1805 – QUINZIÈME BULLETIN DE LA GRANDE ARMÈE

QUINZIÈME BULLETIN [1]

 

Braunau, le 9 brumaire an 14.[2]

Plusieurs déserteurs russes sont déjà arrivés, entre autres un sergent-major natif de Moscou[3], homme de quelque intelligence. On s’imagine bien que tout le monde l’a questionné. Il a dit que l’armée russe était dans des dispositions bien différentes pour les français que dans la dernière guerre : que les prisonniers qui étaient revenus de France s’en étaient beaucoup loués ; qu’il y en avait six dans sa compagnie qui, au moment du départ de Pologne, avaient été envoyé plus loin : que si on avait laissé dans les régimens tous les hommes revenus de France, il n’y avait pas de doute qu’ils n’eussent tous déserté ; que les russes étaient fâchés de se battre pour les allemands qu’ils n’aiment pas, & qu’ils avaient une haute idée de la valeur française. On lui a demandé s’ils aimaient l’Empereur Alexandre. Il a répondu qu’ils étaient trop misérables pour lui porter de l’attachement : que les soldats aimaient mieux l’Empereur Paul, mais que la noblesse préférait l’Empereur Alexandre[4] ; que les russes, en général, étaient contens d’être sortis de chez eux, parce qu’ils vivaient mieux & étaient mieux payés ; qu’ils désiraient tous ne pas retourner en Russie, & qu’ils préféraient s’établir dans d’autres climats à retourner sous la verge d’une aussi rude discipline ; qu’ils savaient que les autrichiens avaient perdu toutes leurs batailles & ne faisaient que pleurer.

Le prince Murat s’est mis à la poursuite de l’ennemi. Il a rencontré l’arrière-garde des autrichiens, forte de six mille hommes, sur la route de Merobach[5] ; l’appercevoir & la charger n’a été qu’une même chose pour sa cavalerie. Cette arrière-garde a été disséminée sur les hauteurs de Ried[6]. La cavalerie ennemie s’est alors ralliée pour protéger le passage de l’infanterie par un défilé. Mais le 1er. régiment de chasseurs & la division de dragons du général Beaumont[7] l’ont culbutée, & se sont jetés avec l’infanterie ennemie dans le défilé. La fusillade a été assez vive ; mais l’obscurité de la nuit a sauvé cette division ennemie ; une partie s’est éparpillée des les bois ; il n’a été fait que cinq cents prisonniers. L’avant-garde du corps du prince Murat a pris position à Haag[8]. Le colonel Montbrun[9], du 1er. de chasseurs, s’est couvert de gloire. Le 8e. régiment de dragons[10] a soutenu sa vieille réputation. Un maréchal-des-logis de ce régiment ayant eu le poignet emporté, dit devant le prince, au moment où il passait : Je regrette ma main, parce qu’elle ne pourra plus servir notre brave Empereur. L’Empereur, en apprenant ce trait, a dit : «Je reconnais bien là les sentimens du 8e. Qu’on donne à ce maréchal-des-logis une place avantageuse, & selon son état, dans le palais de Versailles.»

Les habitans de Braunau, selon l’usage, avaient porté dans leurs maisons une grande partie des magasins de la place. Une proclamation a tout fait rapporter. Il y a à présent un millier de sacs de farine, une grande quantité d’avoine, des magasins d’artillerie de toute espèce, une très-belle manutention & soixante mille rations de pain, dont nous avions grand besoin : une partie a été distribuée au corps du maréchal Soult.

Le maréchal Bernadotte est arrivé à Salzbourg. L’ennemi s’est retiré sur la route de Carinthie & de Wiels[11]. Un régiment d’infanterie voulait tenir au village de Hallem[12] ; il a dû se retirer sur le village de Colling[13], où le maréchal espérait que le général Kellermann[14] parviendrait à lui couper la retraite & à l’enlever.

Les habitans assurent que, dans son inquiétude, l’empereur d’Allemagne s’était porté jusqu’à Wels, où il avait appris le désastre de son armée. Il y avait appris aussi les clameurs de ses peuples de Bohême[15] & d’Autriche contre les russes qui pillent & violent d’une manière si effrénée, qu’on désirait l’arrivée des français pour les délivrer de ces singuliers alliés.

Le maréchal Davoust, avec son corps d’armée, a pris position entre Ried & Haag. Tous les autres corps d’armée sont en grand mouvement ; mais le temps est affreux : il est tombé un demi-pied de neige ; ce qui a rendu les chemins détestables.

Le ministre secrétaire-d’état Maret[16] a joint l’Empereur à Braunau.

L’électeur de Bavière est de retour à Munich ; il a été reçu avec le plus grand enthousiasme par le peuple de sa capitale.

Plusieurs malles de Vienne ont été interceptées : les lettres les plus récentes étaient du 18 octobre. On commençait à y avoir des nouvelles de l’affaire de Wertingen : elles y avaient répandu la consternation. Les vivres y étaient d’une cherté à laquelle on ne pouvait atteindre. La famine menaçait Vienne. Cependant la récolte a été abondante ; mais la dépréciation du papier-monnaie & des assignats qui perdaient plus de 40 pour cent, avait porté tout au plus haut prix. Le sentiment de la chute du papier-monnaie autrichien était dans tous les esprits.

Le cultivateur ne voulait plus échanger ses denrées contre un papier de nulle valeur. Il n’est pas un homme en Allemagne qui ne considère les anglais comme les auteurs de la guerre, & les empereurs François & Alexandre comme victimes de leurs intrigues. Il n’est personne qui ne dise : il n’y aura point de paix tant que les olygarques gouverneront l’Angleterte[17], & les olygarques gouverneront tant que Georges[18] respirera. Aussi le règne du prince de Galles[19] est-il désiré comme le terme de celui des olygarques, qui, dans tous les pays, sont égoïstes & insensibles aux malheurs du monde.

L’empereur Alexandre était attendu à Vienne ; mais il a pris un autre parti : on assure qu’il s’est rendu à Berlin.


NOTES

[1] In : Mémorial administratif du département de l’Ourte, n° 298 du 25 brumaire an XIV (16.11.1805), p. 163-165. Liège : J.F. Desoer, 1806. (Mémorial administratif du département de l’Ourte ; IX).

[2] 31 octobre 1805.

[3] Moskva. Moscou, faut-il le rappeler, n’est plus à l’époque la capitale de l’empire de Russie, puisque c’est à Sankt Peterburg (Saint-Pétersbourg) qu’elle a été transférée par l’empereur Piotr I.

[4] Aleksandr I Pavlovitch Romanov (1777-1825[?]). Fils de l’empereur Pavel I., qu’il laisse assassiner et remplace sur le trône (1801). Alexandre sera en outre roi de Pologne (1815-1825). Son décès en 1825 est plus que probable, quoique incertain.

[5] Mernbach, village au sud de Ried, à l’est de Braunau, sur la route de Linz.

[6] Ville de Haute-Autriche, à l’est de Braunau et au sud de Passau.

[7] Marc Antoine de La Bonninière de Beaumont, déjà évoqué dans un précédent Bulletin.

[8] Village à l’est de Ried, un peu à l’écart, vers le sud, de la route conduisant de Linz à Wels (ne pas confondre avec le village du même nom en Bavière).

[9] Louis Pierre Montbrun (1770-1812). Général (décembre 1805), baron (1808), puis (1809) comte de l’Empire.

[10] Commandé par Louis Beckler, chef de brigade.

[11] Wels, ville au sud de Linz. La route de Carinthie et de Wels ici mentionnée, n’est autre que la route principale reliant Braunau à Vienne, ainsi que les routes qui s’en séparent en direction du sud et de Klagenfurt.

[12] Hallein, village sur la Salzach, en amont de Salzbourg.

[13] Golling, village sur la Salzach, en amont de Hallein.

[14] François Étienne Kellermann (1770-1835). Fils du maréchal de l’Empire, duc de Valmy. Général (1797), comte de Valmy et de l’Empire (1808). Pair des Cent-Jours (1815), marquis (1817), puis (1820) duc de Valmy et pair de France (1820).

[15] Partie occidentale de l’actuelle République tchèque. Capitale : Praha (Prague).

[16] Hugues Bernard Maret (1763-1839). Secrétaire général des Consuls (1799), puis (ministre-) secrétaire d’État (1799-1811 ; 1813-1814 ; 1815), duc de Bassano (1809), ministre des Relations extérieures (1811-1813), pair des Cent-Jours (1815). Pair de France (1831), président du Conseil et ministre de l’Intérieur (1834).

[17] Sic.

[18] George III of Brunswick-Lüneburg (1738-1820), roi de Grande-Bretagne et d’Irlande (1760-1801), roi du royaume-uni de Grande-Bretagne et d’Irlande (1801-1820), électeur (1760), puis (1815) roi de Hanovre. Atteint de troubles mentaux passagers dès les années 1780, il devient définitivement fou en 1810 et son fils devient régent l’année suivante.

[19] George of Brunswick-Lüneburg (1762-1830). Fils aîné du roi George III. Prince de Galles dès sa naissance, régent du royaume-uni (1811-1820), roi du royaume-uni de Grande-Bretagne et d’Irlande et roi de Hanovre (1820-1830). À l’époque, le prince de Galles aspire à être nommé régent et est soutenu par les libéraux (« whigs ») de Charles Fox, réputés plus compréhensifs à l’égard de la France napoléonienne.