1805 – TRENTE-TROISIÈME BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE

TRENTE-TROISIÈME BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE [1].

 

Austerlitz, le 16 frimaire an 14[2].

Le général en chef Buxhowden[3] a été tué, avec un grand nombre d’autres généraux russes dont on ignore les noms. Nos soldats ont ramassé une grande quantité de décorations. Le général russe Kutuzow[4] a été blessé, & son beau-fils[5], jeune homme de grand mérite, a été tué.

On a fait compter les cadavres : il en résulte qu’il y a dix-huit mille russes tués, six cents autrichiens & neuf cents français. Nous avons sept mille blessés russes. Tout compte fait, nous avons trois mille blessés français. Le général Roger Valhubert est mort des suites de ses blessures. Il a écrit à l’Empereur une heure avant de mourir : « J’aurais voulu faire plus pour vous ; je meurs dans une heure ; je ne regrette pas la vie, puisque j’ai participé à une victoire qui vous assure un règne heureux. Quand vous penserez aux braves qui vous étaient dévoués, pensez à ma mémoire. Il me suffit de vous dire que j’ai une famille : je n’ai pas besoin de vous la recommander. »

Les généraux Kellermann, Sebastiani & Thiébault sont hors de danger.

Les généraux Marisy[6] & Demont[7] sont blessés, mais beaucoup moins grièvement.

On sera, sans doute, bien-aise de connaître les différens décrets que l’Empereur a pris successivement en faveur de l’armée ; ils sont ci-joints.

Le corps du général Buxhowden, qui était à la gauche, était de vingt-sept mille hommes ; pas un n’a rejoint l’armée russe. Il a été plusieurs heures sous la mitraille de 40 pièces de canon, dont une partie servie par l’artillerie de la garde impériale, & sous la fusillade des divisions des généraux Saint-Hilaire & Friant. Le massacre a été horrible ; la perte des russes ne peut s’évaluer à moins de quarante-cinq mille hommes, & l’empereur de Russie ne s’en retournera pas chez lui avec plus de vingt-cinq mille hommes.

Puisse cette leçon profiter à ce jeune prince, & lui faire abandonner le conseil qu’a acheté l’Angleterre ! Puisse-t-il reprendre le véritable rôle qui convient à son pays & à son caractère, & secouer enfin le joug de ces vils olygarques de Londres ! Catherine-la-Grande[8] connaissait bien le génie & les ressources de la Russie, lorsque dans la première coalition[9] elle n’envoya point d’armée, & se contenta de secourir les coalisés par ses conseils & par ses vœux. Mais elle avait l’expérience d’un long règne & du caractère de sa nation. Elle avait réfléchi sur les dangers des coalitions. Cette expérience ne peut être acquise à vingt-quatre ans.

Lorsque Paul[10], son fils, fit marcher des armées contre la France, il sentit bientôt que les erreurs les plus courtes sont les meilleures ; &, après une campagne[11] il retira ses troupes. Si Woronzow[12], qui est à Londres, n’était pas plus anglais que russe, il faudrait avoir une bien petite idée de ses talents pour supposer qu’il ait pu penser que soixante, quatre-vingt, cent mille Russes parviendraient à déshonorer la France, à lui faire subir le joug de l’Angleterre, à lui faire abandonner la Belgique, & à forcer l’Empereur à livrer sa couronne de fer à la race dégénérée des rois de Sardaigne[13].

Les troupes russes sont braves, mais beaucoup moins braves que les troupes françaises. Leurs généraux sont d’une inexpérience, & leurs soldats d’une ignorance & d’une pesanteur qui rendent leurs armées, en vérité, peu redoutables. Et d’ailleurs, en supposant des victoires aux russes, il eût fallu dépeupler la Russie pour arriver au but insensé que lui avaient prescrit les olygarques de Londres.

La bataille d’Austerlitz a été donnée sur le tombeau du célèbre Kaunitz[14]. Cette circonstance a fait la plus grande impression sur la tête des Viennais[15]. A force de prudence & de bonne conduite, & en la maintenant toujours en bonne harmonie avec la France, il avait porté l’Autriche à un haut degré de prospérité.

Voici les noms des généraux russes faits prisonniers ; beaucoup d’autres sont morts sur le champ de bataille. Il y a en outre quatre ou cinq cents officiers, dont vingt majors ou lieutenans-colonels, & plus de cent capitaines.

Prebiszenski[16], Wimpfen[17], Muller Zakoumsky[18], Muller[19], Berg[20], Selechow[21], Strify[22], Szerliakow[23], le prince Repnin[24], le prince Sibersky[25], Adrian[26], Lagonon[27], Salima[28], Mezenkow[29], Woycikoff[30].

L’Empereur, a mandé à Brünn M. de Talleyrand, qui était à Vienne. Les négociations vont s’ouvrir à Nicolsburg.

M. Maret avait joint à Austerlitz S.M., qui y a signé le travail des ministres & du conseil d’état.

L’Empereur a couché ce soir à Brünn.

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Brunn, le 7 frimaire de l’an 14[31].

NAPOLÉON, Empereur des français, Roi d’Italie,

Nous avons décrété & décrétons ce qui suit :

Art. ler. Il sera levé une contribution de cent millions de francs (argent de France) sur l’Autriche, la Moravie, & les autres provinces de la maison d’Autriche occupées par l’armée française.

II. Cette somme est donnée en gratification à l’armée, conformément à l’état de distribution que nous arrêterons.

III. Le prix de tous les magasins de sel, de tabacs, des fusils, de la poudre & des munitions de guerre qui ne sont pas nécessaires à l’armement de notre armée, & que notre général d’artillerie ne fera point transporter en France, & que nous jugerons devoir être vendus, sera versé dans la caisse de notre armée pour lui être distribué en gratification.

IV. Sur les premiers fonds qui rentreront de cette contribution, ainsi que sur ceux provenant de la contribution de Souabe, il sera payé trois mois de solde en gratification à tout général, officier & soldat qui a été ou sera blessé dans la présente guerre.

V. Notre ministre de la guerre est chargé de l’exécution du présent décret.

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De notre camp impérial d’Austerlitz,

le 16 frimaire an 14[32].

NAPOLÉON, Empereur des français, Roi d’Italie,

Avons décrété & décrétons ce qui suit :

Art. Ier. Les veuves des généraux morts à la bataille d’Austerlitz jouiront d’une pension de six mille francs leur vie durant ; les veuves des colonels & des majors, d’une pension de deux mille quatre cents francs ; les veuves des capitaines, d’une pension de douze cents francs ; les veuves des lieutenans & sous-lieutenans d’une pension de huit cents francs ; les veuves des soldats, d’une pension de deux cents francs.

II. Notre ministre de la guerre est chargé de l’exécution du présent décret, qui sera mis à l’ordre du jour de l’armée & inséré au Bulletin des lois.

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De notre camp impérial d’Austerlitz,

le 16 frimaire an 14[33].

NAPOLÉON, Empereur des français, Roi d’Italie,

Avons décrété & décrétons ce qui suit :

Art. Ier. Nous adoptons tous les enfans des généraux, officiers & soldats français morts à la bataille d’Austerlitz.

II. Ils seront tous entretenus & élevés à nos frais, les garçons dans notre palais impérial de Rambouillet, & les filles dans notre palais impérial de Saint-Germain. Les garçons seront ensuite placés & les filles mariées par nous.

III. Indépendamment de leurs noms de baptême & de famille, ils auront le droit d’y joindre celui de Napoléon. Notre grand juge fera remplir à cet égard toutes les formalités voulues par le Code civil.

IV. Notre grand-maréchal du palais[34] & notre intendant-général de la couronne[35] sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent décret, qui sera mis à l’ordre du jour de l’armée & inséré au Bulletin des lois.

Signé, NAPOLÉON


[1] In : Mémorial administratif du département de l’Ourte, n° 307 du 10 nivôse an XIV (31.12.1805), p. 323-326. Liège : J.F. Desoer, 1806. (Mémorial administratif du département de l’Ourte ; IX).

[2] 7 décembre 1805.

[3] Lire : Buxhöwden. L’annonce de sa mort au combat est une erreur. Buxhöwden ne décédera qu’en 1811.

[4] Lire : (Golenichtchev-)Kutuzov.

[5] Fedor Ivanovitch, Comte Tizengauzen (Ferdinand, Comte von Tiesenhausen et du Saint-Empire) (1782-1805). D’origine livonienne, aide de camp de l’empereur Aleksandr I et époux d’Elizaveta Mikhaïlovna Golenichtcheva-Kutuzova.

[6] Frédéric Christophe Henri Vagnair, dit Marisy (ou Marizy) (1765-1811). Général (1803), baron de l’Empire (1808).

[7] Joseph Laurent Demont (1747-1826). Général (1799), sénateur (1806-1814), comte de l’empire (1808), gouverneur de la Haute-Autriche (1809), pair de France (1814).

[8] Sophia Augusta Frederika von Anhalt-Zerbst (1729-1796). Elle devient Ekaterina Alexeevna en épousant (1745) Karl Peter Ulrich, duc de Holstein-Gottorp (lui-même devenu Peter Fedorovitch Romanov). Celui-ci succède (1762) à l’impératrice Elizaveta I Petrovna en 1762 sous le nom de Peter III. Mais son épouse le fait renverser (puis assassiner) la même année et prend le pouvoir (Ekaterina II), qu’elle garde jusqu’à son décès.

[9] La guerre de la 1ère coalition dura de 1792 à 1797. La coalition regroupait Angleterre, Russie, Autriche, Espagne, Sardaigne, Naples et Prusse. La participation russe ne fut guère que symbolique.

[10] Pavel I Petrovitch Romanov, déjà évoqué.

[11] L’armée russe, déjà commandée par Koutouzov, est battue par Massena à Zurich le 25 septembre 1799.

[12] Semen Romanovitch, Comte Vorontsov (1744-1832), diplomate russe, ambassadeur à Londres de 1784 à 1806 et frère d’Aleksandr Romanovitch, Comte Vorontsov (1741-1805), chancelier d’État de Russie de 1802 à 1804.

[13] Le plan anglo-russe vise déjà (préfiguration de ce qui sera décidé au congrès de Vienne, dix ans plus tard) à rattacher la Belgique aux anciennes Provinces-Unies pour en faire un royaume uni servant de barrière de protection contre la France. De même, le Piémont et la Savoie seraient restitués au roi de Sardaigne, qui obtiendrait en sus Gênes et même (ce qui ne sera réalité que bien plus tard dans le siècle), la Lombardie. L’allusion à la dégénérescence de la famille de Savoie est sans aucun doute plus politique que réelle et vise peut-être avant tout… la famille de Bourbon. L’ancien roi Carlo-Emanuele IV avait épousé Marie-Clotilde de France, soeur de Louis XVI, et n’avait pu en avoir d’enfant ; Louis XVIII et son frère Charles, comte d’Artois (futur Charles X)ont épousé des soeurs de Carlo-Emanuele IV et, hormis les deux fils du comte d’Artois (sans postérité à ce moment), ces unions ne se sont pas avérées fécondes. Les frères de Carlo Emanuele IV ne sont guère mieux lotis. Vittorio Emanuele I, uni à une Habsbourg, n’en a que des filles (dont l’une unie à l’héritier Bourbon-Deux-Siciles). Et le futur Carlo Felice I n’a aucun enfant de son union avec une fille de la reine de Naples, reine que Napoléon a précisément dans sa lorgnette à ce moment.

[14] Wenzel Anton, Comte, puis Prince von Kaunitz-Rietberg et de l’Empire (1711-1794). Chancelier d’État de Marie-Thérèse, Joseph II puis Léopold II, de 1753 à 1794. Il est enterré au château d’Austerlitz, propriété de sa famille.

[15] Sic.

[16] Ignatiy Yakovlevitch Prjibyshevskiy (Ignacy Przybyszewski) (1755-ap. 1810). D’origine polonaise, général-major depuis 1795, il commandait la 3e colonne de l’armée Koutouzov. À son retour de captivité, en 1807, il est traduit devant la justice militaire et finalement condamné à la dégradation et chassé de l’armée en 1810. Il meurt probablement peu après.

[17] Georgiy Frantsevitch, baron Vimpfen (Wimpfen). Général-major (1799), lieutenant-général (1800), commandant en chef (1801-1806) du régiment des mousquetaires de Perm.

[18] Yegor Ivanovitch, baron Meller-Zakomel’skiy (1767-1830). Général-major (1801), lieutenant-général (1813). Il commande alors (1803-1807) le régiment impérial d’uhlans Tsesarevitch Konstantin Pavlovitch.

[19] Ivan Ivanovitch Miller (Miller III) (1776-1814). Général-major (1799), commandant en chef (1799-1806) du 8e régiment de chasseurs.

[20] Grigoriy Maksimovitch Berg (1765-1838). Général-major (1798), lieutenant-général (1812), général d’infanterie (1823). Il est alors le commandant du régiment de grenadiers de Petite-Russie.

[21] Aleksey Abramovitch Selekhov, colonel-commandant (1799-1806) du régiment des mousquetaires d’Azov.

[22] Fedor Borisovitch Shtrik (Strick) (…-1808). Général-major, commandant en chef (1802-1806) du régiment des mousquetaires de Boutyrski.

[23] Sergey Kornilovitch Shevlyakov. Général-major (septembre 1805), commandant en chef (1805-1806) du régiment des mousquetaires de Vladimir.

[24] Nikolaï Grigor’evitch Volkonsky, prince Repnin, déjà évoqué dans le 30e bulletin.

[25] Aleksandr Vasil’evitch, prince Sibirskiy (1779-1838). Colonel commandant (1805-1806) du régiment des mousquetaires de Narva, général-major (1809), lieutenant-général (1824).

[26] Nikolay Aleksandrovitch Adriyan. Futur général-major, commandant du régiment de la garnison de Vladikavkaz.

[27] Vasiliy Mikhaylovitch Lobanov. Général-major (1799), commandant (1799-1807) du régiment des grenadiers de la garde.

[28] Nikоlаy Semenovitch Sulimа (1777-1840). Colonel commandant (1805-1806) du régiment de mousquetaires de Moscou. Général-major (1812), lieutenant-général (1827), gouverneur général de la Sibérie orientale (1833-1836).

[29] Vladimir Petrovitch Mezentsev (1779-1833). Général-major (1812). Il appartient alors à l’état-major du régiment des mousquetaires de Narva.

[30] Yakov Andreevitch Voyeykov. Colonel commandant (1804-1806) du régiment des mousquetaires de Galicie.

[31] 28 novembre 1805.

[32] 7 décembre 1805.

[33] 7 décembre 1805.

[34] Duroc, déjà évoqué.

[35] Daru, déjà évoqué. Son titre exact est « Intendant général de la Maison de l’Empereur ».