur qu’il lui parût de se mettre en mouvement dans une si cruelle saison, le nouvel état des choses le nécessitait ; il espérait arriver à Minsk, ou du moins sur la Bérézina, avant l’ennemi ; il partit le 13 de Smolensk ; le 16, il coucha à Krasnoï. Le froid, qui avait commencé le 7, s’accrut subitement, et, du 14 au 15 et au 16, le thermomètre marqua seize et dix-huit degrés au-dessous de glace. Les chemins furent couverts de verglas ; les chevaux de cavalerie, d’artillerie, de train périssaient toutes les nuits, non par centaines, mais par milliers, surtout les chevaux de France et d’Allemagne : plus de trente mille chevaux périrent en peu de jours ; notre cavalerie se trouva toute à pied ; notre artillerie et nos transports se trouvaient sans attelage. Il fallut abandonner et détruire une bonne partie de nos pièces et de nos munitions de guerre et de bouche.
Cette armée, si belle le 6, était bien différente dès le 14, presque sans cavalerie, sans artillerie, sans transports.
Sans cavalerie, nous ne pouvions pas nous éclairer à un quart de lieue ; cependant, sans artillerie, nous ne pouvions pas risquer une bataille et attendre de pied ferme ; il fallait marcher pour ne pas être contraint à une bataille, que le défaut de munitions nous empêchait de désirer ; il fallait occuper un certain espace pour ne pas être tournés, et cela sans cavalerie qui éclairât et liât les colonnes. Cette difficulté, jointe à un froid excessif subitement venu, rendit notre situation fâcheuse. Les hommes que la nature n’a pas trempés assez fortement pour être au-dessus de toutes les chances du sort et de la fortune, parurent ébranlés, perdirent leur gaîté, leur bonne humeur, et ne révèrent que malheurs et catastrophes ; ceux qu’elle a créés supérieurs à tout, conservèrent leur gaîté, leurs manières ordinaires, et virent une nouvelle gloire dans des difficultés différentes à surmonter.
L’ennemi, qui voyait sur les chemins les traces de cette affreuse calamité qui frappait l’armée française, chercha à en profiter. Il enveloppait toutes les colonnes par ses cosaques, qui enlevaient, comme les Arabes dans les déserts, les trains et les voitures qui s’écartaient. Cette méprisable cavalerie, qui ne fait que du bruit, et n’est pas capable d’enfoncer une compagnie de voltigeurs, se rendit redoutable à la faveur des circonstances. Cependant l’ennemi eut à se repentir de toutes les tentatives sérieuses qu’il voulut entreprendre ; il fut culbuté par le vice-roi au-devant duquel il s’était placé, et y perdit beaucoup de monde.

Le duc d’Elchingen qui, avec trois mille hommes, faisait l’arrière-garde, avait fait sauter les remparts de Smolensk. Il fut cerné et se trouva dans une position critique : il s’en tira avec cette intrépidité qui le distingue.
Après avoir tenu l’ennemi éloigné de lui pendant toute la journée du 18, et l’avoir constamment repoussé, à la nuit, il fit un mouvement par le flanc droit, passa le Borysthène, et déjoua tous les calculs de l’ennemi.
Le 19, l’armée passa le Borysthène[2] à Orza, et l’armée russe fatiguée, ayant perdu beaucoup de monde, cessa là ses tentatives.
L’armée de Volhynie s’était portée dès le 16 sur Minsk, et marchait sur Borisov. Le général Dombrowski défendit la tête de pont de Borisov avec trois mille hommes[3]. Le 23, il fut forcé, et obligé d’évacuer cette position. L’ennemi passa alors la Bérézina, marchant sur Bobr ; la division Lambert[4] faisait l’avant-garde.

Le deuxième corps, commandé par le duc de Reggio[5], qui était à Tscherein, avait reçu l’ordre de se porter sur Borisov pour assurer à l’armée le passage de la Bérézina. Le 24, le duc de Reggio rencontra la division Lambert à quatre lieues de Borisov, l’attaqua, la battit, lui fit deux mille prisonniers, lui prit six pièces de canon, cinq cents voitures de bagages de l’armée de Volhynie, et rejeta l’ennemi sur la rive droite de la Bérézina[6]. Le générai Berkheim, avec le quatrième de cuirassiers, se distingua par une belle charge. L’ennemi ne trouva son salut qu’on brûlant le pont, qui a plus de trois cents toises.
Cependant l’ennemi occupait tous les passages de la Bérézina ; cette rivière est large de quarante toises ; elle charriait assez de glaces ; mais ses bords sont couverts de marais de trois cents toises de long, ce qui la rend un obstacle difficile à franchir.
Le général ennemi avait placé ses quatre divisions dans différents débouchés où il présumait que l’armée française voudrait passer.

Le 26, à la pointe du jour, l’empereur, après avoir trompé l’ennemi par divers mouvements faits dans la journée du 25, se porta sur le village de Studianka, et fit aussitôt, malgré une division ennemie, et en sa présence, jeter deux ponts sur la rivière.
Le duc de Reggio passa, attaqua l’ennemi, et le mena battant deux heures ; l’ennemi se retira sur la tête de pont de Borisov. Le général Legrand, officier du premier mérite, fut blessé grièvement, mais non dangereusement. Toute la journée du 26 et du 27 l’armée passa.
Le duc de Bellune, commandant le neuvième corps, avait reçu ordre de suivre le mouvement du duc de Reggio, de faire l’arrière-garde, et de contenir l’armée russe de la Dwina qui le suivait. La division Partouneaux faisait l’arrière-garde de ce corps. Le 27 à midi, le duc de Bellune arriva avec deux divisions au pont de Studianka. (Passage de la Berezina)
La division Partouneaux[7] partit à la nuit de Borisov. Une brigade de cette division qui formait l’arrière-garde, et qui était chargée de brûler les ponts, partit à sept heures du soir ; elle arriva entre dix et onze heures ; elle chercha sa première brigade et son général de division qui étaient partis deux heures avant, et qu’elle n’avait pas rencontrés en route. Ses recherches furent vaines ; on conçut alors des inquiétudes. Tout ce qu’on a pu connaître depuis, c’est que cette première brigade, partie à cinq heures, s’est égarée à six, a pris à droite au lieu de prendre à gauche, et a fait deux ou trois lieues dans cette direction ; que dans la nuit, et transie de froid, elle s’est ralliée aux feux de l’ennemi, qu’elle a pris pour ceux de l’armée française ; entourée ainsi, elle aura été enlevée. Cette cruelle méprise doit nous avoir fait perdre deux mille hommes d’infanterie, trois cents chevaux et trois pièces d’artillerie. Des bruits couraient que le général de division n’était pas avec sa colonne, et avait marché isolément.[8]

Toute l’armée ayant passé le 28 au matin, le duc de Bellune gardait la tête de pont sur la rive gauche ; le duc de Reggio, et derrière lui toute l’armée, était sur la rive droite.
Borisov ayant été évacué, les armées de la Dwina et de Volhynie communiquèrent ; elles concertèrent une attaque. Le 28, à la pointe du jour, le duc de Reggio fit prévenir l’empereur qu’il était attaqué ; une demi-heure après, le duc de Bellune le fut sur la rive gauche ; l’armée prit les armes. Le duc d’Elchingen se porta à la suite du duc de Reggio, et le duc de Trévise derrière le duc d’Elchingen. Le combat devint vif ; l’ennemi voulut déborder notre droite ; le général Doumerc, commandant la cinquième division de cuirassiers, et qui faisait partie du deuxième corps resté sur la Dwina, ordonna une charge de cavalerie aux quatrième et cinquième régiments de cuirassiers, au moment où la légion de la Vistule s’engageait dans les bois pour percer le centre de l’ennemi, qui fut culbuté et mis en déroute. Ces braves cuirassiers enfoncèrent successivement six carrés d’infanterie, et mirent en déroute la cavalerie ennemie qui venait au secours de son infanterie : six mille prisonniers, deux drapeaux et six pièces de canon tombèrent en notre pouvoir.
De son côté, le duc de Bellune fit charger vigoureusement l’ennemi, le battit, lui fit cinq à six cents prisonniers, et le tint hors la portée du canon du pont. Le général Fournier fit une belle charge de cavalerie.
Dans le combat de la Bérézina, l’armée de Volhynie a beaucoup souffert. Le duc de Reggio a été blessé ; sa blessure n’est pas dangereuse ; c’est une balle qu’il a reçue dans le côté.
Le lendemain 29, nous restâmes sur le champ de bataille. Nous avions à choisir entre deux routes, celle de Minsk et celle de Wilna. La route de Minsk passe au milieu d’une forêt et de marais incultes, et il eût été impossible à l’armée de s’y nourrir. La route de Wilna, au contraire, passe dans de très-bons pays ; l’armée, sans cavalerie, faible en munitions, horriblement fatiguée de cinquante jours de marche, traînant à sa suite ses malades et les blessés de tant de combats, avait besoin d’arriver à ses magasins.
Le 30, le quartier-général fut à Plechnitsi ; le 1er décembre à Slaiki, et le 3 à Molodetschino, où l’armée a reçu les premiers convois de Wilna.
Tous les officiers et soldats blessés, et tout ce qui est embarras, bagages, etc., ont été dirigés sur Wilna.
Dire que l’armée a besoin de rétablir sa discipline, de se refaire, de remonter sa cavalerie, son artillerie et son matériel, c’est le résultat de l’exposé qui vient d’être fait. Le repos est son premier besoin. Le matériel et les chevaux arrivent. Le général Bourcier a déjà plus de vingt mille chevaux de remonte dans différents dépôts. L’artillerie a déjà réparé ses pertes ; les généraux, les officiers et les soldats ont beaucoup souffert de la fatigue et de la disette. Beaucoup ont perdu leurs bagages par suite de la perte de leurs chevaux ; quelques-uns par le fait des embuscades des cosaques. Les cosaques ont pris nombre d’hommes isolés, d’ingénieurs-géographes qui levaient les positions, et d’officiers blessés qui marchaient sans précaution, préférant courir des risques plutôt que de marcher posément et dans les convois.
Les rapports des officiers-généraux commandant les corps feront connaître les officiers et soldats qui se sont le plus distingués, et les détails de tous ces mémorables évènements.
Dans tous ces mouvements, l’empereur a toujours marché au milieu de sa garde, la cavalerie, commandée par le maréchal duc d’Istrie, et l’infanterie, commandée par le duc de Danzig. S. M. a été satisfaite du bon esprit que sa garde a montré ; elle a toujours été prête à se porter partout où les circonstances l’auraient exigé ; mais les circonstances ont toujours été telles que sa simple présence a suffi, et qu’elle n’a pas été dans le cas de donner.
Le prince de Neufchâtel, le grand-maréchal, le grand-écuyer et tous les aides-de-camp et les officiers militaires de la maison de l’empereur, ont toujours accompagné sa Majesté.
Notre cavalerie était tellement démontée, que l’on a dû réunir les officiers auxquels il restait un cheval, pour en former quatre compagnies de cent cinquante hommes chacune. Les généraux y faisaient les fonctions de capitaines, et les colonels celles de sous-officiers. Cet escadron sacré, commandé par le général Grouchy, et sous les ordres du roi de Naples, ne perdait pas de vue l’empereur dans tous ses mouvements.
La santé de Sa Majesté n’a jamais été meilleure.
NOTE : l’ensemble des Bulletins de la campagne de Russie est à retrouver ICI
[1] Maladsetschna ou Molodetschno.
[2] Le Dniepr.
[3] Première affaire de Borisov, le 21 novembre. Les forces franco-polonaises de Dombrowski s’élèvent à environ 5.000 hommes et 20 canons. Ils sont presque entièrement tués, blessés ou faits prisonniers. Seul le 1er régiment polonais d’infanterie réussi à s’échapper. Elles sont opposées à l’avant-garde du comte Lambert : 4.500 hommes et 36 canons. 2.000 sont tués ou blessés.
[4] Comte Charles de Lambert (1773 – 1843), royaliste français au service de la Russie
[5] Oudinot
[6] Sans doute la deuxième affaire de Borisov, le 23.
[7] Louis Partouneaux (1770 – 1835)
[8] Ces lignes montrent que l’empereur était loin de connaître la situation exacte à laquelle Partouneaux avait été confrontée. Il lui rendra justice en 1813.