1806 – Cinquième Bulletin de la Grande Armée

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La bataille de Jéna a lavé l’affront de Rosbach , et décidé, en sept jours, une campagne qui a entièrement calmé cette frénésie guerrière qui s’était emparée des têtes prussiennes.

Voici la position de l’armée au 13.

Le grand-duc de Rerg et le maréchal Davout avec leurs corps d’armée, étaient à Naumbourg, ayant des partis sur Leipsick et Halle.

Le corps du maréchal prince de Ponte-Corvo était en marche pour se rendre à Dornbourg.

Le corps du maréchal Lannes arrivait à Jéna.

Le corps du maréchal Augereau était en position Kala.

Le corps du maréchal Ney était à Roda.

Le quartier général à Géra.

L’empereur, en marche pour se rendre à Jéna.

Le corps du maréchal Soult , de Géra était en marche pour prendre une position plus rapprochée, à l’embranchement des routes de Naumbourg et de Jéna.

Voici la position de l’ennemi.

Le roi de Prusse , voulant commencer les hostilités au 9 octobre, en débouchant sur Francfort par sa droite , sur Wurtzbourg par son centre , et sur Bamberg par sa gauche , toutes les divisions de son armée étaient disposées pour exécuter ce plan ; mais l’armée française , tournant sur l’extrémité de sa gauche , se trouva en peu de jours à Saalbourg, à Lobenstein, à Schleitz, à Géra, à Naumbourg. L’armce prussienne, tournée , employa les journées des 9, 10, 11 , et 12 à rappeler tous ses détachements, et le 13 elle se présenta en bataille entre Capeldorf et Auerstædt, forte de près de cent cinquante mille hommes.

Le 13, à deux heures après midi, l’Empereur arrivait à Jéna ; et sur un petit plateau qu’occupait notre avant-garde, il aperçut les dispositions de l’ennemi, qu paraissait manœuvrer pour attaquer le lendemain, et forcer les divers débouchés de la Saale. L’ennemi défendait en force, et par une position inexpugnable, la chaussée de Jéna à Weimar , et paraissait penser que les Français ne pourraient déboucher dans la plaine, sans avoir forcé ce passage. Il ne paraissait pas possible, en effet de faire monter de l’artillerie sur le plateau , qui , d’ailleurs , était si petit , que quatre bataillons pouvaient à peine s’y déployer. On fit travailler toute la nuit à un chemin dans le roc , et l’on parvint à con­duire l’artillerie sur la hauteur.

Le maréchal Davoust reçut l’ordre de déboucher par Naumbourg , pour défendre les délilés de Koesen , si l’ennemi voulait marcher sur Naumbourg ou pour se rendre à Apolda pour le prendre à dos , s’il restait dans la position où il était.

Le corps du maréchal prince de Ponte-Corvo fut destiné à déboucher de Dornbourg pour tomber sur les derrières de l’ennemi , soit qu’il se portât en force sur Naumbourg , soit qu’il se portât sur Jéna.

La grosse cavalerie , qui n’avait pas encore rejoint l’armée, ne pouvait la rejoindre qu’à midi ; la cavalerie de la garde impériale était à trente-six heures de distance, quelque fortes marches qu’elle eut faites depuis son départ de Paris. Mais il est des moments à la guerre où aucune considération ne doit balancer l’avantage de prévenir l’ennemi et de l’attaquer le premier. L’Empereur fit ranger sur le plateau qu’occupait l’avant-garde , que l’ennemi paraissait avoir négligé , et vis-à-vis duquel il était en position , tout le corps du maréchal Lannes ; ce corps d’armée fut rangé par les soins du général Victor, chaque division formant une aile. Le maréchal Lefebvre fit ran­ger au sommet la garde impériale en bataillon carré, l’Empereur bivouaqua au milieu de ses braves. La nuit offrait un spectacle digne d’observation : celui de deux armées dont l’une déployait son front sur six lieux d’étendue, et embrasait de ses feux l’atmosphère , l’autre dont les feux apparents étaient concentrés sur un petit point ; et dans l’une et l’autre armée, de l’activité et du mouvement : les feux des deux armées étaient à une demi-portée de canon ; les sentinelles se touchaient presque , et il ne se faisait pas un mouve­ment qui ne fût entendu.

Les corps des maréchaux Ney et Soult passaient la nuit en marche. A la pointe du jour , toute l’armée prit les armes. La division Gazan était rangée sur trois lignes, sur la gauche du plateau. La division Suchet formait la droite ; la garde impériale occupait le sommet du monticule, chacun de ces corps ayant ses canons dans les intervalles. De la ville et des val­lées voisines , on avait pratiqué des débouchés qui per­mettaient le déploiement le plus facile aux troupes qui n’avaient pu être placées sur le plateau ; car c’était peut-être la première fois qu’une armée devait passer par un si petit débouché.

Un brouillard épais obscurcissait le jour. L’Empe­reur passa devant plusieurs lignes. Il recommanda aux soldats de se tenir en garde contre cette cavalerie prussienne qu’on peignait comme si redoutable. Il les fit souvenir qu’il y avait un an qu’à la même époque ils avaient pris Ulm ; que l’armée prussienne, comme l’armée autrichienne, était aujourd’hui cernée, ayant perdu sa ligne d’opérations, ses magasins; qu’elle ne se battait plus dans ce moment pour la gloire , mais pour sa retraite ; que cherchant à faire une trouée sur différents points , les corps d’armée qui la laisseraient passer seraient perdus d’honneur et de réputation. A ce discours animé , le soldat répondit par des cris de marchons. Les tirailleurs engagèrent l’action ; la fu­sillade devint vive. Quelque bonne que fut la position que l’ennemi occupait, il en fut débusqué , et l’armée française, débouchant dans la plaine , commença à prendre son ordre de bataille.

De son côté , le gros de l’armée ennemie, qui n’a­vait eu le projet d’attaquer que lorsque le brouillard serait dissipé , prit les armes. Un corps de 5o,ooo hommes de la gauche se posta pour couvrir les défilés de Naumbourg et s’emparer des débouchés de Koezen ; mais il avait déjà été prévenu par le maré­chal Davoust. Les deux autres corps , formant une force de 80,000 hommes , se portèrent en avant de l’armée française qui débouchait du plateau de Jéna. Le brouillard couvrit les deux armées pendant deux heures ; mais enfin il fut dissipé par un beau soleil d’automne. Les deux armées s’aperçurent à petite portée de canon. La gauche de l’armée française , appuyée sur un village et des bois , était commandée par le maréchal Augereau. La garde impériale la sé­parait du centre , qu’occupait le corps du maréchal Lannes. La droite était formée par le corps du maré­chal Soult : le maréchal Ney n’avait qu’un simple corps de 3ooo hommes, seules, troupes qui fussent arrivées de son corps d’armée.

L’armée ennemie était nombreuse et montrait une belle cavalerie. Ses manœuvres étaient exécutées avec précision et rapidité. L’Empereur eut désiré retarder de deux heures d’en venir aux mains, afin d’attendre, dans la position qu’il venait de prendre après l’atta­que du matin , les troupes qui devaient le joindre , et surtout sa cavalerie ; mais l’ardeur française l’em­porta. Plusieurs bataillons s’étant engagés au village de Hollstedt, il vit l’ennemi s’ébranler pour les en déposter. Le maréchal Lannes reçut ordre sur-le-champ de marcher en échelons pour soutenir ce vil­lage. Le maréchal Soult avait attaqué un bois sur la droite ; l’ennemi ayant fait un mouvement de sa droite sur notre gauche , le maréchal Augereau fut chargé de le repousser ; en moins d’une heure , l’ac­tion devint générale : 300,000 hommes avec 7 ou 800 pièces de canon semaient partout la mort, et offraient un de ces spectacles rares dans l’histoire. De part et d’autre on manoeuvra constamment comme à une parade. Parmi nos troupes, il n’y eut jamais le moindre désordre; la victoire ne fut pas un moment incertaine. L’Empereur eut toujours auprès de lui , in­dépendamment de la garde impériale , un bon nom­bre de troupes de réserve pour pouvoir parer à tout accident imprévu.

Le maréchal Soult ayant enlevé le bois qu’il atta­quait depuis deux heures , fit un mouvement en avant. Dans cet instant , on prévint l’Empereur que la di­vision de cavalerie française de réserve commençait à se placer, et que deux nouvelles divisions du corps du maréchal Ney se plaçaient en arrière sur le champ de bataille. On fit alors avancer toutes les troupes qui étaient en réserve sur la première ligne , et qui se trouvant ainsi appuyées , culbutèrent l’ennemi dans un clin d’œil , et le mirent en pleine retraite. Il la fit en ordre pendant la première heure; mais elle devint un affreux désordre du moment que nos divi­sions de dragons et nos cuirassiers, ayant le grand- duc de Berg à leur tête, purent prendre part à l’af­faire. Ces braves cavaliers, frémissant de voir la vi­toire se décider sans eux , se précipitèrent partout où ils rencontrèrent des ennemis. La cavalerie , l’infan­terie prussienne, ne purent soutenir leur choc. En vain l’infanterie ennemie se forma en bataillons carrés ; cinq de ces bataillons furent enfoncés ; artillerie , cavalerie , infanterie, tout fut culbuté et pris. Les Français arrivèrent à Weimar en même temps que l’ennemi, qui fut ainsi poursuivi pendant l’espace de six lieues.

A notre droite , le corps du maréchal Davoust faisait des prodiges. Non-seulement il contint, mais mena battant pendant plus de trois lieues , le gros des troupes ennemies qui devait déboucher du côte de Koesen. Ce maréchal a déployé une bravoure distinguée et de la fermeté de caractère , première qua­lité d’un homme de guerre. Il a été secondé par les  généraux Gudin , Friant, Morand , Daultanne , chef de l’état-major, et par la rare intrépidité de son brave corps d’armée.

Les résultats de la bataille sont 30 à 40 mille prisonniers ; il en arrive à chaque moment ; 25 ou 30 drapeaux , 300 pièces de canon , des magasins immenses de subsistances. Parmi les prisonniers se trouvent plus de 20 généraux , dont plusieurs lieutenants généraux, entre autres le lieutenant général Schmettau. Le nombre des morts est immense dans l’armée prussienne. On compte qu’il y a plus de 20,000 tués ou blessés. Le feld-maréchal Moellendorff a été blessé ; le duc de Brunswick a été tué; le général Ruchel a été tué; le prince Henri de Prusse grièvement blessé. Au dire des déserteurs , des prisonniers et des parle­mentaires , le désordre et la consternation sont extrêmess dans les débris de l’armée ennemie.

De notre côté, nous n’avons à regretter, parmi les généraux , que la perte du général de brigade Debilly, excellent soldat; parmi les blessés , le général de bri­gade Conroux; parmi les colonels morts, les colonels Vergès , du 12e régiment d’infanterie de ligne; Lamotte, du 36e ; Barbanègre , du 9e de hussards ; Marigny , du 20e de chasseurs; Harispe , du 16e d’infanterie légère ; Dulembonrg , du 1er de dragons; Nicolas , du 61e de ligne ; Viala , du 81e, Higonet , du 108e.

Les hussards et les chasseurs ont montré dans cette journée une audace digne des plus grands éloges. La cavalerie prussienne n’a jamais tenu devant eux , et toutes les charges qu’ils ont faites devant l’infanterie ont été heureuses.

Nous ne parlons pas de l’infanterie française; il est reconnu depuis longtemps que c’est la meilleure infanterie du monde. L’Empereur a déclaré que la cavalerie française, après l’expérience des deux campagnes et de cette dernière bataille, n’avait pas d’égale.

L’armée prussienne a , dans cette bataille , perdu toute retraite et toute sa ligne d’opérations. Sa gauche, poursuivie par le maréchal Davoust, opéra sa retraite sur Weimar , dans le temps que sa droite et son centre se retiraient de Weimar sur Naumbourg. La confu­sion fut donc extrême. Le roi a dû se retirer à travers champs , à la tête de son régiment de cavalerie.

Notre perte est évaluée à 1000 ou 1100 tués: et 3000 blessés. Le grand-duc de Berg investit  en ce moment la place d’Erfurt , où se trouve un corps d’ennemis que commandent le maréchal Moellendorff et le prince d’Orange.

L’état-major s’occupe d’une relation officielle qui fera connaître dans tous ses détails cette bataille, et les services rendus par les différents corps d’armée et régimens. Si cela peut ajouter quelque chose aux ti­tres qu’a l’armée à l’estime et à la considération de la nation , rien ne pourra ajouter au sentiment d’attendrissement qu’ont éprouvé ceux qui ont été témoins de l’enthousiasme et de l’amour qu’elle témoignait à l’Empereur au plus fort du combat. S’il y avait un moment d’hésitation, le seul cri de vive l’Empereur ! ranimait les courages et retrempait toutes les âmes. Au fort de la mêlée , l’Empereur voyant ses ailes menacées par la cavalerie, se portait au galop pour ordonner des manœuvres et des changements de front en carrés ; il était interrompu à chaque instant par des cris de vive l’Empereur ! La garde impériale à pied voyait avec un dépit qu’elle ne pouvait dissi­muler, tout le monde aux mains et elle dans l’inac­tion. Plusieurs voix firent entendre les mots en avant !

« Qu’est-ce ? dit l’Empereur ; ce ne peut être qu’un jeune homme qui n’a pas de barbe qui peut vouloir préjuger ce que je dois faire; qu’il attende qu’il ait commandé dans trente batailles rangées , avant de prétendre me donner des avis. »

C’était effectivement des vélites , dont le jeune courage était impatient de se signaler.

Dans une mêlée aussi chaude , pendant que l’ennemi perdait presque tous ses généraux , on doit remercier cette providence qui gardait notre armée. Aucun homme de marque n’a été tué ni blessé. Le maréchal Lannes a eu un biscayen qui lui a rasé la  poitrine sans le blesser. Le maréchal Davoust a eu son chapeau emporté et un grand nombre de balles dans ses habits. L’Empereur a toujours été entouré, partout où il a paru , du prince de Neufchâtel, du maréchal Bessières , du grand maréchal du palais Duroc , du grand écuyer Caulaincourt , et de ses aides de camp et écuyers de service. Une partie de l’armée n’a pas donné , ou est encore sans avoir tiré un coup de fusil.