1806 – Quinzieme Bulletin de la Grande Armée
Wittenberg, 23 octobre 1806
Voici les renseignements qu’on a pu recueillir sur les causes de cette étrange guerre.
Le général Schmettau (mort prisonnier à Weimar) fit un mémoire écrit avec beaucoup de force, et dans lequel il établissait que l’armée prussienne devait se regarder comme déshonorée, qu’elle était cependant en état de battre les Français, et qu’il fallait faire la guerre. Les généraux Rüchel (tué) et Blücher (qui ne s’est sauvé que par un subterfuge, en abusant de la bonne foi française) souscrivirent ce mémoire, qui était rédigé en forme de pétition au Roi. Le prince Louis-Ferdinand de Prusse (tué) l’appuya de toutes sortes de sarcasmes. L’incendie gagna toutes les têtes. Le duc de Brunswick (blessé très-grièvement), homme connu pour être sans volonté et sans caractère, fut enrôlé dans la faction de la guerre. Enfin, le mémoire étant ainsi appuyé, on le présenta au Roi. La Reine se chargea de disposer l’esprit de ce prince et de lui faire connaître ce qu’on pensait de lui. Elle lui rapporta qu’on disait qu’il n’était pas brave, et que, s’il ne faisait pas la guerre, c’est qu’il n’osait pas se mettre à la tête de l’armée. Le Roi, réellement aussi brave qu’aucun prince de Prusse, se laissa entraîner, sans cesser de conserver l’opinion intime qu’il faisait une grande faute.
Il faut sigualer les hommes qui n’ont pas partagé les illusions des partisans de la guerre : ce sont le respectable feld-maréchal Moellendorf et le général Kalkreuth.
On assure qu’après la belle charge du 9e et du 10e régiment de hussards, à Saalfeld, le Roi dit :
« Vous prétendiez que la cavalerie francaise ne valait rien, voyez cependant ce que fait la cavalerie légère, et jugez ce que feront les cuirassiers. Ces troupes ont acquis leur supériorité par quinze ans de combats; il en faudrait autant afin de parvenir à les égaler; mais qui de nous serait assez ennemi de la Prusse pour désirer cette terrible épreuve ? «
L’Empereur, déjà maître de toutes les communications et des magasins de l’ennemi, écrivit, le 12 de ce mois, la lettre ci-joint qu’il envoya au roi de Prusse par l’officier d’ordonnance Montesquiou. (voir la lettre du 12 octobre, écrite de Gera)
Cet officier arriva le 13, à quatre heures après midi, au quartier du général Hohenlohe, qui le retint auprès de lui et qui prit la lettre dont il était porteur. Le camp du roi de Prusse était à deux lieues en arrière; ce prince devait donc recevoir la lettre de l’Empereur au plus tard à six heures du soir; on assure cependant qu’il ne la reçue que le 14, à neuf heures du matin, C’est-à-dire lorsque déjà l’on se battait.
On rapporte aussi que le roi de Prusse dit alors :
« Si cette lettre était arrivée plus tôt, peut-être aurait-on pu ne pas se battre; mais ces jeunes gens ont la tête tellement montée, que, s’il eût été question hier de paix, je n’aurais pas ramené le tiers de mon armée à Berlin. «
Le roi de Prusse a eu deux chevaux tués sous lui et a reçu un coup de fusil dans la manche.
Le duc de Brunswick a eu tous les torts dans cette guerre; il a mal conçu et mal dirigé les mouvements de l’armée; il croyait l’Empereur à Paris, lorsqu’il se trouvait sur ses flancs; il pensait avoir l’initiative des mouvements, et il était déjà tourné.
Au reste, la veille de la bataille, la consternation était déjà dans les chefs. Ils reconnaissaient qu’on était mal posté, et qu’on allait jouer le va-tout de la monarchie. Ils disaient tous :
« Eh bien, nous payerons de notre personne; «
ce qui est d’ordinaire le sentiment des hommes qui conservent peu d’espérance.

La Reine se trouvait toujours au quartier général à Weimar; il a bien fallu lui dire enfin que les circonstances étaient sérieuses, et que le lendemain il pouvait se passer de grands événements pour la monarchie prussienne. Elle voulait que le Roi lui dît de s’en aller et, en effet, elle fut mise dans le cas de partir.
Lord Morpeth, envoyé par la cour de Londres pour marchander le sang prussien, mission véritablement indigne d’un homme tel que lui, arriva le 11 à Weimar, chargé de faire des offres séduisantes et de proposer des subsides considérables. L’horizon s’était déjà obscurci. Le cabinet ne voulut pas voir cet envoyé; il lui fit dire qu’il y avait peut-être peu de sûreté pour sa personne, et il l’engagea à retourner à Hambourg pour y attendre l’événement. Qu’aurait dit la duchesse de Devonshire si elle avait vu son gendre chargé de Souffler le feu de la guerre, de venir offrir un or empoisonné, et obligé de revenir sur ses pas tristement et en grande hâte ? On ne peut que s’indigner de voir l’Angleterre compromettre ainsi des agents estimables et jouer un rôle aussi odieux.
On n’a point encore de nouvelles de la conclusion d’un traité entre la Prusse et la Russie, et il est certain qu’aucun Russe n’a paru jusqu’à ce jour sur le territoire prussien. Du reste l’armée désire fort les voir; ils trouveront Austerlitz en Prusse.
Le prince Louis-Ferdinand de Prusse et les autres généraux qui ont succombé sous les premiers coups des Français sont aujourd’hui désignés comme les principaux moteurs de cette incroyable frénésie. Le Roi, qui en a couru toutes les chances et qui supporte tous les malheurs qui en ont été le résultat, est, de tous les hommes entraînés par elle, celui qui y était demeuré le plus étranger.
Il y a à Leipzig une telle quantité de marchandises anglaises, qu’on a déjà offert soixante millions pour les racheter.
On se demande ce que l’Angleterre gagnera à tout ceci. Elle pouvait recouvrer le Hanovre, garder le cap de Bonne-Espérance, conserver Malte, faire une paix honorable et rendre la tranquillité au monde. Elle a voulu exciter la Prusse contre la France, pousser l’Empereur et la France à bout. Eh bien, elle a conduit la Prusse à sa ruine, procuré à l’Empereur une plus grande gloire, à la France une plus grande puissance, et le temps approche où l’on pourra déclarer l’Angleterre en état de blocus continental. Est-ce donc avec du sang que les Anglais ont espéré alimenter leur commerce et ranimer leur industrie ? De grands malheurs peuvent fondre sur l’Angleterre. L’Europe les attribuera à la perte de ce ministre, honnête homme, qui voulait gouverner par des idées grandes et libérales, et que le peuple anglais pleurera un jour avec des larmes de sang.
Les colonnes francaises sont déjà en marche sur Potsdam et Berlin. Les députés de Potsdam sont arrivés pour demander une sauvegarde.
Le quartier général est aujourd’hui à Wittenberg.