1810 – Incendie – Constant – Le Consulat et le Premier empire
Mémoires de Constant
L’incendie de l’ambassade d’Autriche à Paris

L’impératrice était dans un âge où l’on a goût aux bals et aux fêtes, et l’empereur craignait pardessus (ont qu’elle s’ennuyât. Aussi les réjouissances et les divertissements abondaient-ils à la cour et à la ville. Une fête offerte à Leurs Majestés par le prince de Schwartzenberg, ambassadeur d’Autriche, se termina par des malheurs affreux. Le prince occupait l’ancien hôtel de Montesson dans la rue de la Chaussée-d’Antin. Pour donner son bal, il avait fait ajouter aux appartements déjà existants une vaste salle et une galerie en bois, décorées avec une profusion de fleurs, de draperies, de candélabres, etc. Au moment où, après avoir assisté pendant deux où trois heures à la fête, l’empereur se retirait, un des rideaux, agité par un courant d’air, prit feu aux bougies qui se trouvaient trop près des fenêtres, et s’enflamma en un instant. Quelques jeunes gens firent de vains efforts pour éteindre le feu, en arrachant les draperies et en étouffant la flamme dans leurs mains. En un clin d’oeil les rideaux, les papiers et les guirlandes furent consumés, et la charpente commença à brûler.
L’empereur fut un des premiers qui s’aperçurent des progrès de l’incendie et en prévirent les suites. Il s’approcha de l’impératrice, qui déjà s’était levée pour venir vers lui, et sortit avec elle, non sans quelque difficulté, à cause de la foule qui se précipitait vers les portes. Les reines de Hollande, de Naples, de Westphalie, la princesse Borghèse, etc., suivirent Leurs Majestés. La vice-reine d’Italie, qui était grosse de plusieurs mois, était restée dans la salle, sur l’estrade où s’était placée la famille impériale. Le vice-roi, craignant autant pour sa femme la presse que l’incendie, la sauva par une petite porte que l’on avait ménagée sur l’estrade pour apporter des rafraîchissements à Leurs Majestés. On n’avait point songé à cette issue avant le prince Eugène ; quelques personnes en profitèrent pour sortir avec lui. Sa majesté la reine de Westphalie, parvenue sur la terrasse, ne se crut point encore en sûreté, et, dans son effroi, elle s’élança dans la rue Taitbout, où elle fut relevée par un passant.
L’empereur accompagna l’impératrice jusqu’à l’entrée des Champs-Elysées; là il la quitta pour retourner au lieu de l’incendie, et ne rentra à Saint-Cloud que sur les quatre heures du matin,
Depuis l’arrivée de l’impératrice, nous étions dans des transes affreuses; il n’était pas une âme au château qui ne fût en proie à l’inquiétude la plus vive au sujet de l’empereur. Enfin il arriva sans accident, mais très fatigué, les habits en désordre et le visage échauffé de l’incendie; ses souliers et ses bas étaient noircis et brûlés par le feu. Il se rendit d’abord tout droit chez l’impératrice, pour s’assurer si elle était bien remise de la frayeur qu’elle avait éprouvée; ensuite il rentra dans sa chambre, et, jetant son chapeau sur son lit, se laissa tomber dans un fauteuil eu s’écriant : « Mon Dieu, quelle fête ! » Je remarquai que les mains de l’empereur étaient toutes charbonnées; il avait perdu ses gants au feu. Sa Majesté était d’une tristesse profonde. Pendant que je la déshabillais, elle me demanda si j’avais été à la fête du prince : je répondis que non; alors elle daigna me donner quelques détails sur le déplorable événement. L’empereur parlait avec une émotion que je ne lui ai vue que deux ou trois fois en sa vie, et qu’il n’éprouva pas pour ses propres infortunes. « L’incendie de cette nuit, dit Sa Majesté, a dévoré une femme héroïque. La belle-soeur du prince de Schwartzenberg, entendant sortir de la salle embrasée des cris qu’elle a crus poussés par sa fille aînée, s’est jetée au milieu des flammes. Le plancher, déjà réduit en charbon, s’est enfoncé sous ses pieds; elle a disparu. La pauvre mère s’était trompée ! Tous ses enfants étaient hors de danger. On a fait des efforts inouïs pour la retirer des flammes; mais on ne l’a eue que morte, et tous les secours de la médecine ont été vainement prodigués pour la rappeler à la vie. La malheureuse princesse était grosse et très avancée dans sa grossesse; j’ai moi-même conseillé au prince d’essayer de sauver au moins l’enfant. On l’a retiré vivant du cadavre de sa mère; mais il n’a vécu que quelques minutes. »
L’émotion de l’empereur redoubla à la fin de ce récit. J’avais eu soin de lui tenir un bain tout prêt, prévoyant qu’il en aurait besoin à son retour. Sa Majesté le prit en effet, et, après ses frictions habituelles, elle se trouva, comme on dit, un peu remontée. Cependant je me souviens qu’elle exprima la crainte que le terrible accident de cette nuit ne fût l’annonce d’événements funestes, et elle conserva longtemps cette appréhension. Trois ans après, pendant la déplorable campagne de Russie, on annonça un jour à l’empereur que le corps d’armée commandé par le prince de Schwartzenberg avait été détruit, et que le prince lui-même avait péri : il se trouva heureusement que la nouvelle était fausse ; mais lorsqu’on vint l’apporter à Sa Majesté, elle s’écria, comme pour répondre à une idée qui la préoccupait depuis longtemps : « C’était donc lui que menaçait le mauvais présage ! »
Vers le matin, l’empereur envoya des pages chez toutes les personnes qui avaient souffert de la catastrophe, pour les complimenter de sa part et demander de leurs nouvelles. On rapporta à Sa Majesté de tristes réponses : Madame la princesse de la Layen, nièce du prince primat, avait succombé à ses blessures. On désespérait des jours du général Touzart, de sa femme et de sa fille, qui moururent en effet dans la journée. Il y eut encore d’autres victimes de ce désastre. Au nombre des personnes qui y échappèrent, après de longues souffrances, se trouvèrent le prince Kourakin et madame Durosnel, femme du général de ce nom.
Le prince Kourakin, toujours remarquable par l’éclat autant que par le goût singulier de sa toilette, s’était paré pour le bal, d’un habit d’étoffe d’or; ce fut ce qui le sauva. Les flammèches et les brandons glissèrent sur son habit et sur les décorations dont il était couvert, comme sur une cuirasse. Cependant le prince garda le lit pendant plusieurs mois. Dans le tumulte causé par l’incendie, il était tombé sur le dos, avait été longtemps foulé aux pieds et meurtri, et n’avait dû son salut qu’à la présence d’esprit et à la force d’un musicien qui l’avait relevé et porté hors de la foule.
Le général Durosnel, dont la femme s’était évanouie dans la salle du bal, s’élança au milieu des flammes et reparut aussitôt, ayant dans ses bras son précieux fardeau; il porta ainsi madame Durosnel jusque dans une maison du boulevard, où il la déposa pour aller chercher une voiture dans laquelle il la fît transporter à son hôtel. Madame la comtesse Durosnel avait été cruellement brûlée, et elle en resta plus de deux ans malade. Dans le trajet que fit le général, de l’hôtel de l’ambassadeur au boulevard, il vit à la lueur de l’incendie un voleur qui enlevait le peigne de sa femme évanouie dans ses bras. Ce peigne était enrichi de diamants et d’un très grand prix.
Madame Durosnel avait pour son mari une tendresse égale à celle de son mari pour elle. A la suite d’un combat sanglant de la seconde campagne de Pologne, le général Durosnel fut perdu pendant plusieurs jours, et l’on écrivit en France qu’on le croyait mort. La comtesse, désespérée, tomba malade de douleur, et fut sur le point de mourir. Quelque temps après, on apprit que le général, blessé grièvement, mais non mortellement, avait été retrouvé, et que sa guérison serait prompte. Lorsque madame Durosnel reçut cette heureuse nouvelle, sa joie alla jusqu’au délire; elle fit faire dans la cour de son hôtel, un tas de ses habits de deuil et de ceux de ses gens, y mit le feu, et vit brûler ces lugubres vêtements avec des transports et des éclats de gaîté folle.
Deux jours après l’incendie de l’hôtel du prince de Schwartzenberg, l’empereur reçut la nouvelle de l’abdication de son frère Louis. Sa Majesté parut d’abord très-contrariée de cet événement, et dit à quelqu’un qui entrait dans sa chambre, à l’instant où elle venait d’en être informée: «J’avais bien prévu cette sottise de Louis, mais je ne croyais pas qu’il fût si pressé de la faire. » Néanmoins l’empereur en prit bientôt son parti, et à quelques jours de là, Sa Majesté qui, pendant sa toilette, n’avait pas ouvert la bouche, sortit tout d’un coup de sa préoccupation, au moment où je lui présentai son habit, et me donnant deux ou trois de ses tapes familières: « M. Constant, me dit-elle, savez-vous quelles sont les trois capitales de l’empire français ? » Et, sans me donner le temps de répondre, l’empereur continua: « Paris, Rome, Amsterdam. Cela fait un bon effet; n’est-il pas vrai ? »