1810 – Incendie – Potocka – Le Consulat et le Premier empire

Mémoires de la comtesse Potocka[1]

L’incendie de l’ambassade d’Autriche à Paris

1er juillet 1810

 

Potocka
Potocka

 

Le prince de Schwarzenberg, ambassadeur d’Autriche, n’avait consenti à céder le pas qu’à la belle-sœur de la nouvelle Impératrice. Le bal qu’il donna suivit de près la fête de Neuilly et dut sa célébrité à l’horrible catastrophe qui le rendit historique. Le local de l’ambassade n’étant pas assez vaste pour que les deux mille personnes invitées pussent y trouver place, on avait construit au milieu du jardin une énorme salle de bal communiquant avec les appartements au moyen d’une élégante galerie. Cette salle et cette galerie, bâties en planches, étaient couvertes en toile gou­dronnée et décorée intérieurement de draperies de satin rosé et de gaze d’argent.

Je me trouvais dans la galerie au moment où le feu se déclara, et je dus peut-être mon salut à un incident qui m’avait vivement contrariée. J’avais une robe de tulle uni au bas de laquelle un bouquet de lilas blanc était rattaché à ma ceinture par une chaîne en diamants composée de lyres accrochées les unes aux autres; quand je dansais, cette chaîne se défaisait ; la comtesse de Brignole, qui me chape­ronnait ce soir-là, voyant que j’allais valser avec le vice-roi, voulut bien m’emmener dans la galerie et m’aider à enlever cette malencontreuse chaîne.

Pendant qu’elle avait la bonté de s’occuper de ce soin, j’aperçus, une des premières, la légère fumée produite par un candélabre posé au-dessous d’un feston de gaze; plusieurs jeunes gens s’étant groupés autour de nous, je m’empressai de leur faire re­marquer ce qui n’était encore qu’une menace. Aussitôt l’un d’eux s’élança sur une banquette; voulant prévenir le danger, il arracha avec vio­lence la draperie qui, en s’abaissant subitement au-dessus de la girandole, prit feu et communiqua la flamme au plafond de toile goudronnée. Fort heureusement pour moi, madame de Bri­gnole n’affronta pas le danger et, sans attendre une minute, s’empara de mon bras, traversa en courant tous les salons, se précipita au bas de l’escalier, et ne reprit haleine qu’après avoir tra­versé la rue et s’être réfugiée dans l’hôtel de madame Regnault, situé vis-à-vis de l’ambassade. Là, tombant sur un fauteuil, épuisée par la course et l’émotion, elle m’indiqua le balcon afin que je lui rendisse compte de ce qui se passait. Je ne comprenais rien à ce soudain effroi, car j’eusse volontiers continué de danser, tant il me semblait impossible qu’un danger sérieux nous menaçât dans un lieu où se trouvait l’Empereur !…

Bientôt des bouffées de fumée enveloppèrent la salle de bal et la galerie que nous venions de quitter. La musique ne se faisait plus entendre, une confusion bruyante avait succédé sans transition à l’éclat de la fête. Les cris, les gémissements, arri­vaient jusqu’à nous; le vent apportait des paroles distinctes, des accents désespérés; on s’appelait, on se cherchait, on voulait se rassurer sur le sort de ceux qu’on aimait et qui couraient cet horrible danger.

Au nombre des victimes se trouva la princesse de Schwarzenberg, belle-sœur de l’ambassadeur, qui, ne voyant pas sa fille à ses côtés, se précipita dans les flammes; — elle fut écrasée par un lustre dont la corde avait cédé. Hélas ! Son enfant, à l’abri du danger, l’appelait à grands cris. La princesse de Layen eut le même sort, mais elle survécut quelques jours. Sa fille se trouvant fiancée à je ne sais plus quel prince d’Allemagne, elle eut la force d’âme d’exiger que le mariage se fit au pied de son lit de douleur. Quantité d’autres personnes périrent: on en parla moins, parce qu’on ignorait le nom de beaucoup d’entre elles qui, étant venues de l’étranger ou de la province, payaient ainsi de leur vie un instant de plaisir. Plusieurs femmes se virent dépouillées de leurs bijoux ; des filous ayant escaladé le mur qui sépare le jardin de la rue, exercèrent leur métier en toute sécurité, à la faveur de la confusion générale.

En peu d’instants le salon de madame Regnault de Saint-Jean d’Angely se remplit de blessés. C’était un spectacle à la fois terrifiant et bizarre de voir toutes ces personnes couronnées de fleurs, en robes de bal, se livrant à des gémissements qui contrastaient cruellement avec leur parure.

Nous passâmes ainsi une grande partie de la nuit à les consoler et à les soulager autant qu’il fut en notre pouvoir; Lorsque vint le jour, il fallut bien s’en retourner. Gens et voitures, tout avait disparu. Celles qui pouvaient marcher se trouvèrent réduites à s’en aller à pied en costume de bal et en souliers de satin blanc. A cette heure matinale, les rues sont encombrées de charrettes de maraîchers ; on nous prit probablement pour des folles, et nous eûmes à subir des bordées de lazzi.

Quelque légers que soient les Parisiens, cette catastrophe produisit une vive et profonde impression. Elle donna lieu à des propos de tout genre; on voulut y voir les combinaisons d’une infâme politique. Ce qu’il y a de certain, c’est que des cour­tisans zélés avaient engagé l’Empereur à se retirer avant que la foule eût envahi toutes les issues, essayant de jeter dans son esprit un soupçon odieux; mais, toujours calme dans le danger, Na­poléon ne prêta point l’oreille à ces mesquines insinuations : il rentra à l’ambassade après avoir mis l’Impératrice en voiture, disant au prince de Schwarzenberg qu’il venait l’aider à éteindre le feu.

Ce mot produisit un grand effet, pénétra les Autrichiens d’admiration et de reconnaissance. Tous les Allemands présents à la fête, l’ambassadeur en tête, entourèrent l’Empereur, et ce rem­part de cœurs plus ou moins ennemis valait pour le moment un détachement de la garde impériale.


NOTES

[1] Anna Tyszkiewicz, comtesse Potocka (1776/1777 –