1805 – VINGT-DEUXIÈME BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE
VINGT-DEUXIÈME BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE [1]
A Saint-Polten[2], le 22 brumaire an 14[3].
Le maréchal Davoust a poursuivi ses succès. Tout le corps de Meerfeld[4] est détruit. Ce général s’est sauvé avec une centaine de hullans[5].
Le général Marmont est à Léoben. Il y a fait 100 hommes de cavalerie prisonniers.
Le prince Murat était depuis trois jours à une demie-lieue de Vienne[6]. Toutes les troupes autrichiennes avaient évacué cette ville. La garde nationale y faisait le service. Elle était animée d’un très-bon esprit.
Aujourd’hui 22 brumaire, les troupes françaises ont fait leur entrée dans cette capitale.
Les russes se sont refusés à toutes les tentatives que l’on a faites pour les engager à livrer bataille sur les hauteurs de Saint-Polten (Saint-Hypolite). Ils ont passé le Danube à Crems[7], & aussitôt après leur passage, brûlé le pont qui était très-beau.
Le 20 à la pointe du jour, le maréchal Mortier, à la tête de six bataillons[8], s’est porté sur Stein[9]. Il croyait y trouver une arrière-garde, mais toute l’armée russe y était encore, ses bagages n’ayant pas filé ; alors s’est engagé le combat de Diernstein[10], à jamais mémorable dans les annales militaires. Depuis six heures du matin jusqu’à quatre heures de l’après-midi, ces quatre mille braves firent tête à l’armée russe, & mirent en déroute tout ce qui leur fut opposé.
Maîtres du village de Loiben[11], ils croyaient la journée finie : mais l’ennemi, irrité, d’avoir perdu dix drapeaux, six pièces de canon, neuf cents hommes faits prisonniers, & deux mille hommes tués, avait fait diriger deux colonnes par des gorges difficiles, pour tourner les français. Aussitôt que le maréchal Mortier s’aperçut de cette manœuvre, il marcha droit aux troupes qui l’avaient tourné, & se fit jour au travers des lignes de l’ennemi, dans l’instant même où le 9e régiment d’infanterie légère[12] & le 32e d’infanterie de ligne[13], ayant chargé un autre corps russe, avaient mis ce corps en déroute, après lui avoir pris deux drapeaux & 400 hommes.
Cette journée a été une journée de massacre. Des monceaux de cadavres couvraient un champ de bataille étroit. Plus de quatre mille russes ont été tués ou blessés ; treize cents ont été faits prisonniers. Parmi ces derniers se trouvent deux colonels.
De notre côté, la perte a été considérable. Le 4e.[14] & le 9e d’infanterie légère ont le plus souffert. Les colonels du 100e.[15] & du 103e.[16] ont été légèrement blessés. Le colonel Watier, du 4e régiment de dragons, a été tué[17]. S.M. l’avait choisi pour un de ses écuyers. C’était un officier d’une grande valeur. Malgré les difficultés du terrain, il était parvenu à faire, contre une colonne russe, une charge très-brillante ; mais il fut atteint d’une balle, & trouva la mort dans la mêlée.
Il paraît que les russes se retirent à grandes journées.
L’empereur d’Allemagne, l’impératrice[18], le ministère & la cour sont à Brünn[19] en Moravie. Tous les grands ont quitté Vienne. Toute la bourgeoisie y est restée. On attend à Brünn l’empereur Alexandre, à son retour de Berlin[20].
Le général comte de Giulay a fait plusieurs voyages, porteur de lettres des Empereurs de France & d’Allemagne. L’empereur d’Allemagne se résoudra sans doute à la paix, lorsqu’il aura obtenu l’assentiment de l’empereur de Russie.
En attendant, le mécontentement des peuples est extrême. On dit à Vienne, & dans toutes les provinces de la monarchie autrichienne, que l’on est mal gouverné ; que, pour le seul intérêt de l’Angleterre, on a été entraîné dans une guerre injuste & désastreuse ; que l’on a inondé l’Allemagne de barbares mille fois plus à craindre que tous les fléaux réunis ; que les finances sont dans le plus grand désordre ; que la fortune publique & les fortunes particulières sont ruinées par l’existence d’un papier-monnaie qui perd 50 pour cent ; qu’on y avait assez de maux à réparer, pour qu’on ne dû pas y ajouter encore tous les malheurs de la guerre.
Les hongrois se plaignent d’un gouvernement illibéral[21], qui ne fait rien pour leur industrie & se montre constamment jaloux de leurs privilèges & inquiet de leur esprit national.
En Hongrie comme en Autriche, à Vienne, comme dans les autres villes, on est persuadé que l’EMPEREUR NAPOLÉON a voulu la paix, qu’il est l’ami de toutes les nations & de toutes les grandes idées.
Les Anglais sont les perpétuels objets des imprécations de tous les sujets de l’empereur d’Allemagne & de la haine la plus universelle. N’est-il pas temps enfin que les princes écoutent la voix de leurs peuples, & qu’ils s’arrachent à la fatale influence de l’olygarchie anglaise.
Depuis le passage de l’Inn, la grande armée a fait, dans les différentes affaires d’avant-garde & dans les diverses rencontres qui ont eu lieu, environ dix mille prisonniers.
Si l’armée russe avait voulu attendre les Français, elle était perdue. Plusieurs corps d’armée la poursuivent vivement.
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Les deux proclamations dont la traduction suit, ont été publiées à Vienne le 10 & le 11 de ce mois.
AVIS.
D’après un décret de S. Exc. le commissaire de la cour[22], établi dans la Basse-Autriche, on prévient le public :
Que pour la conservation du repos & de l’ordre dans l’intérieur, il a été arrêté qu’un certain nombre de bourgeois armés, pour être toujours entretenu au complet, y compris les nobles & employés, ainsi que des membres de l’académie des beaux-arts & autres individus, s’ils ont les moyens nécessaires pour se mettre en état de paraître sous les armes, doivent être prêts à se porter où le besoin l’exigera.
Les places d’armes sont, dans les faubourgs :
Léopoldstadt, place des Carmélites[23].
Landstrasse, place des Augustins[24].
Vieder, place Saint-Paul[25].
Mariahulf, place de Mariahulf[26].
Saint-Ulric, place de la Cour[27].
Josephstadt, place des Piaristes[28].
Allergasse, à la fin du jardin de Eichtenstein[29].
Rossau, près la fontaine Eichtenstein[30].
Dans la ville :
Aubins-Viertel, place de l’Université[31].
Karhtner-Viertel, place Saint-Etienne[32].
Vicner-Viertel, place du Bourg[33].
Schottens-Viertel, à la Cour[34].
Lorsque l’appel d’assemblée se fera, on sonnera deux fois de la trompette à chaque place d’assemblée.
La bourgeoisie se rendra à son poste, en prenant les armes & y attendra de nouveaux ordres.
Il est défendu sous des peines très-sévères à toute autre personne que la bourgeoisie armée de paraître sur les places lorsque la trompette sonnera. Celui qui contreviendra à cette défense sera arrêté par les patrouilles & livré à la police.
On a, au reste, pris des mesures pour que les citoyens pauvres & malades qui n’ont pas les moyens d’existence soient reçus dans l’hôpital civil, pour y être soignés jusqu’à leur parfait rétablissement.
Braves habitans de Vienne, vous ne méconnaîtrez pas la sagesse des mesures que le bien de la patrie exige.
Le magistrat concourra à leur exécution avec les sentimens qui l’ont toujours animé & que vous lui connaissez. Nous attendons tout des habitans de cette résidence qui se sont distingués dans toutes les circonstances.
A Vienne, le 10 novembre.
Le vice-bourguemaître.
PUBLICATION.
Sa Majesté Impériale qui, d’après la promesse qu’elle en avait faite aux respectables Etats de Hongrie, a daigné clore elle-même la diète, a été empêchée par les circonstances intervenues depuis, de retourner à Vienne avant d’aller à Brunn, où elle s’était antérieurement déterminée de se rendre. Mais en attendant il serait possible que les troupes impériales françaises entrassent dans Vienne : l’expérience a prouvé qu’elles observent une discipline sévère, & qu’elles allégeront les horreurs de la guerre, le plus qu’il sera possible. Par contre l’on exige que le peuple se tienne en repos, qu’il se tienne dans l’ordre & qu’il se conduise décemment. Je le recommande à un chacun ; & bien-loin que Sa Majesté, notre souverain, trouvât agréable un zèle déplacé qui pourrait compromettre la vie & les propriétés des citoyens, elle punirait sévèrement le moindre désordre, vu qu’elle n’a renoncé à la défense de sa résidence, que par une sollicitude gracieuse pour les habitans.
Vienne, le 11 novembre 1805.
RODOLPHE, comte de Wrbna, commissaire de la cour.
NOTES
[1] In : Mémorial administratif du département de l’Ourte, n° 301 du 10 frimaire an XIV (01.12.1805), p. 209-212. Liège : J.F. Desoer, 1806. (Mémorial administratif du département de l’Ourte ; IX).
[2] Lire Sankt Pölten.
[3] 13 novembre 1805.
[4] Lire Merveldt.
[5] Lire : uhlans.
[6] Le bulletin ne dit évidemment mot de la colère qui a pris Napoléon à la nouvelle de l’avancée imprévue de Murat, colère qui a valu à ce dernier d’amers reproches de la part de l’Empereur (voir Correspondance de Napoléon Premier publiée par ordre de l’Empereur Napoléon III. Paris : C. Tchou ; Bibliothèque des Introuvables, 2002. Tome VI, vol. XI, p. 392-393, n° 9470, « Au Prince Murat »).
[7] Lire : Krems.
[8] Le corps d’armée provisoire placé sous les ordres du maréchal Mortier comprend les divisions Dupont (retirée du 6e corps de Ney), Dumonceau (batave, 2e corps, Marmont), Gazan (5e corps, Lannes) et Klein (dragons).
[9] Stein an der Donau, ville jumelle et à l’ouest de Krems.
[10] Dürnstein (souvent écrit en français, erronément, Dürrenstein), village à l’ouest de Stein, en amont et sur la rive gauche du Danube.
[11] Village jumeau, composé de Ober et Unter-Loiben, à l’entrée de Dürnstein.
[12] Régiment commandé par le colonel Claude Marie Meunier (1770-1831). Baron de l’Empire (1808), général (1810).
[13] Régiment commandé par Luc Jean Joseph Duranteau de Baune (1747-1823). Général (1801), député de la Gironde (1802, réélu 1808, siège jusqu’en 1815). Baron de l’Empire (1812). Député de la Gironde à la Chambre des Cent-Jours (1815). Il était Grand-Maître des cérémonies du Grand-Orient de France depuis 1804.
[14] Commandé par : Jean-Baptiste-Maximilien-Joseph-Antoine Lecat de Bazancourt (1767-1830). Général (1808), baron de l’Empire (1809).
[15] Commandé par Jean-Marie Ritay (1761-1819). Général à l’issue de la campagne.
[16] Commandé par Éloi-Charlemagne Taupin (1767-1814). Général (1807), baron de l’Empire (1808).
[17] Décès annoncé par erreur. Le colonel Pierre Watier sera promu général de brigade le 24 décembre suivant. Il ne décédera qu’en 1846.
[18] L’impératrice d’Autriche est alors Marie Teresa de Bourbon-Naples et Sicile (1772-1807), fille du roi Ferdinando IV(III) et de la reine Maria Carolina, née princesse d’Autriche (soeur de la reine Marie-Antoinette de France). Maria Teresa est la mère de la future seconde épouse de Napoléon Ier, Marie-Louise d’Autriche.
[19] Aujourd’hui Brno, dans la République tchèque.
[20] Alexandre était à Berlin depuis le 25 octobre précédent.
[21] Napoléon a donné ordre à Fouché, dès le 4 octobre précédent, de mener une campagne par voie de presse en vue d’amener les Hongrois à préférer la politique de la France à celle menée par l’Angleterre et suivie par la cour de Vienne. Voir Correspondance, op. cit., t. VI, vol. XI, p. 287, n° 9333 : « A M. Fouché ». Le rappel de la situation hongroise n’est sans doute pas non plus étranger aux fréquentes rencontres que l’Empereur a alors avec l’envoyé – hongrois d’origine – de l’empereur François II, le général Gyulay.
[22] Rudolf Johann Bruntálský Comte von Wrbna und Freudenthal et de l’Empire (Rudolf Jan Bruntálský z Vrbna) (1761-1823).
[23] Karmeliterkirche. Leopoldstadt est la partie de la ville comprise entre le Danube et le canal du Danube, qui assure sa séparation avec la ville proprement dite (Innere Stadt) et le quartier de Landstraße. Le célèbre Prater s’y trouve.
[24] Sans doute l’Augustinerkirche St. Rochus. Le quartier de Landstraße se trouve au sud-est de la ville (dont il est séparé par la rivière Wien) et à l’ouest de Leopoldstadt avec pour limite le canal du Danube.
[25] Paulanerkirche, dans le quartier de Wieden (au sud de la Ville et à l’ouest de Landstraße).
[26] Mariahilfskirche, dans le quartier de Mariahilf (au nord-ouest de Wieden, au nord du quartier de Margareten, au sud-ouest de la Ville et au sud du quartier de Neubau).
[27] St. Ulrichskirche, dans l’actuel quartier de Neubau (à l’ouest de la Ville, coincé entre, au sud, Mariahilf et, au nord, Josefstadt).
[28] Piaristenkirche, dans le quartier de Josefstadt, à l’ouest de la Ville entre les quartiers de Neubau (au sud) et d’Alsergrund (au nord).
[29] Liechtensteingarten, dans la partie centrale de l’actuel quartier d’Alsergrund, au nord-ouest de la Ville, entre Josefstadt (au sud) et le canal du Danube, à l’est.
[30] Aujourd’hui Schubertbrunnen, dans Roßau, partie orientale de l’actuel quartier d’Alsergrund, le long du canal du Danube et au nord de la Ville.
[31] Universitätsplatz, dans la partie occidentale de la Ville (Innere Stadt).
[32] Stephanplatz, dans la partie centre-est, méridionale et orientale de la Ville (Kärntner Straße).
[33] Le Burg, à la limite entre la Ville et les quartiers de Mariahilf et de Wieden (Wiener-Viertel)
[34] Am Hof, place et église dans le quartier de Schottens, partie centre-ouest et nord de la Ville.