1805 – TRENTE-UNIÈME BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE

TRENTE-UNIÈME BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE [1].

 

Austerlitz, le 14 frimaire an 14[2].

L’Empereur est parti hier d’Austerlitz, & est allé à ses avant-postes près de Saruschitz[3], & s’est-là placé à son bivouac. L’empereur d’Allemagne n’a pas tardé à arriver. Ces deux monarques ont eu une entrevue qui a duré deux heures. L’empereur d’Allemagne n’a pas dissimulé tant de sa part que de la part de l’empereur de Russie, tout le mépris que leur inspirait la conduite de l’Angleterre. « Ce sont des marchands, a-t-il répété, qui mettent en feu le Continent pour s’assurer le commerce du Monde. »

Ces deux princes sont convenus d’un armistice & des principales conditions de la paix, qui sera négociée & terminée sous peu jours.

L’empereur d’Allemagne a fait également connaître à l’Empereur, que l’empereur de Russie demandait à faire sa paix séparée ; qu’il abandonnait entièrement les affaires de l’Angleterre & n’y prenait plus aucun intérêt.

L’empereur d’Allemagne répéta plusieurs fois dans la conversation : « Il n’y a point de doute ; dans sa querelle avec l’Angleterre, la France a raison. » Il demanda aussi une trêve pour les restes de l’armée russe. L’Empereur lui fit observer que l’armée russe était cernée, que pas un homme ne pouvait échapper ; « mais, ajouta-t-il, je désire faire une chose agréable à l’empereur Alexandre ; je laisserai passer l’armée russe, j’arrêterai la marche de mes colonnes ; mais votre majesté me promet que l’armée russe retournera en Russie, & évacuera l’Allemagne & la Pologne autrichienne[4] & prussienne[5]. » — « C’est l’intention de l’empereur Alexandre, a répondu l’empereur d’Allemagne ; je puis vous l’assurer : d’ailleurs, dans la nuit vous pourrez vous en convaincre par vos propres officiers.

On assure que l’Empereur a dit à l’empereur d’Allemagne, en le faisant approcher du feu de son bivouac : « Je vous reçois dans le seul palais que j’habite depuis deux mois. » L’empereur d’Allemagne a répondu en riant : « Vous tirez si bon parti de cette habitation, qu’elle doit vous plaire. » C’est du moins ce que l’on croit avoir entendu. La nombreuse suite des deux princes n’était pas assez éloignée pour qu’elle ne pût entendre plusieurs choses.

L’Empereur a accompagné l’empereur d’Allemagne à sa voiture, & s’est fait présenter les deux princes de Lichtenstein[6] & le général prince de Schwarzenberg[7]. Après cela, il est revenu coucher à Austerlitz.

On recueille tous les renseignements pour faire une belle description de la bataille d’Austerlitz. Un grand nombre d’ingénieurs lèvent le plan du champ de bataille. La perte des Russes a été immense. Les généraux Kutuzow & Buxhowden[8] ont été blessés ; dix ou douze généraux ont été tués ; plusieurs aides-de-camp de l’empereur de Russie & un grand nombre d’officiers de distinction ont été tués. Ce n’est pas cent vingt pièces de canon qu’on a pris, mais cent cinquante. Les colonnes ennemies qui se jetèrent dans les lacs furent favorisées par la glace ; mais la canonnade la rompit, & des colonnes entières se noyèrent. Le soir de la journée & pendant plusieurs heures de la nuit, l’Empereur a parcouru le champ de bataille & fait enlever les blessés : spectacle horrible s’il en fût jamais ! L’Empereur monté sur des chevaux très-vîtes, passait avec la rapidité de l’éclair, & rien n’était plus touchant que de voir ces braves gens le reconnaître sur le champ : les uns oubliaient leurs souffrances & disaient : Au moins la victoire est-elle bien assurée ? Les autres : Je souffre depuis huit heures, & depuis le commencement de la bataille je suis abandonné ; mais j’ai bien fait mon devoir. D’autres : Vous devez être content de vos soldats aujourd’hui. A chaque soldat blessé, l’Empereur laissait une garde qui le faisait transporter dans les ambulances. Il est horrible de le dire ; quarante-huit heures après la bataille, il y avait encore un grand nombre de Russes qu’on n’avait pu panser. Tous les Français le furent avant la nuit. Au lieu de quarante drapeaux, il y en a jusqu’à cette heure quarante-cinq, & l’on trouve encore les débris de = plusieurs.

Rien n’égale la gaieté des soldats à leur bivouac. A peine aperçoivent-ils un officier de l’Empereur qu’ils lui crient : l’Empereur a-t-il été content de nous ?

En passant devant le 28e. de ligne[9] qui a beaucoup de conscrits du Calvados[10] & de la SeineInférieure[11], l’Empereur lui dit :

      « J’espère bien que les normands se distingueront aujourd’hui. »

Ils ont tenu parole ; les normands se sont distingués. L’Empereur qui connaît la composition de chaque régiment a dit à chacun son mot, & ce mot arrivait & parlait au cœur de ceux auxquels il était adressé, & devenait leur mot de ralliement au milieu du feu. Il dit au 57e.[12] : « Souvenez-vous qu’il y a bien des années que je vous ai surnommé le Terrib1e[13]. » Il faudrait nommer tous les régiments de l’armée ; il n’en est aucun qui n’ait fait des prodiges de bravoure & d’intrépidité. C’est-là le cas de dire que la mort s’épouvantait & fuyait devant nos rangs, pour s’élancer dans les rangs ennemis ; pas un corps n’a fait un mouvement rétrograde. L’Empereur disait : J’ai livré 30 batailles comme celle-ci ; mais je n’en ai vu aucune où la victoire ait été si décidée, & les destins si peu balancés. La garde à pied de l’Empereur n’a pu donner ; elle en pleurait de rage. Comme elle demandait absolument à faire quelque chose : « Réjouissez-vous de ne rien faire, lui dit l’Empereur : vous devez donner en réserve ; tant mieux si l’on n’a pas besoin de vous aujourd’hui. »

      Trois colonels de la garde impériale russe sont pris avec le général qui la commandait. Les hussards de cette garde ont fait une charge sur la division Caffarelli. Cette seule charge leur a coûté 300 hommes qui restèrent sur le champ de bataille. La cavalerie française s’est montrée supérieure & a parfaitement fait. A la fin de la bataille, l’Empereur a envoyé le colonel Dallemagne[14] avec deux escadrons de sa garde en partisans, pour parcourir à volonté les environs du champ de bataille, & ramener les fuyards. Il a pris plusieurs drapeaux, 15 pièces de canon & fait 1500 prisonniers. La garde regrette beaucoup le colonel des chasseurs à cheval Morland, tué d’un coup de mitraille, en chargeant l’artillerie de la garde impériale russe. Cette artillerie fut prise ; mais ce brave colonel trouva la mort. Nous n’avons en aucun général tué[15]. Le colonel Mazas[16], du 14e de ligne, brave homme, a été tué. Beaucoup de chefs de bataillon ont été blessés. Les voltigeurs ont rivalisé avec les grenadiers. Le 55e[17], le 43e.[18], le 14e, le 36e[19], le 40e[20], le 17e[21]…. ; mais on n’ose nommer aucun corps : ce serait une injustice pour les autres ; ils ont tous fait l’impossible. Il n’y avait pas un officier, pas un général, pas un soldat qui ne fût décidé à vaincre ou à périr.

Il ne faut point taire un trait qui honore l’ennemi : le commandant de l’artillerie de la garde impériale russe[22] venait de perdre ses pièces ; il rencontra l’Empereur : Sire, lui dit-il, faites-moi fusiller, je viens de perdre mes pièces. – Jeune homme, lui répondit l’Empereur, j’apprécie vos larmes; mais on peut être battu par mon armée & avoir encore des titres à la gloire.

Nos avant-postes sont arrivés à Olmütz. L’impératrice & toute la cour s’en sont sauvées en toute hâte.

Le colonel Corbineau[23], écuyer de l’Empereur, commandant du 5e régiment de chasseurs, a eu quatre chevaux tués ; au cinquième il a été blessé lui-même, après avoir enlevé un drapeau. Le prince Murat se loue beaucoup des belles manœuvres du général Kellermann, des belles charges des généraux Nansouty & d’Hautpoult, & enfin de tous les généraux, mais il ne sait qui nommer, parce qu’il faudrait les nommer tous.

Les soldats du train ont mérité les éloges de l’armée. L’artillerie a fait un mal épouvantable à l’ennemi. Quand on en a rendu compte à l’Empereur, il a dit :

« Ces succès me font plaisir, car je n’oublie pas que c’est dans ce corps que j’ai commencé ma carrière militaire. »

      L’aide-de-camp de l’Empereur, le général Savary, avait accompagné l’Empereur d’Allemagne après l’entrevue, pour savoir si l’Empereur de Russie adhérait à la capitulation. Il a trouvé les débris de l’armée russe sans artillerie ni bagages & dans un épouvantable désordre ; il était minuit ; le général Meerfeld[24] avait été repoussé de Godding[25] par le maréchal Davout ; l’armée russe était cernée ; pas un homme ne pouvait s’échapper. Le prince Czartorinski[26] introduisit le général Savary près de l’Empereur. Dites à votre maître, lui cria ce prince, que je m’en vais ; qu’il a fait hier des miracles ; que cette journée a accru mon admiration pour lui ; que c’est un prédestiné du ciel ; qu’il faut à mon armée cent ans pour égaler la sienne. Mais puis-je me retirer avec sûreté ? Oui, Sire, lui dit le généra1 Savary, si V.M. ratifie ce que les deux Empereurs de France & d’Allemagne ont arrêté dans leur entrevue. — Eh qu’est-ce ? — Que l’armée de V.M. se retirera chez elle par les journées d’étapes qui seront réglées par l’Empereur, & qu’elle évacuera l’Allemagne & la Pologne autrichienne. A cette condition, j’ai l’ordre de l’Empereur de me rendre à nos avant-postes, qui vous ont déjà tourné, & d’y donner ses ordres pour protéger votre retraite, l’Empereur voulant respecter l’ami du Premier Consul. — Quelle garantie faut-il pour cela ? — Sire, votre parole. — Je vous la donne. — Cet aide-de-camp partit sur-le-champ au grand galop, se rendit auprès du maréchal Davoust, auquel il donna l’ordre de cesser tout mouvement & de rester tranquille. Puisse cette générosité de l’Empereur des français ne pas être aussitôt oubliée en Russie que le beau procédé de l’Empereur qui renvoya six mille hommes à l’empereur Paul[27] avec tant de grâce & de marques d’estime pour lui. Le général Savary avait causé une heure avec l’empereur de Russie, & l’avait trouvé tel que doit être un homme de cœur & de sens, quelques revers d’ailleurs qu’il ait éprouvés. Ce monarque lui demanda des détails sur la journée. Vous étiez inférieurs à moi, lui dit-il, & cependant vous étiez supérieurs sur tous les points d’attaque. Sire, répondit le général Savary, c’est l’art de la guerre & le fruit de quinze ans de gloire ; c’est la quarantième bataille que donne l’Empereur. — Cela est vrai ; c’est un grand-homme de guerre. Pour moi, c’est la première fois que je vois le feu. Je n’ai jamais eu la prétention de me mesurer avec lui. — Sire, quand vous aurez de l’expérience, vous le surpasserez peut-être. — Je m’en vais donc dans ma capitale. J’étais venu au secours de l’empereur d’Allemagne ; il m’a fait dire qu’il est content. Je le suis aussi.

A son entrevue avec l’empereur d’Allemagne, l’Empereur lui a dit :

« M. & Mme. Colloredo, MM. Paget[28] & Rasumowski[29] ne font qu’un avec votre ministre Cobentzl : voilà les vraies causes de la guerre; & si V.M. continue à se livrer à ces intrigants, elle ruinera toutes ses affaires, & s’aliénera les cœurs de ses sujets, elle cependant qui a tant de qualités pour être heureuse & aimée ! »

      Un major autrichien s’étant présenté aux avant-postes, porteur de dépêches de M. de Cobentzl pour M. de Stadion à Vienne, l’Empereur a dit : « Je ne veux rien de commun avec cet homme qui s’est vendu à l’Angleterre pour payer ses dettes, & qui a ruiné son maître & sa nation, en suivant les conseils de sa sœur & de Mme. Colloredo.

L’Empereur fait le plus grand cas du prince Jean de Lichtenstein : il a dit plusieurs fois :

« Comment, lorsqu’on a des hommes d’aussi grande distinction, laisse-t-on mener ses affaires par des sots & des intrigants ? »

Effectivement le prince de Lichtenstein est un des hommes les plus distingués, non-seulement par ses talents militaires, mais encore par ses qualités et ses connaissances.

On assure que l’Empereur a dit, après sa conférence avec l’empereur d’Allemagne : « Cet homme me fait faire une faute, car j’aurais pu suivre ma victoire, & prendre toute l’armée russe & autrichienne ; mais enfin quelques larmes de moins seront versées. »


NOTES

[1] In : Mémorial administratif du département de l’Ourte, n° 306 du 5 nivôse an XIV (26.12.1805), p. 308-312. Liège : J.F. Desoer, 1806. (Mémorial administratif du département de l’Ourte ; IX).

[2] 5 décembre 1805.

[3] Zaroschitz, auj. Žarošice, village à 15 kms au sud-est d’Austerlitz, sur la route de Göding. La rencontre a lieu au Verbrannten Mühle (Spálený mlýn, i.e. le moulin brûlé), situé sur le petit ruisseau séparant, au sud, ce village de Násedlovice (Nasedlowitz).

[4] L’Autriche a obtenu, lors des partages de 1772 et 1795, respectivement, la Galicie orientale (régions de Przemysl, Lemberg/Lvov et Tarnopol) et la Galicie occidentale (régions de Lublin et Cracovie).

[5] La Prusse a participé aux trois partages de 1772, 1793 et 1795. Elle y a respectivement obtenu : la Prusse occidentale (régions de Bromberg/Bydgoszcz et de Danzig/Gdansk), la Grande-Pologne ou Posnanie, et enfin la Mazovie (régions de Varsovie et Bialystok) et la Nouvelle-Silésie (région au sud de Kattowitz/Katowice).

[6] Les princes Johann Joseph (1760-1836) et Moritz (1775-1819) von und zu Liechtenstein, déjà cités dans de précédents bulletins.

[7] Karl Philipp, prince zu Schwarzenberg (1771-1820). Lieutenant-feld-maréchal (1799), ambassadeur en Russie (1808-1809), général de cavalerie (1809), ambassadeur à Paris (1810-1812 et 1812-1813), feld-maréchal (1812), commandant suprême des forces armées alliées (1813-1814), président du conseil de la guerre (1814-1820).

[8] Friedrich Wilhelm, Comte von Buxhöwden (1750-1811; en russe: Fedor Fedorovitch, Comte Buksgevden). Comte (Prusse 1795), Lieutenant-général russe (1796), comte (Russie 1797), gouverneur-général de Riga (1803-1805 et 1806-1808), commandant en chef du corps d’armée de Volhynie (campagne de 1805), commandant en chef de l’armée de Finlande (1808).

[9] Commandé par Johann Georg Edighoffen (1759-1813). Général (1806), chevalier de l’Empire (1810).

[10] Département de la Normandie centrale, préfecture Caen.

[11] Département de la Normandie septentrionale, préfecture Rouen.

[12] Commandé par Jean Pierre Antoine Rey (1767-1842). Général (1808), baron de l’Empire (1809).

[13] Surnom qui lui est donné après la bataille de Montebello (9 juin 1800).

[14] Peut-être un parent (frère ? fils ?) de Claude Dallemagne (1754-1813), général (1794), député de l’Ain au Corps législatif (1802-1813), baron de l’Empire (1813).

[15] Information évidemment fausse, puisque le général Valhubert est décédé le lendemain de la bataille, des blessures reçues au combat.

[16] Jacques François Marc Mazas (1765-1805). Il commandait le 14e depuis 1803.

[17] Commandé par François Roch Ledru des Essarts (1770-1844). Général (1805), baron de l’Empire (1809), pair de France (1835).

[18] Commandé par Guillaume Raymond Amand Viviès (1763-1813). Général (1805), baron de Laprade et de l’Empire (1808).

[19] Commandé par Antoine Charles Houdard de Lamotte (?-1806), depuis le début de l’année.

[20] Commandé par François Marc Guillaume Legendre d’Harvesse (1766-1828). Général (1805), baron de l’Empire (1808), il signe la capitulation de Baylen, sur l’ordre du général Dupont (1808) et sa carrière ne s’en remettra guère.

[21] Commandé par Nicolas François Conroux, déjà évoqué.

[22] Nikolaï Petrovitch Demidov (?-1851), qui deviendra Général-major. Il s’agit d’un lointain cousin d’Anatoli Nikola’evitch Demidov, prince de San Donato (1813-1870), futur époux (1840, divorce 1847) de la princesse Mathilde Bonaparte (1820-1904), fille du roi Jérôme.

[23] Claude Louis Constant Esprit Juvénal Corbineau (1772-1807). Général (1806). Il commande le 5e Chasseurs depuis 1800.

[24] Lire : Merveldt.

[25] Lire : Göding.

[26] Adam Jerzy, Prince Czartoryski na Klewaniu i Żukowie (1770- 1861 ; en russe Adam Eji Tchartoryiskiy). Vice-ministre (1802-1804), puis de facto ministre (1804-1806) des affaires étrangères de Russie. Président du Conseil administratif (1830), puis du Conseil suprême (tous deux insurrectionnels) du royaume de Pologne (1831). Exilé (1831), il meurt en France.

[27] Pavel I Petrovitch Romanov(-Holstein-Gottorp) (1754-1801 ; plus probablement né des amours de l’impératrice Catherine II la Grande avec Sergeï Vasil’evitch Saltykov). Empereur de toutes les Russies (1796-1801).

[28] Sir Arthur né Bayly, plus tard Paget (1771-1840), diplomate anglais.

[29] Andreï Kirillovitch Razoumovskiy (1752-1836), diplomate russe.