1812 -Quatorzième Bulletin de la Grande Armée

Smolensk, le 23 août 1812.

Smolensk peut être considérée comme une des belles villes de la Russie. Sans les circonstances de la guerre qui y ont mis le feu, ce qui a consumé d’immenses magasins de marchandises coloniales et de denrées de toute espèce, cette ville eût été d’une grande ressource pour l’armée. Même dans l’état où elle se trouve, elle sera de la plus grande utilité sous le point de vue militaire. Il reste de grandes maisons qui offrent de beaux emplacements pour les hôpitaux.

La province de Smolensk est très-fertile et très-belle, et fournira de grandes ressources pour les subsistances et les fourrages.

Les Russes ont voulu, depuis les évènements de la guerre, lever une milice d’esclaves-paysans qu’ils ont armés de mauvaises piques. Il y en avait déjà cinq mille réunis ici ; c’était un objet de dérision et de raillerie pour l’armée russe elle-même. On avait fait mettre à l’ordre du jour que Smolensk devait être le tombeau des Français, et que si l’on avait jugé convenable d’évacuer la Pologne, c’était à Smolensk qu’on devait se battre pour ne pas laisser tomber ce boulevard de la Russie entre nos mains.

La cathédrale de Smolensk est une des plus célèbres églises grecques de la Russie. Le palais épiscopal forme une espèce de ville à part.

La chaleur est excessive : le thermomètre s’élève jusqu’à vingt-six degrés ; il fait plus chaud qu’en Italie.

 

Combat de Polotsk[1].

Après le combat de Drissa, le duc de Reggio, sachant que le général ennemi Wittgenstein s’était renforcé de douze troisièmes bataillons de la garnison de Dunabourg, et voulant l’attirer à un combat en-deçà du défilé sous Polotsk, vint ranger les deuxième et sixième corps en bataille sous Polotsk.

Karl Philipp Fürst von Wrede (1767-1838), Hanstaengl, Lithographie 1828
Karl Philipp Fürst von Wrede (1767-1838), Hanstaengl, Lithographie 1828

Le général Wittgenstein le suivit, l’attaqua le 16 et le 17, et fut vigoureusement repoussé. La division bavaroise de Wrede[2], du sixième corps, s’est distinguée. Au moment où le duc de Reggio faisait ses dispositions pour profiter de la victoire et acculer l’ennemi sur le défilé, il a été frappé à l’épaule par un biscayen. Sa blessure, qui est grave, l’a obligé à se faire transporter à Wilna ; mais il ne paraît pas qu’elle doive être inquiétante pour les suites.

Le général comte Gouvion-Saint-Cyr a pris le commandement des deuxième et sixième corps. Le 17 au soir, l’ennemi s’était retiré au-delà du défilé. Le général Verdier a été blessé. Le général Maison a été reconnu général de division, et l’a remplacé dans le commandement de sa division. Notre perte est évaluée à mille hommes tués ou blessés. La perte des Russes est triple ; on leur a fait cinq cents prisonniers.[3]

Le 18, à quatre heures après-midi, le général Gouvion-Saint-Cyr, commandant les deuxième et sixième corps, a débouché sur l’ennemi, en faisant attaquer sa droite par la division bavaroise du comte de Wrede. Le combat s’est engagé sur toute la ligne ; l’ennemi a été mis dans une déroute complète et poursuivi pendant deux lieues, autant que le jour l’a permis. Vingt pièces de canon et mille prisonniers sont restés au pouvoir de l’armée française. Le général bavarois Deroy[4] a été blessé.

Le monument Deroy à Munich
Le monument Deroy à Munich

Combat de Valoutina[5].

Le 19, à la pointe du jour, le pont étant achevé, le maréchal duc d’Elchingen déboucha sur la rive droite du Borysthène, et suivit l’ennemi. À une lieue de la ville, il rencontra le dernier échelon de l’arrière-garde ennemie ; c’était une division de cinq à six mille hommes placés sur de belles hauteurs.

Il les fit attaquer à la baïonnette par le quatrième régiment d’infanterie de ligne[6] et par le soixante-douzième de ligne[7]. La position fut enlevée et nos baïonnettes couvrirent le champ de bataille de morts. Trois à quatre cents prisonniers tombèrent en notre pouvoir.

Les fuyards ennemis se retirèrent sur le second échelon qui était placé sur les hauteurs de Valoutina. La première position fut enlevée par le dix-huitième de ligne[8], et, sur les quatre heures après-midi, la fusillade s’engagea avec toute l’arrière-garde de l’ennemi qui présentait environ quinze mille hommes. Le duc d’Abrantès avait passé le Borysthène à deux lieues sur la droite de Smolensk ; il se trouvait déboucher sur les derrières de l’ennemi ; il pouvait, en marchant avec décision, intercepter la grande route de Moscou, et rendre difficile la retraite de cette arrière-garde. Cependant les autres échelons de l’armée ennemie qui étaient à portée, instruits du succès et de la rapidité de cette première attaque, revinrent sur leurs pas. Quatre divisions s’avancèrent ainsi pour soutenir leur arrière-garde, entre autres les divisions de grenadiers qui jusqu’à présent n’avaient pas donné ; cinq à six mille hommes de cavalerie formaient leur droite, tandis que leur gauche était couverte par des bois garnis de tirailleurs. L’ennemi avait le plus grand intérêt à conserver cette position le plus longtemps possible ; elle était très-belle et paraissait inexpugnable. Nous n’attachions pas moins d’importance à la lui enlever, afin d’accélérer sa retraite et de faire tomber dans nos mains tous les chariots de blessés et autres attirails dont l’arrière-garde protégeait l’évacuation. C’est ce qui a donné lieu au combat de Valoutina, l’un des plus beaux faits d’armes de notre histoire militaire.

Le général Gudin de la Sablonnière, commandant la 3e division de Davout
Le général Gudin de la Sablonnière, commandant la 3e division de Davout

À six heures du soir, la division Gudin qui avait été envoyée pour soutenir le troisième corps, dès l’instant qu’on s’était aperçu du grand secours que l’ennemi avait envoyé à son arrière-garde, déboucha en colonne sur le centre de la position ennemie, fut soutenue par la division du général Ledru, et, après une heure de combat, enleva la position. Le général comte Gudin, arrivant avec sa division, a été, dès le commencement de l’action, atteint par un boulet qui lui a emporté la cuisse ; il est mort glorieusement. Cette perte est sensible. Le général Gudin était un des officiers les plus distingués de l’armée ; il était recommandable par ses qualités morales, autant que par sa bravoure et son intrépidité. Le général Gérard a pris le commandement de sa division. On compte que les ennemis ont eu huit généraux tués ou blessés ; un général a été fait prisonnier.

Le lendemain, à trois heures du matin, l’empereur distribua sur le champ de bataille des récompenses à tous les régimens qui s’étaient distingués ; et comme le cent-vingt-septième, qui est un nouveau régiment, s’était bien comporté, S. M. lui a accordé le droit d’avoir un aigle, droit que ce régiment n’avait pas encore, ne s’étant trouvé jusqu’à présent à aucune bataille. Ces récompenses données sur le champ de bataille, au milieu des morts, des mourants, des débris et des trophées de la victoire, offraient un spectacle vraiment militaire et imposant.
L’ennemi après ce combat a tellement précipité sa retraite, que dans la journée du 20, nos troupes ont fait huit lieues sans pouvoir trouver de cosaques, et ramassant partout des blessés et des traînards.

Notre perte au combat de Valontina a été de six cents morts et deux mille six cents blessés. Celle de l’ennemi, comme l’atteste le champ de bataille, est triple. Nous avons fait un millier de prisonniers, la plupart blessés.

Ainsi, les deux seules divisions russes qui n’eussent pas été entamées aux combats précédents de Mohilef, d’Ostrovno, de Krasnoï et de Smolensk, l’ont été au combat de Valoutina.

Tous les renseignements confirment que l’ennemi court en toute hâte sur Moscou ; que son armée a beaucoup souffert dans les précédents combats, et qu’elle éprouve en outre une grande désertion. Les Polonais désertent en disant : vous nous avez abandonnés sans combattre ; quel droit avez-vous maintenant d’exiger que nous restions sous vos drapeaux ? Les soldats russes des provinces de Mohilef et de Smolensk profitent également de la proximité de leurs villages pour déserter et aller se reposer dans leur pays.

La division Gudin a attaqué avec une telle intrépidité, que l’ennemi s’était persuadé que c’était la garde impériale. C’est d’un mot faire le plus bel éloge du septième régiment d’infanterie légère, douzième, vingt-unième et cent-vingt-septième de ligne qui composent cette division.

Le combat de Valoutina pourrait aussi s’appeler une bataille, puisque plus de quatre-vingt mille hommes s’y sont trouvés engagés. C’est du moins une affaire d’avant-garde du premier ordre.

Le général Grouchy, envoyé avec son corps sur la route de Donkovtchina, a trouvé tous les villages remplis de morts et de blessés, et a pris trois ambulances contenant neuf cents blessés.
Les cosaques ont surpris à Liozna un hôpital de deux cents malades wurtembergeois, que, par négligence, on n’avait pas évacués sur Witepsk.

Du reste, au milieu de tous ces désastres, les Russes ne cessent de chanter des Te Deum ; ils convertissent tout en victoire ; mais malgré l’ignorance et l’abrutissement de ces peuples, cela commence à leur paraître ridicule et par trop grossier.

 

[1] 16-18 août 1812 – C’est la première bataille de Polotsk.

[2] Carl Philipp von Wrede (1767 – 1838), qui commande la 20e division d’infanterie du 6e corps d‘armée (Gouvion Saint-Cyr).

[3] Digby Smith : pertes françaises : 6.000 tués, blessés ou disparus. Oudinot est blessé. Les Bavarois Deroy et Siebein sont tués – pertes russes : environ 5.500 tués, blessés ou disparus

[4] Bernhard Erasmus von Deroy (1743 – 1812)

[5] Combat de Valutina-Gora.

[6] Colonel Massy. Le 4e de ligne fait partie de la 2e brigade (Joubert) de la 11e division d’infanterie (Razout) du 3e corps d‘armée (Ney)

[7] Colonel Lafitte. Le régiment fait partie de la 3e brigade (Bruny) de la 10e division d’infanterie (Ledru des Essarts) du 3e corps (Ney)

[8] Colonel Pelleport. Le régiment fait partie de la 2e brigade (Joubert) de la 11e division d’infanterie (Razout) du 3e corps d‘armée (Ney)