1805 – TRENTE-SEPTIÈME BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE

TRENTE-SEPTIÈME BULLETIN DE LA GRANDE ARMÉE [1].

 

Schönbrunn, le 5 nivôse an 14[2].

Voici la position de l’armée aujourd’hui :

Le maréchal Bernadotte occupe la Bohème ;

Le maréchal Mortier, la Moravie ;

Le maréchal Davoust occupe Presbourg, capitale de la Hongrie ;

Le maréchal Soult occupe Vienne ;

Le maréchal Ney occupe la Carinthie ;

Le général Marmont, la Styrie ;

Le maréchal Masséna, la Carniole ;

Le maréchal Augereau reste en réserve en Souabe.

Le maréchal Masséna, avec l’armée d’Italie, est devenu 8e. corps de la grande-armée.

Le prince Eugène a le commandement en chef de toutes les troupes qui sont dans le pays de Venise & dans le royaume d’Italie.

Le général Saint-Cyr marche à grandes journées sur Naples, punir la trahison de la reine[3], & précipiter du trône cette femme criminelle qui, avec tant d’impudeur, a violé tout ce qui est sacré parmi les hommes. On a voulu intercéder pour elle auprès de l’Empereur ; il a répondu : « Les hostilités dussent-elles recommencer, & la nation soutenir une guerre de trente ans, une si atroce perfidie ne peut être pardonnée. La reine de Naples a cessé de régner[4] : ce dernier crime a rempli sa destinée ; qu’elle aille à Londres augmenter le nombre des intrigans, & former un comité d’encre sympathique avec Drake[5], Spencer Smith[6], Taylor[7], Wickam[8] : elle pourra y appeler, si elle le juge convenable, le baron d’Armfeld[9], MM. de Fersen[10], d’Antraigues[11] & le moine Morus[12]. »

M. de Talleyrand est à Presbourg, où l’on négocie. Les plénipotentiaires de l’Empereur d’Autriche sont le prince Jean de Lichtenstein & le général Giulay.

Le prince Charles a demandé à voir l’Empereur. S.M. aura demain une entrevue avec ce prince, à la maison de chasse de Stamersdorff[13], à trois lieues de Vienne.

L’Empereur passe aujourd’hui la revue de la division Legrand, près Laxembourg[14].

L’Empereur ne prend à Vienne aucun divertissement. Il a reçu fort peu de personnes.

Pendant quelques jours le temps a été assez froid : la journée d’aujourd’hui est fort belle.

L’Empereur a fait une grande quantité de promotions dans l’armée & dans la légion d’honneur ; mais les grades qu’il a à sa disposition peuvent difficilement récompenser tant de braves.

L’électeur de Wurtemberg a envoyé à l’Empereur le grand cordon de l’Ordre de Wurtemberg[15], avec trois autres qui ont été donnés au sénateur Harville[16], premier écuyer de l’Impératrice ; au maréchal Kellermann[17] & au général Marmont.

L’Empereur a donné le grand cordon de la légion d’honneur à l’électeur[18], au prince électoral[19] & au prince Paul[20], ses fils, & à ses frères les princes Eugène-Frédéric-Henri[21] & Guillaume-Frédéric-Philippe[22] : il a connu ces deux derniers princes à son passage à Louisbourg[23], & a été bien-aise de leur donner une preuve de l’opinion qu’il a conçue de leur mérite.

Les électeurs de Bavière & de Wurtemberg vont prendre le titre de Roi[24], récompense qu’ils ont méritée par l’attachement & l’amitié qu’ils ont montrés à l’Empereur dans toutes ces circonstances.

L’Empereur a témoigné son mécontentement qu’on eût osé faire, à Mayence, une proclamation signée de son nom, & qu’on a remplie de sottises. Elle est datée d’Olmutz, où l’Empereur n’a jamais été ; & ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’elle a été mise à l’ordre du jour de l’armée de Mayence. Quel que soit l’individu qui en est l’auteur, il sera puni selon toute la rigueur des lois. Est-il un plus grand crime dans un Etat civilisé que d’abuser du nom du souverain ?

L’Empereur d’Autriche est toujours à Holitsch[25].

Un grand nombre de blessés sont guéris. L’armée est en meilleur état qu’elle n’a jamais été. Le prince Murat rend compte que sa cavalerie a presque doublé depuis la bataille d’Austerlitz. Tous les chevaux qui par suite des marches forcées étaient restés en route, sont rétablis & ont rejoint leur corps. Plus de deux mille pièces de canon sont évacuées de l’arsenal de Vienne sur la France. L’Empereur a ordonné qu’il y aurait une salle au Musée-Napoléon[26] destinée à recevoir les choses curieuses qui ont été recueillies à Vienne.

Il a fait rendre à la Bavière les canons & les drapeaux qui lui ont été pris en 1740. Les bavarois faisaient alors cause commune avec la France[27] ; mais la France était gouvernée par un prêtre pusillanime[28].

Les peuples d’ltalie ont montré beaucoup d’énergie. L’Empereur a dit plusieurs fois :

« Pourquoi mes peuples d’Italie ne paraîtraient-ils pas avec gloire sur la scène du monde ; ils sont pleins d’esprit & de passions : dès lors il est facile de leur donner les qualités militaires. »

Les canonniers italiens de la garde royale se sont couverts de gloire à la bataille d’Austerlitz, & ont mérité l’estime de tous les vieux canonniers français. La garde royale a toujours marché avec la garde impériale, & a été par-tout digne d’elle.

Venise sera réunie au royaume d’Italie[29].

Les villes de Bologne & de Brescia sont toujours les premières à se distinguer par leur énergie ; aussi l’Empereur, en recevant les adresses de ces villes, a-t-il dit : je sais que les villes de Bologne & de Brescia sono miei di cuore[30].

L’Empereur a fort approuvé les dispositions du prince Louis[31] pour la défense de la Hollande, la bonne position qu’il a prise à Nimègue, & les mesures qu’il a proposées pour garantir la frontière du Nord[32].


NOTES

[1] In : Mémorial administratif du département de l’Ourte, n° 309 du 10 janvier 1806, p. 358-360. Liège : J.F. Desoer, 1806. (Mémorial administratif du département de l’Ourte ; IX).

[2] 26 décembre 1805.

[3] Maria Carolina von Habsburg-Lothringen, archiduchesse d’Autriche (1752-1814). Fille de l’empereur Franz I. et de Maria Teresia d’Autriche, et donc soeur de la reine Marie-Antoinette de France, elle a développé, après l’exécution de sa soeur, une haine totale à l’égard de la France révolutionnaire. Elle épouse en 1768 Ferdinando di Borbone, roi (IV) de Naples et (III) de Sicile (puis Ier des Deux-Siciles, à partir de 1816) mais c’est elle femme qui gouvernera constamment à sa place de 1775 à 1812. La duplicité qui lui est reprochée tient dans la double signature d’un traité d’alliance (11-09-1805) avec les coalisés, resté secret, et d’un autre de neutralité (10-09-1805), patent celui-là, avec la France.

[4] L’affirmation est encore présomptueuse, mais sera réalité dès le printemps. Masséna entre dans Naples le 14 février 1806 et Joseph Bonaparte est officiellement proclamé roi de Naples et de Sicile le 30 mars.

[5] Francis Drake (1764-1821). Diplomate britannique en poste en Italie, puis en Bavière, d’où il est expulsé en 1804. Il a travaillé un temps avec les réseaux du comte d’Antraigues.

[6] John Spencer Smith (1769-1845). Diplomate, homme politique et espion anglais, notamment en poste à Istanbul (1792-1804) et dans le Wurtemberg (1804-1805). Il se retire de la vie politique en 1817 et s’installe à Caen. Frère de l’amiral Sidney Smith.

[7] Taylor, ministre britannique en Hesse-Cassel. Une première fois expulsé en 1804, sous les pressions françaises, il reprend son poste mais est définitivement chassé en 1806. Il s’agit peut-être de Michael Angelo Taylor (1757-1834), membre de la Chambre des Communes (1784-1802 et 1806-1834), ami du prince-régent George (futur IV), conseiller privé (1831).

[8] William Wickham (1761-1840). Diplomate, homme politique et espion anglais, notamment en poste en Suisse (où il a été en rapport avec Pichegru) et en Bavière. Sous-secrétaire aux Affaires intérieures (1798-1799), secrétaire auprès du vice-roi d’Irlande, puis lord-trésorier (1802-1807) dans le gouvernement britannique. Il cesse ensuite toute activité politique.

[9] Gustaf Mauritz, Baron Armfelt (1757-1814). Noble suédois de Finlande, partisan du roi Gustaf III, il est désigné par celui-ci, sur son lit de mort, pour faire partie du Conseil de régence (1792). Le duc de Sudermanie (futur Carl XIII) l’éloigne en le nommant ambassadeur à Naples (1792-1794), puis le fait condamner à mort. Réhabilité par le roi Gustaf IV devenu adulte, il devient ambassadeur à Vienne (1802-1805). Commandant en chef en Poméranie suédoise (1805-1807), il est expulsé de Suède par Bernadotte (1811), qu’il n’a pas soutenu au moment où celui-ci a brigué la succession du trône suédois. Réfugié en Russie, il y devient l’un des principaux conseillers du tsar, qui le nomme gouverneur-général du grand-duché de Finlande (1812-1814).

[10] Axel, Comte von Fersen (1755-1810). Comte suédois, officier puis commandant du Régiment (français) Royal-Suédois, il y développe une passion amoureuse pour la reine Marie-Antoinette. Principal instigateur de la fuite de Varennes, il retourne en Suède après son échec. Ambassadeur, feld-maréchal, puis chancelier de l’Université d’Uppsala, il meurt assassiné par la foule, qui l’accuse d’avoir empoisonné le prince héritier Christian-August d’Augustenborg.

[11] Louis Alexandre de Launay, comte d’Antraigues (1753-1812). Député de la noblesse du Vivarais (Ardèche) aux Etats généraux (1789-1790), il émigre dès février 1790. Il s’installera successivement en Suisse, à Venise, en Autriche, en Saxe puis en Angleterre. De ces divers lieux, il organise des réseaux d’espionnage au profit des Bourbons et des pays en guerre avec la France. Assassiné à Londres dans des conditions restées mystérieuses.

[12] S »agit-il d’un personnage contemporain, ou d’une allusion à Thomas More (1478-1535) et son Utopia, écrite alors qu’il était diplomate en Flandre ?

[13] Stammersdorf, village à 10 kms au nord de Vienne, sur la rive gauche du Danube.

[14] Schloß Laxenburg, château à 15 kms au sud de Vienne, sur la route d’Eisenstadt.

[15] Ordre de l’Aigle d’Or. Croix de Malte émaillée de blanc, au ruban cramoisi et noir.

[16] Louis Auguste Juvénal des Ursins d’Harville (1749-1815). Maréchal de camp (1788), lieutenant-général (1792), sénateur (1801-1814), général de division (1803), premier écuyer de l’Impératrice (1806), comte d’Harville et de l’Empire (1808), gouverneur du Louvre et des Tuileries (1808), pair de France (1814).

[17] François Étienne Charles Kellermann (1735-1820). Maréchal de camp (1788), lieutenant-général (1792), vainqueur de Valmy la même année. Sénateur (1799), maréchal de l’Empire (1804), duc de Valmy (1808), pair de France (1814).

[18] Friedrich III de Wurtemberg (1754-1816), déjà évoqué. Électeur depuis le 25 février 1803. Pour l’anecdote, il mesurait 2,11 m et pesait pas loin de 200 kg.

[19] Wilhelm Friedrich Karl (1781-1864), fut roi Wilhelm I. (1816-1864).

[20] Paul Heinrich Karl Friedrich August (1785-1852), grand-père du dernier roi de Wurtemberg, Wilhelm II (1848-1921 ; r. 1891-1918).

[21] Eugen Friedrich Heinrich (1758-1822), auteur d’une branche éteinte dans les mâles en 1903.

[22] Wilhelm Friedrich Philipp (1761-1830), auteur de la branche non dynaste des comtes de Wurtemberg, dont est issue la branche morganatique des princes et ducs d’Urach, toujours représentée.

[23] Ludwigsburg.

[24] Maximilian IV. Joseph de Bavière et Friedrich III. de Wurtemberg prennent le titre de roi le 1er janvier 1806, devenant dès lors Maximilian I. et Friedrich I. Napoléon, par traités, le leur a promis (le 10 pour la Bavière, le 11 pour le Wurtemberg) et le traité de Presbourg du 26 décembre entérine ces promesses.

[25] Holics

[26] Nom pris alors par le musée du Louvre.

[27] Durant la guerre de la succession d’Autriche (1740-1748), la Bavière fut alliée à la France, à l’Espagne et à la Prusse, contre l’Autriche, l’Angleterre, les Provinces-Unies, la Sardaigne et la Saxe.

[28] André Hercule de Fleury (1653-1743). Evêque (1699), premier ministre de facto du roi Louis XV (1726-1743), cardinal (1726). Le jugement de Napoléon sur l’homme d’État Fleury vaut condamnation de la politique de paix que celui-ci a toujours prônée.

[29] Ce sera chose faite le 1er mai 1806, en vertu d’un décret impérial du 30 mars précédent.

[30] « sont miennes de coeur« .

[31] Louis Bonaparte (1778-1846). Général (1803). Prince français, deuxième dans la ligne de succession au trône impérial, sénateur et conseiller d’État en vertu de la Constitution de l’an XII, connétable de l’Empire (1804), gouverneur général des départements au-delà des Alpes (1805, poste qu’il ne rejoint pas), gouverneur ad interim de Paris (1805), général en chef de l’armée du Nord (1806), roi de Hollande (05-06-1806 – 01-07-1810) et grand connétable de l’Empire (1806). Exilé en Autriche puis en Italie après son abdication, il porte le nom de comte de Saint-Leu. Pair des Cent Jours (1815), il s’abstient de rentrer en France et ne joue plus aucun rôle politique, pas même en tant que chef de la Maison impériale après le décès de son aîné Joseph (1844-1846).

[32] Napoléon n’a pourtant guère à se féliciter de la manière dont Louis a assumé provisoirement ses fonctions de gouverneur de Paris. Mais son opinion est quasiment déjà faite sur le sort futur de la République batave, qui sera soit directement annexée à l’Empire, soit placée sous la direction d’un Napoléonide. Le choix final de l’Empereur s’exprime ici en filigrane.