1812 – Souvenirs d’un peintre – Faber du Faur

Robert Ouvrard

Correspondant en Autriche du Souvenir Napoléonien

(Avec la participation de Martin Ploderer, dans le rôle du peintre)

Conférence présentée à l’Institut Français de Vienne le 5 décembre 2012

Introduction

Ceux d’entre vous qui m’ont fait l’honneur d’assister à ma conférence du mois de mars dernier, se rappellent sans doute que nous avions laissé Napoléon, le 24 juin 1812, à Kowno (aujourd’hui Kaunas, en Lithuanie), sur les bords du Niémen, qu’il s’apprêtait à franchir, à la tête d’une partie de la Grande Armée, avec laquelle il entendait bien faire entendre raison au tsar de Russie, Alexandre Ier.

C’était le début de la campagne de Russie, dont il ne pouvait imaginer qu’elle se transformerait en cette « effroyable tragédie », pour reprendre une expression d’une de ses plus récentes historiennes, Marie-Pierre Rey.

Au contraire, il est alors plein d’un énorme optimisme, au demeurant partagé par ceux qui, ce jour-là, participent à ce franchissement du fleuve, devenu plus tard mythique.

Parmi ces acteurs, un Wurtembergeois, officier d’artillerie, au sein du 3e corps d’armée du maréchal Ney.

Cet officier était né à Stuttgart, le 18 août 1780, où il avait passé sa jeunesse dans un environnement plutôt provincial. Très jeune, il avait montré un réel talent pour le dessin et la peinture. Mais, suivant les traces de son père, lui aussi officier, il était entré, en 1809, dans l’armée du tout nouveau royaume de Würtemberg, faisant la campagne en Autriche.

Trois ans plus tard, donc, il participe à la campagne de Russie. Il sera l’un des seuls 300 wurtembergeois – dont 22 de l’artillerie – à revenir en Pologne en décembre 1812, restes des 15.000 qui avaient débutés la campagne.

Fait extraordinaire, si l’on a en tête les évènements qui vont l’amener, fin novembre, sur les bords de la Bérézina, durant toute la campagne il ne cessera de dessiner les faits saillants de « sa » campagne. Fait encore plus extraordinaire, il réussira à préserver ces dessins, parfois seulement des esquisses, des rigueurs du temps et de la guerre.

Il en fera un livre de souvenirs étonnant de réalisme, publié en 1827.

Cet homme, mort en 1857, à l’âge de 77 ans, s’appelait Wilhelm von Faber du Faur.

Christian Wilhelm von Faber du Faur
Christian Wilhelm von Faber du Faur

 

Dispositions des troupes pour l’entrée en guerre

Au moment de l’entrée en guerre, l’ensemble des forces obéissant à Napoléon est de l’ordre de 650.000 fantassins et un peu plus de 76.000 cavaliers. Elles sont réparties en 10 corps d’armée, dans lesquelles ne figurent que 270.000 Français, aux côtés desquels on trouve 20.000 Italiens, 80.000 Allemands de la Confédération du Rhin, 30.000 Polonais, 30.000 Autrichiens, 20.000 Prussiens, ainsi que des représentants d’autres pays du grand empire. (On parlera plus tard de l’armée des Vingt Nations).

 

Sous les ordres directs de l’Empereur, environ 240.000 hommes, 100.000 chevaux et 20.000 chariots. Ce sont le 1er corps d’armée (Davout), le 2e (Oudinot), le 3e (Ney), la Vieille Garde (Lefebvre), la Jeune Garde (Mortier), enfin les 1er et 2e corps de cavalerie, formant la réserve de cavalerie (Murat).

Un peu plus au nord-ouest, à Tilsit, le 10e corps (Macdonald), qui doit s’avancer vers Riga.

Plus à droite, c’est-à-dire plus à l’est, Eugène de Beauharnais commande le 4e corps (Junot), les Bavarois du 6e corps (Gouvion Saint-Cyr), ainsi que le 3e corps de cavalerie (Grouchy), tandis que Jérôme, roi de Westphalie, a sous ses ordres le 5e corps polonais (Poniatowski), et le 7e corps saxon (Reynier).

Ce dernier doit séparer les troupes de Barclay de Tolly de celles de Bagration, aidé par Reynier.

Enfin, encore plus au sud, le corps auxiliaire autrichien, commandé par Schwarzenberg, doit se diriger vers Pinsk, en avant de la zone des marais de Pripet, pour contenir le russe Tormasof.

 

Passage du Niémen

En amont par rapport à Kaunas, là où une petite rivière, Esya, se jette dans le fleuve Niémen, il y a une grosse colline. Elle est toujours présente de nos jours. Les gamins lituaniens lancent là des cerfs-volants. Il y a 200 ans, Napoléon avait donc choisi cet endroit pour traverser le Niémen. Le 23 juin, il a étudié minutieusement les bords du fleuve aux environs de Kaunas, et il n’a pas pu trouver mieux. Ce n’était pas la peine de chercher. Même si l’autre rive était, du moins le pensait-t-il, occupée par l’armée ennemie, le site était très bien choisi : on pourrait franchir le fleuve sans problème. Il suffisait de mettre l’artillerie sur la colline, et on pouvait s’occuper des ponts

24 juin 1812 – Au bord du Niémen

Le 3e corps d’armée n’arriva à Poniemen que le 24 au soir ; il campa près des autres troupes qui y étaient déjà assemblées, et dont les bivouacs s’éten­daient à perte de vue le long de la vallée et des coteaux de la rive gauche.  C’était un coup d’œil magique dans cette belle nuit d’été que  l’aspect de ces innombrables feux de bivouacs dont étaient parsemées la vallée et les hauteurs, aussi loin que l’œil pouvait plonger; mais quel spectacle imposant, lorsque, le lendemain matin, promenant ses regards sur cette vaste campagne, où l’on n’aper­cevait plus que la faible lueur de ces feux mourants, on vit les troupes, qui s’étaient réunies et mises en marche, et les vallées et les collines, qui, éclairées des rayons éblouissants du soleil, semblaient s’animer, se mouvoir, et même se diriger vers les ponts. Plein d’ardeur, de courage, bercé des plus belles espérances, tout le monde s’empressait de gagner le sol russe; et qui eût pensé alors que, de toute cette armée, la plus belle, la plus aguerrie qui se soit jamais vue; qui eût pensé, dis-je, que, de tant de milliers d’hommes qui allaient combattre contre la Russie, la plupart couvriraient sous peu la terre ennemie de leurs corps et des débris de leurs armes, et que peu d’entre eux repasseraient, cinq mois plus tard, dans un désordre complet, les eaux glacées du Niémen ?

Sur la route de Vilna

Après avoir franchi le Niémen, les troupes occupent Kaunas, sans résistance aucune, puisque les Russes ne sont pas là, puis se dirigent sur Wilna (Vilnius aujourd’hui, capitale de la  Lithuanie). Alors que le passage s’est effectué par un beau soleil de fin de printemps, les conditions météorologiques changent brusquement, il y a de fréquentes pluies, qui rendent les chemins très difficiles pour la cavalerie et l’artillerie. Les pertes en hommes et en chevaux, déjà, sont importantes, alors que la Grande Armée n’a encore livré aucun combat. Malgré les ordres de Napoléon, les pillages ont commencé, car le ravitaillement ne suit pas.

On arrache la paille aux toits des isbas pour nourrir les chevaux, ce qui entraine chez ces derniers des dysenteries désastreuses. En moins d’une semaine 10.000 chevaux meurent ! Des cavaliers sont obligés de prêter leurs chevaux pour que les attelages de l’artillerie puissent aller de l’avant.

Mais les choses n’en restent pas là, les éléments se déchainent. Non seulement il pleut à verse, mais la neige s’y met, ainsi qu’un vent glacial qui accentue encore la sensation de froid. Du jamais vu en juin ! Hommes et chevaux essayent de s’abriter comme ils peuvent, gelés par ce froid incompréhensible et soudain.

30 juin 1812 – Entre Kirgaliczky et Suderwa

 

La pluie continuelle qui tombait par torrents, n’avait pas seulement converti notre bivouac en marais ; elle avait encore tellement trempé la terre tout autour, qu’il était presque impossible d’avancer. De l’autre côté de la rivière, on rencontra bientôt plusieurs hauteurs assez escarpées et parallèles avec le bord; il fallait les gravir pour arriver à Suderwa; mais ce ne fut qu’avec les plus pénibles efforts qu’on parvint à faire passer les attelages. Quand une colonne avait frayé un chemin par ces hauteurs, et que quelques canons et quelques caissons y avaient passé avec des peines inouïes et à l’aide d’un double attelage, ce chemin était tellement sillonné et labouré par suite de ces efforts mômes, que les roues des attelages qui suivaient s’enfonçaient jusqu’aux moyeux et même plus avant ; il fallait en conséquence choisir un autre chemin, qui, par les mômes raisons, éprouvait bientôt le même sort. Plu­sieurs centaines de chevaux y périrent, et marquèrent, enfoncés dans la bourbe, les deux premières lieues de la marche du 3e corps d’armée après son passage de la « Wilia; cette seule marche lui fit éprouver une perte si considé­rable en chevaux, qu’il fallut mettre en dépôt à Wilna une batterie de 12 et la moitié de l’artillerie de réserve, faute de chevaux pour les traîner.

 

 À Vilna

Quoiqu’il en soit, le 29 juin, Napoléon entre dans Vilna, entouré de la Garde, et précédé des lanciers polonais (c’est symbolique). Il va y rester 18 jours et ces deux semaines sont marquées par un attentisme remarquable.

Du côté des Russes, on aurait pu croire qu’ils saisiraient cette occasion pour se retrancher dans le camp de Drissa, véritable forteresse inexpugnable. Pourtant, ils vont choisir de l’abandonner, dès le 2 juillet, et de retraiter en direction de Vitebsk, pour se joindre au corps d’armée de Bagration.

Du côté français, la Grande Armée va s’attarder dans Vilna, non seulement parce qu’il est temps qu’elle se refasse une santé, mais aussi parce que Napoléon va y attendre, vainement, un geste de son adversaire, une offre de paix qui ne va pas se concrétiser, nonobstant la mission du russe Balachov : mais la proposition faite alors par Alexandre est subordonnée, par le tsar, au retrait pur et simple de la Grande Armée au-delà de son point de départ, au-delà du Niémen, ce que Napoléon ne peut, on s’en doute, accepter.

7 juillet 1812 – Aux environs de Tchoulanoui

 

Le 6 juillet, la 25e division vint prendre position près de Tschoulanoui, contrée agréable, fertile, couverte de riches champs de blé et de belles forêts. Mais bientôt cette contrée eut aussi à souffrir des maux de la guerre. Ne recevant de subsistance ni des magasins ni des habitants, on fut obligé, ici comme partout ailleurs, d’envoyer des détachements de troupes pour se procurer de force les aliments les plus nécessaires, et les champs furent dévastés par les fourrageurs. Nous quittâmes cette position le 9 juillet, ne laissant d’autres traces de notre courte apparition que des baraques vides, des champs triturés et dépouillés, et des forêts éclaircies.

 

De Vilna à Drissa

Napoléon se voit donc forcé de continuer à poursuivre les Russes. Le 16 juillet, dans la nuit, il quitte Vilna. Il espère rattraper  le corps de Barclay de Tolly au camp de Drissa et l’envelopper, avant que ce dernier ne soit rejoint par Bagration, à qui Davout devra couper la route, par le nord, tandis que Jérôme le forcera à accepter la bataille.

Mais lorsque la Grande Armée arrive au camp de Drissa, elle le trouve vide : Barclay de Tolly l’a évacué dès le 3 juillet. Pour les soldats qui accompagnent Napoléon, les difficultés continuent, les conditions sanitaires empirent.

23 juillet 1812 – Bivouac devant Disna

 

À peine le bivouac fut-il évacué, que les cam­pagnards voisins accoururent des réduits où ils s’étaient cachés et se répandirent avidement dans les lieux où nous avions campé, pour s’emparer de tout ce que les troupes avaient laissé à leur départ; c’étaient en grande partie des objets que l’on avait fait venir des villages voisins pour les besoins du bivouac, du bois, des ustensiles, etc.

C’était un coup d’œil des plus intéressants que le cos­tume de ces gens, qui, jusque dans les moindres détails de la coupe, ressemblait à celui de leurs ancêtres, représenté, il y a près de dix-huit siècles, sur les colonnes de Trajan et d’Antonin. Ils n’avaient pas seulement conservé le costume de ces temps reculés, mais même le degré de civilisation d’alors, et avec cela la même simplicité de mœurs. Comme ils étaient presque sans communication avec les peuples de l’Ouest, nous leur parûmes des êtres si étranges, si extra­ordinaires, qu’on aurait dit que nous étions séparés d’eux, non seulement par plusieurs centaines de milles, mais même par plusieurs siècles.

 

Bataille d’Ostrovno

Les 25 et 26 juillet, ce sont les combats d’Ostrowno. Ney, le prince Eugène et le roi de Naples sont attaqués par l’arrière-garde russe, formée des corps d’armée d’Ostermann-Tolstoï et Konovnitsyne. Ils tournent certes à l’avantage de la Grande-Armée, mais ils donnent un avantage de trois jours à Barclay de Tolly, dans sa retraite sur Smolensk. Des deux côtés plus de 3.000 hommes sont mis hors de combats.

1er août 1812 – Près d’Ostrovno

 

Dans notre marche sur Liozna nous eûmes à passer par Ostrovno et Vitebsk. Devant la première de ces deux villes nous arrivâmes sur la place où, le 25 juillet, Murat avait rencontré Ostermann, et nous pûmes suivre exactement, dans le cours de notre marche, les traces des combats qui avaient eu lieu le 25, le 26 et le 27, le long de la grande route jusque sous les murs de Vitebsk. La route était plus ou moins jonchée de débris d’armes et de corps morts. Les cadavres d’hommes et de chevaux que nous rencontrions souvent d’espace en espace, dans les endroits surtout où la route, resserrée de chaque côté par la forêt, n’offrait à l’attaque et à la défense que sa largeur pour champ de bataille, nous montraient clairement les positions successives des Russes et les attaques de Murat et d’Eugène. Exposés depuis plusieurs jours à une ardeur de soleil brûlante, et défigurés par la putréfaction, ces cadavres offraient aux regards un spectacle d’horreur et de dégoût, infectaient l’air à une longue distance autour d’eux, et rendaient notre marche sur la route presque insupportable.

 

 

Vitebsk

Lorsqu’il atteint Vitebsk, le 28 juillet, que les Russes ont abandonné, Napoléon a, un moment, l’idée de s’y arrêter. Il va d’ailleurs y prolonger son séjour jusqu’au 12 août. Son entourage l’y encourage. De plus il vient de recevoir l’annonce de la paix entre la Russie et la Turquie (ce qui va libérer d’importantes forces russes). Il est un instant ébranlé, mais rien ne semble pouvoir l’arrêter. Il décide de continuer la poursuite, en direction de Smolensk, puis de Moscou, dont il n’est éloigné à ce moment, selon ses estimations, que de 20 journées de marche.

Ce va être « La manœuvre de Smolensk », qui doit, selon lui, permettre de tourner les Russes par le sud, puis de remonter, au-delà de Smolensk, pour leur couper la route de Moscou. Mais Barclay de Tolly déjoue le piège, arrivant à Smolensk avant Napoléon.

4 août 1812 – Au bivouac de Liozna

 

La grande armée exténuée ayant besoin de repos, l’Em­pereur lui fit faire halte et prendre ses cantonnements. Le cours de la Duna, les rives du Borysthène, et l’espace situé entre ces deux fleuves en formaient la ligne. Le 3e corps d’armée, et conséquemment aussi la 25e division (Wurtembergeois) étaient campés dans Liozna et aux environs.

Nous jouissions du repos; mais le soin de notre sub­sistance qui nous avait journellement inquiétés dans nos marches, nous avait suivi dans nos cantonnements, et nous nous voyions, comme en route, contraints de pour­voir à nos aliments journaliers en envoyant des détache­ments à la découverte. Mais la disette devait se faire sentir bientôt : la contrée, encombrée de troupes, ne pouvait pas fournir des vivres pour longtemps; tout était ou con­sommé ou ravagé derrière nous; sur nos flancs étaient postés d’autres corps qui éprouvaient les mêmes besoins; devant notre ligne se trouvaient notre avant-garde et toute l’armée russe commandée par Barclay et Bagration. Ajoutez à cela que le repos même n’eût point pour les troupes les suites que l’on en espérait. Cette inactivité soudaine, après les marches forcées, ces aliments mauvais et rares, la chaleur brûlante du jour, suivie du froid sensible de la nuit, tout cela répandit parmi les nôtres les maladies et la mort; et bien que l’on envoyât dans les hôpitaux de Vitebsk tous les malades en état d’être transportés, les maisons de Liozna ne s’en encombraient pas moins des grabats de nos moribonds, et les jardins des fosses de nos morts.

 

 

Smolensk

Le 17 août 1812, à une heure de l’après-midi, Napoléon donne le signal de l’attaque. Les faubourgs, retranchés et défendus par de la grosse artillerie, sont enlevés. Mais les remparts constituent un obstacle redoutable; un moment, l’empereur envisage de les foudroyer par de l’artillerie, en vain.

Finalement, l’ordre est donné d’envoyer, par-dessus les murs, des obus incendiaires, qui mettent le feu à ville, qu’il eut été important de conserver intacte.  Les Russes, après des efforts désespérés de résistance, abandonnent, dans la nuit, la ville, laissant d’immenses magasins, 12 000 hommes tués, blessés ou prisonniers, et 200 pièces de canon.

Une nouvelle fois, la bataille décisive échappe à Napoléon. Une nouvelle fois, Napoléon a la tentation de s’arrêter, d’autant plus que son armée commence à manquer de tout. Une nouvelle fois, il n’y succombe pas, même s’il reste à Smolensk du 18 au 25 août.

18 août 1812 – Devant les murs de Smolensk

 

Quelques canonniers, épuisés par les efforts qu’ils n’avaient cessé de faire, épuisés par la brûlante ardeur d’une belle journée d’été, et en proie à une soif dévorante, parvinrent à découvrir, non loin d’eux, dans une des mai­sons de la ville, une jeune russe, qu’ils obligèrent à leur apporter de l’eau. Intimidée par l’aspect des guerriers étrangers, épouvantée par le tonnerre du canon et par le sifflement importun des balles, cette pauvre fille trem­blante approcha, à contrecœur et à pas tardifs, de ce lieu d’horreur et de destruction, en passant par-dessus les débris d’armes de ses compatriotes. Cependant elle n’eut que la peur pour tout mal, car, après nous avoir plusieurs fois apporté de l’eau au risque de perdre la vie, elle retourna saine et sauve dans le sein de sa famille, inquiète sur son sort.

 

 Valoutina-Gora

Une nouvelle chance d’affronter l’adversaire se présente, le 19 août, à Valoutina-Gora, un peu à l’est de Smolensk. Mais Barclay de Tolly réussi à échapper à l’encerclement, malgré les efforts de Ney, mais aussi à cause de l’inaction de Junot. Des deux côtés, 7.000 hommes sont mis hors de combat. Les Wurtembergeois se sont particulièrement mis en valeur.

22 août 1812 – Bivouac près de Valutina-Gora

 

Le 20 août, lendemain de l’affaire de Valoutina-Gora, nous avions abandonné nos bivouacs sur le champ de bataille jonché de cadavres, pour camper sur un plateau à une lieue derrière ce champ de bataille, à droite de la grande route. Trois jours de repos succédèrent aux san­glantes journées de Smolensk et de Valoutina-Gora. On nous annonça que nous serions passés en revue par l’Empereur, qui, dès le lendemain du combat de Valoutina, avait déjà fait, sur le champ de bataille, la revue des autres divisions de Ney et de celle de Gudin.

Ce repos apparent attira, quoique en petit nombre, de leurs retraites les habitants qui avaient pris la fuite; ils se rendirent un à un dans notre bivouac, et y trouvèrent bien des curieux qui, par des signes et au moyen de quelques mots russes qu’ils avaient appris, cherchèrent à lier conversation avec eux.

 

 Repos à Ghyatsk

Poursuivant cet insaisissable ennemi, la Grande Armée arrive à Ghyjatsk, où il lui est permis de prendre quelques jours de repos, afin de se préparer à la grande bataille, que l’Empereur juge cette fois imminente.

En face, le commandement général a été confié à Koutousov, une vieille connaissance de Napoléon.

5 septembre 1812 – Près de Ghjatsk

 

Devant la porte de Ghyacz, par où l’on va à Mojaïsk, nous vîmes quelques moulins à vent d’élégante construc­tion, qui nous rappelaient plutôt la Hollande ou l’Alle­magne du Nord que le sol de la Russie. Quant à la contrée, elle était déserte et silencieuse ; car la plus grande partie de l’armée y avait déjà roulé ses flots dans la direction de l’abbaye de Kolotskoï et de Borodino, pour se mesurer enfin, dans un engagement décisif avec Koutousov et son armée. On ne rencontrait plus que les traces de son passage, des chevaux abattus, des traîneurs et des habi­tants, qui, après l’écoulement de ce bruyant torrent, s’échappaient timides de leurs réduits hospitaliers.

 

Borodino

Et celui-ci accepte la bataille, sur une position qu’il a soigneusement choisie, à quelques 120 km à l’ouest de Moscou, dont il entend bien barrer la route à Napoléon : c’est à Borodino, quelques isbas blotties autour d’un clocher à bulbe,  qu’il a décidé de lui faire mordre la poussière. Cette position, il l’a largement fortifiée : à Chévardino, par une redoute ; à Séménovskoié, avec des flèches remplies d’artillerie ; et enfin une énorme redoute, elle aussi remplie de canons qui passera à la postérité sous le nom de Grande Redoute.

A Chévardino, la redoute est enlevée, dès le 5 septembre, au prix d’énormes pertes, des deux côtés.

Le 7 septembre, c’est Eugène de Beauharnais qui s’empare de Borodino, tandis que Davout fait de même avec les flèches de Séménovskoié.

Restait, au centre, la Grande Redoute. Elle est finalement enlevée, grâce à la bravoure de la cavalerie de Murat. Pour enfoncer le clou, Napoléon, qui pourtant refuse d’engager la Garde, fait donner l’artillerie, provoquant ainsi une terrible boucherie.

La bataille est gagnée, mais les Russes se replient en bon ordre vers Moscou. Les Français ont eu près de 40 officiers tués ou blessés (dont 12 généraux tués).

Côté français, on a tiré 60.000 coups de canon et 1.400.000 cartouches, soit 100 coups de canon et 2.300 coups de fusil à la minute ! Ils ont eu 28.000 tués ou blessés. En face, se sont 45.000 hommes mis hors de combat !

Une victoire à la Pyrrhus qui force Napoléon à aller jusqu’à Moscou.


Bataille de Boodino

 

Arrivée à Moscou

Et donc, la Grande Armée, sans prendre le temps de se reposer, se lance de nouveau à la poursuite de l’armée de Koutousov. C’est Murat qui emmène l’avant-garde. Napoléon, quant à lui, reste trois jours à Mojaïsk, soignant son rhume de cerveau qui l’a handicapé le jour de la bataille de la Moskowa.

Enfin, le 14 septembre, à 10 heures du matin, il arrive, chevauchant un cheval nommé Émir, sur le Mont des Moineaux (ou la colline des Adieux – les mémorialistes n’étant pas tous d’accord sur ce point), d’où il découvre Moscou. À 17 heures, il entre dans les faubourgs et prend logement dans une grande auberge. Le lendemain, il est au Kremlin, dont il fait le tour, à cheval, dans l’après-midi, avant de se coucher de bonne heure. Toute la journée, il a trouvé une ville presque totalement désertée par ses habitants.

2 octobre 1812 – Près de la porte Wladimir, à Moscou

Le 14 septembre, nous avions enfin franchi les dernières hauteurs qui nous séparaient de Moscou. Dès lors, sur une étendue immense, se présenta à nos regards étonnés cette magnifique ville des Czars aux mille dômes dorés, traversée par la Moskowa.

Cependant, semblable à un tableau muet, cette immense capitale s’étendait devant nous dans un morne silence. On ne voyait point la fumée s’élever des cheminées, les curieux affluer à la rencontre des étrangers victorieux, les députés de la ville venir implorer la clémence du vainqueur. Moscou avait été, ainsi que Smolensk,  Dorogobouje,  Viazma et d’autres villes, abandonnée de ses habitants, et Murat, pour­suivant paisiblement, avec son corps de cavalerie, l’arrière-garde russe par la Moshaïskaja Sastaw, n’entendit, dans sa longue marche par les rues désertes, que le bruit des pas de ses propres chevaux.

 

L’incendie de Moscou

Le 15 septembre 1812, de nombreux foyers d’incendie éclatent à Moscou, prenant au dépourvu la Grande Armée. Les soldats du maréchal Koutouzov avaient chassé les Moscovites vers les forêts des alentours… à l’exception des repris de justice, des voleurs et des criminels, qui avaient été libérés sous condition de préparer un accueil « chaleureux » aux envahisseurs. Les soldats de Napoléon doivent rapidement faire face à des incendies multiples, allumés çà et là par les hommes de main du gouverneur de la ville, Rostopchine, qui a préparé ces incendies de longue date. L’incendie durera sept jours, attisé par un vent violent. Or, il n’y a pas une seule pompe pour combattre le feu, puisque le gouverneur les a emportées lorsqu’il a quitté la ville.

7 octobre 1812 – Moscou – Couvent de Simonow

 

Dans la partie méridionale de Moscou, tout près du rempart du collège des officiers de la chambre, et à peu de distance du grand magasin à poudre, est situé sur la rive élevée de la Moskowa le couvent de Sismonov. À l’instar de la plupart des couvents russes, il est fortifié et entouré d’une muraille tartare qui, avec les tours dont elle est garnie, présente un aspect pittoresque. Pendant notre séjour à Moscou, il a servi de dépôt où l’on a conservé les harnais de la cavalerie démontée, et, si je ne me trompe, il est devenu en partie la proie des flammes quand nous avons évacué la ville.

 

Séjour à Moscou

Le 18 septembre, Napoléon, après 3 jours passés au château de Petrovskoïe,  se réinstalle au Kremlin, annonçant qu’il entend y prendre ses quartiers d’hiver. Il est, à ce moment, plein d’assurance, mais en fait il est amèrement surpris par le silence d’Alexandre.

Début octobre, il charge le général Lauriston d’une mission de conciliation (Caulaincourt, l’ex-ambassadeur à Saint-Pétersbourg a refusé, compte tenu de ses relations privilégiées avec Alexandre). Koutouzov accepte même d’acheminer le message de Napoléon.  Il n’y aura pas de réponse.

Le 13 octobre, surviennent les premières chutes de neige. L’empereur commence à envisager de quitter Moscou, comme son entourage le lui conseille, vainement, depuis plusieurs semaines. Un moment, il songe même à marcher vers le nord, vers Saint-Pétersbourg. Mais il imagine aussi de prendre la direction de Kalouga, au sud-ouest, pour rejoindre, à Smolensk, le maréchal Victor qui, de Berlin, arrive avec des renforts.

Mais le 18, il apprend que Koutousov a attaqué Murat, à Winkowo. Sa décision est aussitôt prise : il va quitter Moscou.

17 octobre 1812 – A Moscou

 

Quoique, depuis plusieurs semaines, nous fussions à Moscou, ce vaste tombeau de nos espérances, le petit nombre de ses habitants ne s’en éloignait pas moins de nous avec effroi, comme si notre commerce eût été conta­gieux. Ils se tenaient cachés dans les décombres des palais, dans les églises, que les flammes n’avaient point endommagées; passant, comme nous, leurs jours dans l’inquiétude, et espérant des temps plus heureux. Mais quand, peu de temps après, Murat eût été surpris et repoussé avec perte près de Taroutina par le rusé Koutousov; quand, pour la première fois depuis si longtemps, la déesse de la Victoire sourit aux Russes, cette nouvelle flatteuse se répandit parmi les habitants de la ville des Czars, et excita partout la joie; pendant qu’elle portait parmi nous le découragement, elle faisait naître chez les Russes de nouvelles espérances.

 

Début de la retraite

Le 19 octobre, Napoléon quitte Moscou, en direction de Kalouga. L’armée compte maintenant environ 100.000 hommes, et 600 canons. La colonie française, et notamment les comédiens du théâtre (dont la célèbre Louise Fusil) se joint à cette colonne en marche, qui dégage une impression de transhumance qui évoque les foules bigarrées des peuplades germaniques lors des grandes invasions ! Le convoi comprend plus de 40 000 voitures sur 20 km de long, dans lesquelles chaque officier, sous-officier et soldat entasse ce qu’il a chapardé dans la ville pendant son séjour. Il faudra 3 jours pour franchir 40 kilomètres.

19 octobre 1812 – A la porte de Kalouga,  à Moscou.

 Ce fut le 19 que commença cette marche décisive qui devait se terminer par l’anéantissement de toute l’armée. Avant la pointe du jour toutes les troupes se mirent en mouvement, à la réserve de la jeune garde et des 4 bataillons formés de la cavalerie démontée, qui occupèrent le Kremlin sous les ordres d’Abrantès; elles traversèrent la ville en se dirigeant vers la porte de l’ancienne route fie Kalouga. Il y avait une presse horrible dans les rues; les différents corps s’y croisaient. Partout le passage était obstrué par d’épaisses masses de convois, par plus de 500 canons, par 2.000 convois que traînaient des chevaux épuisés, par des files sans fin de voitures de toutes les espèces et de toutes les nations, chargées de butin et de vivres ; tout cela retardait la marche. Déjà le soleil était très élevé et nous annonçait une belle journée d’automne, quand, après des peines inexprimables, nous étions parvenus à atteindre la porte de Kalouga, où [nous fîmes halte, mais en vain, pour attendre deux canons qui s’étaient perdus au milieu de la presse dans les rues. Ces pièces nous rejoignirent toutefois après quelques jours de marche.

 

 

Malojaroslavetz

Le 24 octobre, à Malojaroslavetz, les Russes se présentent en travers des Français. L’affrontement est terrible, chaque belligérant perdant 5 à 6.000 hommes. S’il peut se considérer comme vainqueur (par Eugène interposé), Napoléon (qui a failli être fait prisonnier par un parti de Cosaques) comprend qu’il ne peut atteindre Kalouga. Il décide alors de changer radicalement ses plans, à remonter vers le Nord et à revenir sur ses pas, afin de rejoindre Smolensk par Viazma, c’est-à-dire en utilisant la route empruntée lors de son avance sur Moscou. Pire, cette route va faire repasser les rescapés devant le champ de bataille de Borodino : terrible vision qui ne manque pas d’affecter le moral des soldats.

L’empereur a confié à Caulaincourt : « Cela devient grave. Je bats toujours les Russes, mais cela ne termine rien » Le 26, il est à Borovsk

 

26 octobre 1812 – Devant Borovsk

 

Borovsk  semble être le point où la fortune nous tourna le dos; car ce fut là que nous reçûmes, à la suite de l’af­faire de Malojaroslavetz, l’ordre désastreux de nous mettre en marche vers Mojaïsk, par Véréjà, pour gagner de ce point la route qui mène de Moscou à Smolensk, mou­vement qui commença à s’exécuter dans l’après-midi du 26. Cet ordre, qui changeait notre mouvement de flanc en un mouvement rétrograde, et qui, au lieu de nous conduire par des contrées fertiles, vierges encore des horreurs de la guerre, nous replaçait sur cette même route qu’au premier passage de l’armée on avait convertie en un désert plein de décombres et de cadavres, marqua le commencement de la retraite, et fut le signal de la destruction postérieure de l’armée. On nous montrait bien dans le lointain les quartiers d’hiver de Smolensk, et ses magasins richement approvisionnés ; mais même ces quartiers d’hiver et ces magasins, nous ne pouvions les atteindre qu’après dix-huit jours de marche, continuellement aux prises avec la faim, le climat et l’ennemi.

 

 La retraite

Arrivé Viazma, le 31 octobre, Napoléon organise la retraite. Quatre groupements sont formés. En tête, la Garde. Puis viennent, dans l’ordre, le prince Eugène, Davout, enfin Ney, qui commande l’arrière-garde. Chaque groupement devra marcher à une journée de distance. Mais ils vont être, en permanence, harcelés par les Cosaques qui, équipés de canons sur traineaux, se glissent entre eux.

De plus, le froid va s’intensifier, comme la misère et la faim.

Le 6 novembre, à Dorogobouje, Napoléon reçoit la nouvelle de la conspiration Malet, à Paris. L’hiver se fait de plus en plus sentir. Le thermomètre est descendu à 18°C en-dessous de zéro. Il neige abondamment, ce qui ralentit considérablement la marche des soldats, déjà épuisés, et dont beaucoup n’ont que des semblants de chaussures. Chaque jour qui se lève fait découvrir de nouveaux cadavres. Quant aux chevaux, ils ne sont pas ferrés pour l’hiver. Ils meurent par milliers, il faut abandonner de plus en plus d’artillerie et se passer de reconnaissances.


7 novembre 1812 – Entre Drogobouje et Mikalewka

 

Le 7 (novembre) arriva l’hiver de Russie, accompagné de tempête et d’une épaisse masse de neige qui nous dérobait le jour : nous avancions toujours sans savoir où nous portaient nos pas, ni quels étaient nos compagnons. (…) Les chevaux ne peuvent plus avancer sur un terrain glacé, et s’abattent ; les convois, et, pour la première fois, les canons restent en arrière, faute d’attelages ; la route se jonche de cadavres d’hommes gelés. Mais bientôt la neige les a couverts comme un immense linceul, et de petites élévations, semblables aux tombeaux des anciens, ne nous montrent plus que faiblement les traces de nos compagnons d’armes ensevelis.

L’hiver de la Russie fit alors ce que n’avaient pu faire jusque-là le manque de vivres, les fatigues de tout genre, et même notre mouvement rétrograde : les troupes se débandèrent et se confondirent. (…) Elle était affreuse, la peine qu’on avait à se traîner en avant pendant la journée, surtout les canonniers, qui n’avaient pas à songer pour eux seuls, mais qui devaient songer encore à conserver les chevaux et à sauver leurs pièces. Ce qu’il y avait de plus affreux que tout cela, c’étaient les seize heures de nuit qu’il fallait passer dans les bivouacs au milieu de la neige, le plus souvent sans vivres, sans feux. Le premier de ces bivouacs d’hiver qui nous attendaient, fut celui de Mikalewka, dans la soirée du 7 novembre.

 

Lorsqu’elle retrouve Smolensk, la Grande Armée (cette « armée de morts ») ne compte plus que 50.000 hommes, harassés et affamés, mais qui pensent être enfin arrivés au bout de leur épreuve. Certes, Napoléon avait ordonné d’organiser des magasins largement approvisionnés, et ils l’étaient. Mais les premiers arrivés, c’est-à-dire les plus valides, ce sont servis et d’absurdes procédures administratives entrainent rapidement leur pillage. Le désordre est immense. Tout ceci alors que la température est tombée en-dessous de – 15°C, et qu’il faut bivouaquer dans une neige profonde.

De plus, les nouvelles des ailes du dispositif français sont mauvaises. Oudinot, au nord, bien que vainqueur de Wittgenstein,  à Polotsk, doit évacuer la ligne de la Dvina. Au sud, les Autrichiens de Schwarzenberg sont refoulés.  Tchitchakof menace Minsk  et se rapproche de Wittgenstein, qu’il espère joindre sur la Bérézina.

 

De Smolensk à la Bérézina

Alors, le 13 novembre, l’ordre est donné de quitter Smolensk. Le 15, à Krasnoie, Napoléon, Eugène et Davout se frayent un chemin au travers des Russes, qui essayent de leur barrer la route. Ney reste en arrière, coupé de ses compagnons d’armes. Il ne rejoindra les siens que beaucoup plus tard.

15 novembre 1812 – Entre Korythnia et Krasnoie

 

Le 15 novembre nous nous remîmes en marche vers Krasnoï. Vers midi nous entendîmes devant nous de grands coups de canon; nous les prenions d’abord pour les explo­sions de quelques fourgons que l’on avait fait sauter. C’était une attaque des Russes sur la garde impériale; nous nous en convainquîmes plus tard, lorsque, arrivés sur la même place, nous éprouvâmes le même sort. Tout à coup nous aperçûmes, à travers les flocons de neige, des essaims de Cosaques qui traversaient la route en tous sens, et bientôt après nous découvrîmes sur notre flanc gauche de longues files obscures de cavalerie, d’infanterie et d’artillerie ennemies; celle-ci s’approchant de nous à 4.500 pas, salua notre colonne d’une décharge meurtrière de boulets et de mitraille.

Marchant toujours en avant, à la faveur de la double rangée de bouleaux qui borde la route, nous engageâmes une fusillade, aussi bien que cela fut possible à notre faible troupe, et nous cherchâmes à opposer à la canonnade ennemie le feu de nos trois pièces, quoique nous n’eus­sions pour chacune qu’une couple de charges.

Mais à peine avions-nous fait le pénible essai d’ôter l’avant-train, que déjà la plus grande partie de notre attelage était foudroyée par le feu de l’ennemi, et que nous nous vîmes hors d’état de faire avancer les pièces. Faire halte et vouloir défendre, contre un ennemi bien supérieur en nombre, nos canons, qu’il n’était plus pos­sible de conduire plus loin, c’eût été une pure folie et la perte inévitable de tous les nôtres. Il fallait donc forcer le passage à travers la route barrée, et chercher à rejoindre la garde impériale. On encloua les pièces qu’on abandonna aux Cosaques, qui nous suivaient par essaims, et l’on s’avança en colonne serrée, les hommes armés en tête, vers le village, pour en repousser les Russes. Ceux-ci n’attendirent point notre attaque; ils se retirèrent sur le côté, et Miloradovitch, au lieu de nous couper et de nous faire prisonniers, ce qui lui eût été facile avec la dixième partie de ses troupes, se contenta de nous accompagner, pendant quelque temps en marchant sur notre flanc gauche et de faire jouer contre nous cette artillerie. Ce fut ainsi que nous passâmes, non sans pertes, à travers l’artillerie ennemie, et que nous arrivâmes de nuit à Krasnoï.

 

23 novembre

Napoléon est à Bobr. Le lendemain, il apprend que le pont de Borisov, sur la Bérézina, a été rendu impraticable et que la ville est occupée par les troupes de Tchitchakof.  C’était le seul passage sur la Bérézina. Par chance, le général Corbineau a découvert un gué, en amont.  Napoléon y envoie aussitôt les pontonniers et les sapeurs du général Éblé.

 

23 novembre 1812 – Aux environs de Bobr

 

On trouve ici une des scènes qui se renouvelaient chaque jour. Un officier blessé, après beaucoup de peines et d’efforts, était arrivé jusqu’ici en traîneau avec sa femme; leur cheval venait enfin de succomber. Déjà le gros de Farinée a défilé; cependant ils espèrent encore que de petits détachements en retard ou l’arrière-garde les rece­vront dans leurs rangs. Mais tandis qu’ils espèrent en vain, voilà la nuit qui survient; la fumée qui s’élève derrière eux leur annonce que l’arrière-garde vient de quitter un village et d’y mettre le feu, et qu’elle approche; sur la gauche se montrent des Cosaques. La compassion et la bravoure de quelques soldats servent d’égide à ces malheureux; mais bientôt l’arrière-garde va être arrivée, et si elle n’a point de moyens de transport, si elle ne prend pas pitié d’eux, ils seront abandonnés de leurs der­niers défenseurs, et alors la spoliation et la captivité les attendent, ou ils succomberont aux rigueurs d’un climat meurtrier.

 

Passage de la Bérézina

Nous voici au paroxysme de cette épouvantable saga ! Le nom d’une petite rivière va entrer dans l’Histoire et dans la légende.

Le 25 novembre, la Grande Armée se trouve face à la Bérézina. C’est ici que les Russes, selon le plan élaboré par Alexandre, ont prévu de l’anéantir.

La Bérézina, suite à un redoux inhabituel, n’est pas gelée, mais elle charrie des glaçons. Large de cent cinquante pas, profonde de deux mètres et bordée de marécages et de forêts, elle coupe la retraite.

L’Empereur ne dispose  plus, sous ses ordres directs, que de douze mille soldats aptes à combattre, dont la moitié est constituée par la Garde. Mais il peut également compter sur les vingt mille hommes de renfort conduits par Victor, Oudinot et Dombrowski.

À ces troupes s’ajoutent quarante mille civils et traînards, pour la plupart désarmés.

Les Russes, s’ils sont au nombre de cent vingt milles (mais répartis en trois armées), sont eux aussi très affaiblis par les combats et l’hiver. L’amiral Tchitchakof tient la rive droite (ouest) de la Bérézina, pour empêcher les Français de passer. Du nord arrive Wittgenstein et, de l’est et du sud, Koutouzov. Mais ce dernier, encore à plus de cent kilomètres des Français, ne presse pas son armée. Sans doute, sous-estime-t-il largement la désorganisation et la faiblesse de la Grande Armée, et veut donc une fois de plus éviter l’affrontement et laisser faire le climat et les privations.

Napoléon envoie un bataillon, suivi de milliers de traînards vers la petite ville de Borisov, là où se trouvait le seul pont sur la Bérézina, et ordonne d’y faire croire que des travaux de passage sont en cours à cet endroit. Tchitchakof se laisse berner, et dirige donc ses troupes en face de cette position.

Dans le même temps, l’empereur ordonne aux pontonniers du général Éblé de construire deux ponts à hauteur du village de Studianka.

Le premier ouvrage, à 250 m au nord de la route qui mène à la rivière, est fragile et son tablier se trouve parfois au ras de l’eau ; il sera utilisé par l’infanterie ; le second, plus solide, dans l’axe de la route, est prévu pour l’artillerie et les voitures.

Sur les hauteurs, quarante canons ont été installés, pour protéger les ponts.

 

26 novembre

Dès que les ponts sont achevés (tant bien que mal), en début d’après-midi, les hommes d’Oudinot (ramené de Borisov, où il a été remplacé par les troupes qui suivent) passent les premiers. Les divisions Legrand et Maison, les cuirassiers Doumerc, auxquels s’ajoutent ce qui reste de la division Dombrowski, soit environ 9.000 hommes, passent également sur la rive droite, qu’ils nettoient rapidement des quelques fantassins russes du général Tchaplitz. Car ce dernier a été rappelé vers Borisov par l’amiral Tchitchakof, qui croit toujours à un passage à cet endroit !

Les pontonniers d’Éblé couchent sur place, sur la paille, afin de parer aux incidents et de faire la police. La Garde à pied franchit la Bérézina, puis les restes de la Garde à cheval. C’est au tour des voitures de l’artillerie de se préparer au passage.

Mais à  huit heures le soir (il fait déjà nuit depuis longtemps) trois chevalets s’effondrent sous le poids des voitures. Il faut que les pontonniers se remettent dans la rivière, dont l’eau est proche de zéro degré. À onze heures, le pont est de nouveau praticable. A deux heures du matin, nouvelle rupture, au point de plus grande profondeur de la rivière. Seul le charisme d’Éblé permet de mettre à nouveau les hommes au travail.

A sept heures du matin (on est alors le 27 novembre) le passage est de nouveau possible pour l’artillerie.

Le pont de piétons, quant à lui, a parfaitement résisté, et on aurait pu continuer à faire passer les hommes, dans cette nuit du 26 au 27. Mais ceux-ci n’osent pas, dans la nuit, s’y aventurer et, bientôt, 10 à 12.000 hommes s’amassent sur la rive gauche, devant un pont intact, et désespérément vide !

26 novembre 1812 – Bivouac à Studianka

Ce ne fut que lentement et après plusieurs longues haltes que nous atteignîmes enfin vers le soir Studianka, situé à la rive gauche, sur le penchant d’une hauteur dont la crête était garnie de canons pour défendre les ponts de chevalets. Ces ponts avaient été commencés dans la matinée du 26 novembre et achevés dans l’après-midi par le général Éblé, à une distance de 100 toises l’un de l’autre, immédiatement au-dessous de Studianka ; celui de droite, situé au-dessus, était pour l’infanterie et la cavalerie ; celui de gauche, qui se trouvait plus bas, pour l’artillerie et les voitures de toute sorte.

La Bérézina est large, en cet endroit, de 54 toises ; ses bords desséchés sont marécageux ; l’eau avait alors environ 6 pieds de profondeur. On arrivait aux ponts par des rampes, dont les approches étaient inondées, attendu que la rivière était débordée par places. Les maisons de Studianka avaient fourni le bois nécessaire à la construction des ponts et à celle des baraques; et, comme elles servaient aussi à alimenter les feux, ce village disparaissait de plus en plus ; les pentes sur lesquelles il était bâti, étaient couvertes des débris de l’armée de Moscou, qui y bivoua­quaient en attendant le passage fixé au lendemain. Il était tellement encombré d’hommes, de chevaux et de voitures, que nous nous estimâmes heureux de trouver un gîte pour cette nuit derrière la paroi extérieure d’une baraque, dans le quartier de la gendarmerie française, étant ainsi à l’abri d’un vent glacial.

 

27 novembre

Ce jour-là, Napoléon passe, avec son quartier général, sur la rive droite et se rend à Zwanicky, où se trouve aussi Oudinot.

Dans la journée, les passages vont se poursuivre : ce sont les restes du IVe corps (Eugène), du IIIe (Ney), du Ve (Poniatowski), du VIIIe (Westphaliens).  Mais, pour les deux premiers, il s’agit d’environ 2.000 hommes, pas plus de 500 à 600 hommes pour les deux autres ! Car la désorganisation est indescriptible, les traînards fort nombreux.

Lorsque la nuit tombe, les passages diminuent, pour finalement s’arrêter complètement et, chacun s’étant retiré dans ses bivouacs, plus personne ne se présente pour passer le pont, de sorte que, pendant toute cette nuit du 27 au 28, il fut libre.

 

27 novembre 1812 – Sur la rive droite de la Bérézina.

Le 27 novembre, à deux heures du matin, les gardes, le 3e corps d’armée et, avec ce dernier, la 25e division (de 6 régiments d’infanterie, 4 régiments de cavalerie et 1.000 hommes d’artillerie, elle ne comptait plus dans ses rangs que 150 hommes sans canon), quittèrent le bivouac de Studianka, et passèrent les ponts pour se rendre à la rive droite.

Ce départ fut pour plusieurs milliers de traineurs de la Grande Armée qui se trouvaient dispersés au loin dans les bivouacs d’alentour un signal pour se précipiter également sur les ponts. On vit, à la pointe du jour, une masse épaisse et confuse d’hommes, de chevaux et de voitures se porter vers les passages étroits des ponts, et les enlever pour ainsi dire d’assaut. Quoique l’ennemi ne fut point encore à proximité, cette affluence n’en était pas moins effrayante ; et ce qui contri­buait encore à l’augmenter, c’est que la gendarmerie et les pontonniers, conformément aux ordres qu’ils en avaient reçus, ne laissaient passer le pont qu’à des détachements de troupes en rangs, ou aux officiers et soldats armés, et repoussaient de l’entrée tous les autres, en employant même la force des armes. Des centaines d’hommes furent, dans la presse, écrasés contre les ponts ou sous les pieds, ou bien précipités dans l’eau.

 

28 novembre

Ce 28, vont se réaliser les pires craintes. Les Russes attaquent sur les deux rives, à Brill (car Tchitchakov a enfin compris la situation) et à Studianka.

Heureusement, le terrain sur lequel se déroulent les combats, sur la rive droite, sont peu propices au déploiement en ligne et les rescapés de la Grande Armée (notamment les Suisses) résistent désespérément, en de violents combats de tirailleurs. Oudinot est blessé, Ney le remplace, et repousse les Russes sur Borisov.

Sur la rive gauche, les troupes de Victor (et notamment les Badois), qui ont, depuis 9 heures le matin, toute l’armée de Wittgenstein sur les bras, tiennent tête à l’ennemi, continuant de protéger les ponts aux abords desquels se presse une horde de traînards et une masse de bagages. Pendant des heures, ceux-ci vont entendre siffler les boulets que l’on tire d’une rive à l’autre, par-dessus leurs têtes !

La confusion est intense, Éblé et ses pontonniers essayant en vain de canaliser cette foule désespérée.

La nuit survient enfin, séparant les combattants épuisés. Victor a perdu près de 3.000 hommes, les Russes le double. Mais les Français ont conservé la rive gauche. Un calme relatif succède à ces combats meurtriers. L’Empereur couche à Zanivski.

Victor et ses hommes passent la rivière le soir même, entre neuf heures et minuit, profitant de l’inattention de l’ennemi. Aussitôt sur l’autre rive il fait mettre en batterie les restes de son artillerie.

Cette nuit est également mise à profit pour essayer de déblayer les abords des ponts. Car il faut, le lendemain, sauver ce qu’il reste du corps d’armée de Victor, et le plus possible de traînards. C’est là encore la tâche d’Éblé et de ses hommes, pourtant épuisés.

Sur la rive gauche, des milliers d’hommes attendent, de façon incompréhensible, la levée du jour, pour passer eux aussi, alors que la route, là, est libre ! Ils se mettent à préparer le repas : le bois et la viande ne manquent pas !

Éblé et Victor, sur l’ordre de Napoléon, repassent la rivière et s’efforcent de les faire bouger, pour éviter qu’ils ne restent sur la rive gauche. Les ponts sont encore là !

 

28 novembre 1812 – Passage de la Bérézina

 

Le 28, dès la pointe du jour, le canon annonça par son tonnerre sur les deux rives que, sur la gauche, Wittgenstein enfilant la route de Borisov avec ses 40.000 Russes, et, sur la droite, Tchitchagov avec 27.000 hommes, marchaient contre les entrées des ponts; et que le dernier jour était sans doute venu pour la plupart de ces malheureux. Alors, mais trop tard pour un grand nombre d’entre eux, ils tentèrent le passage, et se précipitèrent tous de nouveau vers les ponts, dont celui de gauche, destiné pour les voitures, finit par rompre pour la troisième fois sous le poids de la masse, et ne put plus être rétabli au milieu du tumulte et de la presse. Dès lors, une seule idée, un seul but occupe tous les esprits, celui de gagner le seul pont resté debout; et pour y atteindre, renversant tout ce qui les entoure, tout ce qui s’oppose à leur passage, chefs, camarades, femmes et enfants, ils les foulent aux pieds, ou les poussent dans les flots de la Bérézina ou dans les flammes de la maison qui brûlait entre les deux ponts.

Wittgenstein, dont les forces étaient trop supérieures, s’avança de plus en plus vers les ponts ; de manière qu’à la fin il put diriger le feu meurtrier de son artillerie bien supérieure en nombre,  non seulement sur le corps de Victor, mais encore sur ce groupe épais d’hommes sans défense, sur cet amas de voitures et de chevaux, et même sur le pont. Alors le malheur et le désespoir de cette foule pressée furent à leur comble. Presque chaque coup porta ; les boulets et les obus battaient en brèche cette masse compacte; les cris de ces malheureux étouffaient le tonnerre du canon et le sifflement des balles, et l’on se pressait avec une nouvelle furie vers le pont. Autour des ponts s’élevaient, comme des collines, des monceaux d’hommes et de chevaux foulés aux pieds ou tués par le feu de l’ennemi ; il fallait, pour gagner les ponts, passer sur leurs corps tout en combattant ; les flots et les glaçons charriés par la rivière les entraînaient de temps en temps, mais ce n’était que pour faire place à d’autres. Enfin la nuit survint, les coups de l’ennemi devinrent plus incertains et finirent par cesser entièrement; vers neuf heures du soir Victor parvint avec son corps à se frayer un passage à travers cette scène d’horreur et de désolation ; il se rendit à la rive droite, laissant une arrière-garde à Studianka.

Plusieurs négligèrent de profiter de cette nuit, quoi­qu’ils l’eussent pu, pour atteindre la rive opposée; et ce ne fut que quand, dans la matinée du 29, les Russes s’avancèrent de nouveau contre les ponts, et qu’il n’était plus temps, qu’ils firent une tentative désespérée mais inutile, car à huit heures et demie le feu fut mis aux ponts, et tout moyen de salut perdu à jamais.

 

29 novembre

A l’aube, c’est l’ordre donné par l’empereur, ils doivent être détruits !

Malgré ces ordres, Éblé retarde le moment de mettre le feu aux ponts, sauvant ainsi encore quelques centaines de malheureux.

Mais vers neuf heures, les Russes sont presque là, sur les talons de l’extrême arrière garde française (division Girard), qui, pour passer, doit escalader des monceaux de cadavres. Derrière eux, les Cosaques.

Éblé, revenu sur la rive droite, ne peut plus reculer et, la mort dans l’âme, donne l’ordre fatidique. C’est alors, sur la rive opposée, l’ultime ruée, accompagnée d’une immense clameur. C’est alors que les scènes les plus horribles se déroulent. Les Cosaques vont massacrer un nombre de survivants estimé à entre 5.000 et 10.000….

La bataille de la Bérézina est terminée.

J’aurais pu faire cette conférence uniquement sur ces trois jours, tellement dramatiques que Chateaubriand lui-même a écrit : ici, celui qui n’a point vu doit se taire et laisser parler les témoins.

Mais il me reste à relater les terribles épreuves qui attendent encore les rescapés. Car à partir de là, ce n’est plus une retraite, mais une débâcle.

 

La fin

Une fois l’ennemi repoussé, la Bérézina passée, les rescapés n’ont qu’une hâte, rejoindre Wilna puis Kowno, où ils espèrent repasser le Niémen. Mais le froid s’intensifie, il va faire jusqu’ à -30°C. Seuls les plus valides arrivent à survivre, les victimes se comptent désormais par centaines, chaque nuit. Et l’on se bat pour la moindre baraque, pour tout ce qui peut ressembler à un gîte, quitte à en déloger par la force, ceux qui sont arrivés avant, et n’ont plus la force de se bouger.

2 décembre 1812 – Entre Pleszénitzy et Smorgoni

 

La Bérézina est passée, les digues tant redoutées entre cette rivière et Zembin, dont la destruction aurait entraîné l’anéantissement de toute l’armée, sont heureu­sement franchies. Wilna, avec ses réserves, ses magasins biens approvisionnés, est l’objet de tous les vœux et de tous les efforts. Ceux qui pouvaient devancer le gros de l’armée avaient quelquefois le bonheur de trouver un asile et un gite dans des lieux habités. Nous voyons ici quelques officiers de la 25e division qui se sont établis dans la chambre d’une ferme de gentilhomme à demi déserte, dont la jolie habitante, connue sous le nom de la Belle Menuisière (parce qu’il se trouvait dans la chambre plusieurs outils de menuisier), vivra probable­ment encore dans leur souvenir.

 

Des renforts sont envoyés de Wilna, pour aller à la rencontre des rescapés. Mais il s’agit, pour la plupart, de jeunes recrues, qui viennent de passer six mois, confortablement installés dans Wilna, sans aucune privation : ils sont rapidement décimés, eux aussi, par le froid. Et pourtant, il faut continuer à se battre, car les Cosaques sont sur les talons de la Grande Armée.

4 décembre 1812 – Aux environs d’Oschmaeny

Cependant le froid allait toujours en augmentant, et multipliait d’une manière effrayante nos pertes en hommes et en chevaux. Des guerriers qui jusque-là avaient bravé les privations et les fatigues de tant de campagnes, succombent maintenant aux rigueurs du climat du Nord et à ses horreurs. C’est en vain que l’armée, en marche sur Wilna, rencontre des dépôts et des bataillons de réserve ; ils ne lui présentent guère qu’un secours passager, et ne servent qu’à grossir nos pertes. Arrachés de leurs quartiers et placés à l’arrière-garde, ces jeunes soldats, qui ne sont point depuis six mois endurcis par l’habitude des bivouacs, sont la plupart enlevés par la première nuit d’hiver.

C’est ainsi que l’armée se traîne péniblement, jonchant la grande route de morts, de mourants et de furieux; elle est harcelée par des essaims de cosaques qui, avides do butin, se jettent sur les traîneurs et les petits détache­ments. Pour repousser ces  attaques,  tous ceux  qui ont encore des armes se réunissent en troupes, et il s’engage par-ci par-là de petits combats ; des bouches à feu qu’on ne peut pas mener plus loin, faute de chevaux, font entendre ici leurs dernières décharges.

 

Le 5 décembre, Napoléon arrive à Smorgoni. C’est là qu’il va dicter son célèbre 29e Bulletin. A 10 heures du soir, il monte dans un traineau, accompagné de Caulaincourt et entame son retour à Paris. Dans deux autres calèches Fain, Constant, Duroc et Mouton prennent place et l’accompagnent.

Il a confié le commandement de ce qui reste de son armée, 70.000 hommes, sur le presque demi-million ayant passé la Niémen en juin)  à Murat.

Celui-ci doit maintenant rejoindre Wilna, où chacun espère pouvoir trouver des vivres et un peu de repos, avant d’aller jusqu’à Kowno, où tous ces malheureux pourront enfin repasser le Niémen et quitter le sol russe.

 

L’arrivée à Wilna est pour beaucoup une cruelle désillusion. Après une arrivée aux portes, plus que tumultueuse, et au cours de laquelle de nombreux rescapés trouvent hélas la mort, ceux qui le peuvent pénètrent dans la ville, pour s’apercevoir que les vivres tant espérées ont été pillées par ceux qui ont eu la chance d’arriver avant eux, ou dilapidées par des commissaires cupides.

 

7 décembre 1812 – Le café Liechtenstein, à Wilna

 

Un heureux hasard voulut que des officiers de la 25e division, qui, dès notre entrée en Russie, avaient découvert le café Lichtenstein, précédassent de quelques jours le retour de l’armée à Wilna; ils prirent possession de l’établissement, lequel dès lors devint le rendez-vous de presque tous les officiers de cette division qui purent gagner la ville, et même de ceux qui y étaient encore entrés le 9 décembre. Ce jour-là, le gros de l’armée, fort d’environ 40.000 hommes, opérant sa retraite dans le désordre le plus com­plet, suivi de près par l’arrière-garde, et pressé par les colonnes russes, atteignit Wilna et s’y précipita en déses­péré. Des milliers périrent sous les portes de la ville, victimes de cette presse affreuse ou d’un froid horrible. Ici, comme à la Bérézina, on foule aux pieds les morts et les vivants, et ce torrent d’hommes que le froid et la faim ont rendus furieux, se répand dans les rues de la ville consternée. Les habitants effrayés ferment leurs mai­sons et en refusent l’entrée. C’est un spectacle déchirant de voir ces malheureux, couverts de lambeaux, errer en furieux dans les rues par un froid de 28 degrés, suppliant, menaçant, cherchant en vain à pénétrer dans les demeures. Il n’y a pas jusqu’aux magasins qui ne leur soient interdits, faute de pouvoir présenter une permission par écrit. Les hôpitaux et les casernes ne peuvent plus recevoir personne ; ils offrent depuis longtemps le tableau de la misère la plus affligeante; sur le plancher glacé de leurs salles sans feu et dans tous les corridors on rencontre des malades, des mourants et des morts, entassés par rangées épaisses

Épilogue 1

 

21 décembre 1812 – Entre Braunsberg et Elbing

 

L’année 1812, en expirant a vu finir les souffrances inouïes, les dangers sans nombre et de tout genre de la fatale retraite de Moscou; mais aussi la Grande Armée a cessé d’être; ses corps n’existent plus, son nom immortel seul est resté. Tombés, mais tombés avec gloire, sur les champs de bataille de Krasnoï, de Smolensk, de Valoutina-Gora, de Polotsk, de Mojaïsk, de Malojaroslavetz, et dans d’autres combats moins importants; consumés par les maladies, par la faim, par les privations de toute espèce et par les rigueurs de l’hiver du Nord, la plupart des braves qui la composaient couvrent de leurs corps les vastes plaines de la Russie. On assigne aux faibles restes qui ont passé le Niémen des rendez-vous sur la Vistule; ceux du 3e corps devront se réunir d’abord à Dantzig, puis à Thorn, et la 25e division à lnowraclaw. C’est ainsi que la retraite de l’armée finit peu à peu par n’être plus en grande partie que des marches isolées vers les lieux assignés aux différents rendez-vous.

La présente feuille fait voir quelques militaires qui, sur la route entre Braunsberg et Elbing, sont sur le point de sortir d’un cabaret (Kretscham Karzma), où ils ont fait une courte halte pour dîner, afin de gagner à grands pas le gite où ils doivent passer la nuit.

 

Épilogue 2

La dernière planche présentée ici est une des plus originales, et aussi une des plus artistiques du recueil de Faber du Faur. C’est un simple dessin au trait, mais d’une énergie rare. Il représente un traîneau attelé de deux petits chevaux moscovites, à longue crinière et à mine sauvage. Dans le véhicule ont pris place un conduc­teur bizarrement vêtu et un personnage d’un accoutrement plus bizarre encore, mais sous les lourdes draperies duquel on peut deviner les traits de l’Empereur. Il est coiffé de la toque de loutre qu’il portait sur la route de Pnewa le 8 novembre.

Nous sommes aux environs de Wilkowiski le 14 dé­cembre 1812. Le traîneau glisse silencieusement sur la terre infiniment blanche, emportant vers Paris César et sa fortune… terriblement ébranlée. Les pieds des chevaux s’enfoncent profondément dans la neige. Sous le ciel lourd, dans l’air glacé, quelques arbres noirs détachent leurs grêles silhouettes, seuls témoins de cette fuite mystérieuse à travers le morne silence des espaces immenses.

Certes, la scène est inventée (le 14 décembre, Napoléon est déjà entre Dresde et Leipzig), mais elle tient lieu de symbole. C’est en effet à Wilkowiski que, cinq mois auparavant, il avait dicté sa célèbre Proclamation à la Grande Armée. Nous voici bien loin du passage du Niémen, sous la verdure des grands arbres, au milieu des rayons du soleil, au chant joyeux des clairons. Quelques mois ont suffi pour détruire presque complètement la plus formidable armée qui ait jamais existé, et pour précipiter la chute de la plus invincible, en apparence, des puissances humaines…

Et le traîneau glisse sans bruit pendant que le héros vaincu, mais inaccessible au découragement, laissant derrière lui des lacs de sang qu’éclaire la sinistre lueur des villes et des villages en flammes, d’où montent des cris de douleur et de malédiction, promène son regard sur la virginale blancheur des neiges, tout entier à son idée de revanche possible et à ses préoccupations dynastiques.

 

Chefs, soldats, tous mouraient. Chacun avait son tour.
Tandis qu’environnant sa tente avec amour,
Voyant son ombre aller et venir sur la toile,
Ceux qui restaient, croyant toujours à son étoile,
Accusaient le destin de lèse-majesté,
Lui se sentit soudain dans l’âme épouvanté.

Stupéfait du désastre et ne sachant que croire,
L’empereur se tourna vers Dieu ; l’homme de gloire
Trembla ; Napoléon comprit qu’il expiait
Quelque chose peut-être, et, livide, inquiet,
Devant ses légions sur la neige semées:

– Est-ce le châtiment, dit-il, Dieu des armées ? –

Alors il s’entendit appeler par son nom
Et quelqu’un qui parlait dans l’ombre lui dit : NON.