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15 décembre 1814 : les obsèques du prince de Ligne.

Le prince de Ligne (dessin anonyme)

Même s’il ne fit pas réellement partie des « congressistes », le prince mérite une place d’honneur dans cette galerie de portraits, tant il a impressionné ceux qui l’ont rencontré.

Né à Bruxelles en 1735, il était entré au service de l’Autriche en 1752, comme enseigne. Durant la guerre contre la Prusse, il combattit notamment à Leuthen et Breslau. En 1770, il accompagne son souverain, Joseph II, lorsque celui-ci rencontre Frédéric II (le Grand).  Ses missions diplomatiques l’amènent à rencontrer l’impératrice de Russie, Catherine II, à Saint-Pétersbourg. À partir de 1795 (il est alors âgé de 60 ans), il commence à publier ses Mélanges militaires, littéraires et sentimentaux (34 volumes paraîtront).

Deux femmes de grand talent gardèrent une image indélébile du prince, et, bien que leurs souvenirs ne datent pas du Congrès, ils corroborent les opinions d’alors.

Madame de Staël, d’abord :

Le prince de Ligne est reconnu, par tous les Français, comme un  des hommes les plus dignes d’être aimés. Il est peut-être le seul étranger qui dans le genre français soit devenu modèle, au lieu d’être imitateur !  Il y a toujours de l’esprit et du génie dans tout ce qui vient de lui. Sa façon d’écrire n’est souvent que du « style parlé ».

Les hommes, les choses et les évènements ont passé devant le prince de Ligne; il les a jugés sans vouloir leur imposer le despotisme d’un système, il sut mettre à tout du naturel ! (Galerie von Bildnisse,)

Et Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun :

Le prince de Ligne était grand, il avait une extrême noblesse dans le maintien, sans aucune roideur, sans aucune afféterie; tout le charme de son esprit se peignait si bien sur sa figure, que j’ai peu connu d’hommes dont le premier aspect fût aussi séduisant, et la bonté de son cœur ne tardait pas à vous attacher à lui pour toujours; il était à la fois brave et savant militaire. Dans tous les pays de l’Europe, ses profondes connaissances sur l’art de la guerre ont été appréciées, et l’amour de la gloire l’a toujours dominé; en revanche, il poussait à l’excès son indifférence pour sa fortune; non-seulement son extrême générosité l’a de tout temps entraîné dans des dépenses énormes, sans qu’il consentît jamais à compter; mais quand je le retrouvai à Vienne, en 1792, il entra un soir chez madame de Rombech, pour nous apprendre que les Français venaient de s’emparer de tous les biens qu’il possédait en Flandre, et il nous parut très peu affecté de cette nouvelle: « Je n’ai plus que deux louis, ajouta-t-il d’un air dégagé: qui donc paiera mes dettes ? (Souvenirs de Mme Vigier-Lebrun, Paris, 1835)

 

Charles Joseph de Ligne (1735 – 1814). Portrait anonyme.

Le comte Fédor Golovkine, ambassadeur de Russie, nous a laissé ce portrait du prince :

M. de Ligne était grand et bien fait, avec un visage qui devait avoir été beau quoiqu’un peu efféminé. Il devait, à vingt ans, avoir l’air de ce qu’on appelle populairement un bellâtre. Ses manières le premier jour étaient belles et grandes mais dès le lendemain d’un cynisme surprenant. Il disait et faisait des choses qui ne cadraient ni avec son nom et moins encore avec ses emplois. Sa malpropreté visait à l’originalité. À sa montagne [le Kahlenberg] près de Vienne, son séjour favori depuis la perte de Beloeil et ses terres aux Pays-Bas, le désordre et le dépenaillement étaient extrêmes et il ne quittait son lit que pour dîner, abandonnant les soins de sa tête aux doigts actifs d’un valet de chambre. Un écritoire renversé, des manuscrits illisibles et surchargés de ratures, sa fille chérie, sa Christine, la princesse de Clary, le seul de ses enfants, disait-il, qui fut de lui, assise dans un coin à les déchiffrer.

À l’époque du Congrès c’est donc un véritable « monument », universellement connu par ses écrits, son esprit et ses bons mots. Goethe, Wieland, Schlegel se font gloire d’être de ses amis. Un cercle d’hommes et de femmes aimables et distingués est sans cesse autour de lui. La présence de ses charmantes filles, la princesse Clary, le comtesse Palffy et la baronne Spiegel ajoutent encore à l’attrait de ces récep­tions. La causerie roule souvent sur la Pologne, que le prince défendit toujours dans les conseils, sur la Russie dont il aimait à se souvenir, sur l’Angleterre, sur l’Italie, beaucoup sur l’ancienne France et point du tout sur la nouvelle. (Potocka)

Le prince s’était fixé à Vienne depuis 1794, se faisant bâtir sur les remparts une modeste maison – peinte en rose – qu’il appelait sa cage, ou son bâton de perroquet. Ce que l’on appelle alors « l’hôtel de Ligne », est en fait composé d’une salle à manger au rez-de-chaussée, au premier d’un salon, au second d’une bibliothèque qui lui sert de chambre à coucher. On passe de l’un à l’autre par une échelle de moulin ! Chaque pièce est meublée de quelques chaises de paille, d’une table en bois de sapin et de quelques objets. Comme il se doit, sa maison est de couleur rose. Rapidement, ce lieu était devenu le rendez-vous des étrangers, d’émigrés, où l’on se presse quelquefois sans même pouvoir s’asseoir ! Le prince possède également une maison sur le Kahlenberg (son Refuge), où il se rend lorsqu’il fait beau dans un carrosse tiré par deux vieux chevaux « fatigués de l’existence » (de Bled), dans des bâtiments qui faisaient partie d’un ancien monastère, et où il donne de  grands bals. Il a fait graver sur la façade donnant sur le Danube, deux vers de sa composition : Sans remords, sans regrets, sans crainte, sans envie – Je vois couler ce fleuve et s’écouler ma vie. Sur un autre côté, la devise de la famille : « quo tes cumque cadunt, stat semper linea recta. », c’est-à-dire : « De quelque côté que tombent les choses, la ligne reste toujours droite »

Le général Jomini me présenta le prince de Ligne, dont le goût et les talents, pendant une période de plus de cinquante années, avaient été reconnus par toute l’Europe (…) Son apparence est si vénérable, que, alors que je ne le connaissais pas encore, je demandai : « quel est ce vieillard ? ». Il était alors âgé d’environ 80 ans, de haute stature, avec des lèvres expressives et un regard vif. « Il se comportait comme le frère aîné des familles régnantes européennes, et ne changea pas son habitude de vie : il était debout à 7 heures le matin, déjeunait à deux heures le midi, et occupait ses soirées avec de la musique. Lorsqu’il fut invité chez l’empereur Alexandre, ce fut très rarement que l’on prépara pour lui les mets auquel il était habitué. Chaque jour, on pouvait le rencontrer dans Vienne, à pied ou en voiture, seul ou avec son épouse, vêtu d’un frac ou d’une. »(Danilevsky)

Si le Congrès avait amené à Vienne toutes les illustrations princières, diplomatiques et militaires de l’Europe, le prince de Ligne, dernier survivant des anciennes cours, semblait être resté ici-bas tout exprès pour faire les honneurs de sa patrie d’adoption aux représentants des cours nouvelles.

Ceux qui l’avaient connu se montrèrent heureux de le retrouver, et la jeune génération témoigna un vif désir de voir de près celui dont le nom avait frappé si souvent son oreille. Cela fut aisé, car personne n’accueillait mieux les jeunes gens.

« On le voyait arriver de loin dans la rue, salué par tout le monde, car il était la figure la plus populaire et la plus aimée des Viennois. Remarquable par sa haute taille et sa démarche fière, enveloppé d’un manteau militaire, il marchait d’un pas rapide ; son regard vif, ses mouvements souples et prompts comme à vingt ans ne décelaient en rien son âge, dont ses beaux cheveux blancs pouvaient seuls avertir » (Lucien Perrey).

« Je n’ai vu de ma vie, une figure aussi sympathique et aussi attrayante ; l’intelligence, le cœur, la gaieté, le sérieux, la grandeur, une âme de feu, tout rayonnait avec un charme indescriptible sur les traits de cet être unique. Ah ! Ligne ! Ligne ! tu étais la dernière fleur de la chevalerie (…) Je le rencontrai, à l’automne de 1814, il se promenait à pied et portait l’uniforme de feld-maréchal, sans paletot, l’habit ouvert, culottes courtes, souliers minces et bas de soie, son chapeau sous le bras, sa belle tête de volcan d’esprit chancelait un peu, cela m’effraya et je remarquai avec terreur que sa démarche était lourde et incertaine. » (Gräffer)

« C’était un beau vieillard de quatre-vingts ans, que l’âge paraissait avoir oublié. Sa taille droite et au-dessus de l’ordinaire, sa démarche noble, la simplicité même de son uniforme de feld-maréchal, et l’aisance avec laquelle il se servait d’une canne, dont l’appui ne paraissait pas lui être nécessaire, donnaient à sa personne un air de distinction. Sa tête était couronnée d’une forêt de cheveux gris, dont les hôtes parasites s’égaraient quelquefois sur les fauteuils où le prince s’asseyait. Il avait une belle figure, mais des yeux ternes qui n’annonçaient pas l’esprit piquant et la vivacité des saillies qui lui ont fait une réputation européenne. Je me souviens d’un de ses bons mots sur l’empereur, qu’il disait avoir été atteint d’un satyriasisme de gloire ; le mot était en harmonie avec l’esprit du congrès. » (Méneval)

« Ce qui m’a bien frappé, c’est la tête grise et mal pei­gnée du vieux prince de Ligne, sortant d’un grand domino noir et dépassant presque toutes les jeunes têtes qui l’environnaient. Il paraissait grandi par le temps; il était là comme un siècle, qui voit passer l’autre, et me rappelait les vieilles colonnes à moitié brisées, qui restent dans la campagne de Rome, comme pour montrer qu’autrefois il y avait autre chose. Quelle rage de fête il faut avoir pour s’affu­bler d’un domino à quatre-vingts ans : c’est se mas­quer en revenant. Il n’y a pas un bal où n’aille le prince de Ligne. Avec sa grande queue dont le ruban lui pend jusqu’au milieu du dos, son vieil uniforme autrichien qui a été blanc, ses larges pantalons qui étaient serrés avant que lui fut décharné, il a tout à fait l’air d’un épouvantail ; mais en domino, il n’est plus qu’un spectre. Il ne faut pas que la vieillesse se donne en spectacle, si elle veut qu’on la res­pecte. On dit qu’au commencement de la dernière campagne, il avait fait offrir ses services à l’empe­reur d’Allemagne, mais qu’il voulait commander en chef. Il m’a fort bien accueilli, et m’a dit que sa maison me serait ouverte tous les jours à trois heures pour dîner et à dix pour causer. « (Custine)

« Juste avant de mourir, le 13 décembre, le prince faisait encore des plans pour embellir Vienne : il voulait faire construire des marchés dans les fossés de la ville et y faire venir toutes les marchandes de la Franziskanerplatz et de Seilerstätte, et faire planter des bosquets, créer des bassins, des platebandes, etc., c’est-à-dire les transformer en jardins anglais, au moindre coût . »(Thürheim)

« Vers le soir, il fut pris d’une violente fièvre accompagnée de rêveries et d’abattement. À minuit, il sembla tout à coup se ranimer. Il se dressa sur son séant dans l’attitude d’un homme prêt à combattre, ses grands yeux étincelèrent et, faisant le geste de dégainer son épée, il cria d’une voix forte : « En avant !… Vive Marie-Thérèse! », puis il retomba épuisé sur son oreiller et, après cette dernière évocation du passé, il expira sans agonie et sans souffrances. » (Potocka)

« Le bon prince de Ligne vient de mourir, cela nous fait beaucoup de peine ; il était charmant pour nous ; il avait pour Anna une amitié vraiment paternelle ; la peine est générale à Vienne ; tout le monde le chérissait. Pour les étrangers c’est une grande perte ; c’était presque la seule maison où l’on trouvât à causer familièrement. C’est le Congrès qui l’a tué ; jusqu’ici cette malheureuse assemblée de tant de souverains n’a fait que du mal.

Avant le congrès, le prince de Ligne menait une vie très réglée ; il avait tous les jours du monde chez lui et sortait rarement. Depuis toutes ces fêtes, il voulait faire comme les autres et ne pas en manquer une. On conçoit comment un vieillard de quatre-vingts ans n’a pas pu supporter de veiller toutes les nuits jusqu’à trois et quatre heures du matin et de dîner hors de chez lui quatre à cinq fois par semaine. De plus, comme le prince de Ligne était très courtisan, il voulait aller faire sa cour aux souverains et, dès le matin, il était en visite. Un de ses médecins nous a dit qu’il était malade depuis quelques jours et qu’il avait continué de sortir plusieurs fois, ayant déjà le symptôme de son érésipèle. Il est mort de vieillesse. Son corps était trop faible et trop usé pour supporter la fièvre, car son érésipèle n’avait en fait, par lui-même, aucune mauvaise apparence. Cet excellent et spirituel vieillard aurait vécu cinq ou six ans de plus s’il avait pu continuer à mener une vie réglée. Le Congrès seul  est responsable de sa mort. « (Eynard)

Je rouvre ma lettre pour te dire que le pauvre prince de Ligne est mort hier à midi. Ses derniers moments ont été très douloureux, l’agonie a été fort longue. Il n’avait presque pas  voulu se laisser appro­cher pendant toute sa maladie et il est mort sans permettre que ses filles fussent auprès de lut. Elles attendaient dans la chambre voisine, ce qui me paraît affreux. Tu vois dans ma lettre toutes les alternatives de la maladie. Ces espérances toujours renouvelées et toujours perdues sont le tourment de la vie. On retrouve cela partout et ce n’est pas seu­lement près du lit du malade qu’on sent que son cœur est le jouet de puissances inconnues. Ce qui rend la mort du prince de Ligne plus touchante, c’est la douleur de sa fille, la princesse de Clary. Elle le croyait immortel et elle avait concentré sur lui seul toutes ses affections. On dit qu’elle en était devenue insensible aux autres sentiments de la nature. Elle a des enfants, des amis, mais plus un intérêt. On dit qu’elle ne s’en consolera jamais. Rien ne prouve d’une manière plus effrayante la fragilité des choses humaines que de voir qu’on survit à de pareilles douleurs. Elle avait tout mis sur cette es­pèce de spectre égaré, qui lui échappe comme une ombre. Que cet éternel besoin de se donner est tou­chant et douloureux. Tous les secrets du temps et de l’éternité sont renfermés dans ce sentiment, c’est lui qui fait les âmes religieuses, aussi bien que les âmes faibles et égarées. » (Custine)

Dans les premiers jours de décembre, il assistait à un grand bal : il faisait une chaleur extrême dans les salons et il eut l’imprudence de sortir sans manteau plusieurs fois dans la soirée par un froid de dix degrés, pour aider quelques dames à monter en voilure. La nuit suivante, il prit la fièvre, dut rester au lit, et un fort érésipèle à la nuque se déclara.

Il ne s’inquiéta point de sa maladie et dit à sa fille Christine, qui avait l’air soucieux : « Tu sais que je n’ai pas l’habitude de quitter le théâtre au moment intéressant, je veux voir comment le congrès se débrouillera. »

« Mais vers le soir, il fut pris d’une violente fièvre accompagnée de rêveries et d’abattement. À minuit, il sembla tout à coup se ranimer. Il se dressa sur son séant dans l’attitude d’un homme prêt à combattre, ses grands yeux étincelèrent et, faisant le geste de dégainer son épée, il cria d’une voix forte : « En avant !… Vive Marie-Thérèse ! ». Puis il retomba épuisé sur son oreiller et, après cette dernière évocation du passé, il expira sans agonie et sans souffrances. » (Potocka)

Un des amis du prince, le marquis de Bonnay, écrivit une épitaphe à son intention (que le prince n’aurait sûrement pas reniée !) :

Ci-gît le prince de Ligne :
Il est tout de son long couché.
Jadis il a beaucoup pêché
Mais ce n’était pas à la ligne.

 

Les obsèques du prince ont lieu le 15 décembre. Elles marquent une pause dans le congrès.

« À midi et demi, funérailles du prince de Ligne, grandement militaires, mais qui auraient pu cependant être plus somptueuses. Je les ai vus depuis le coin du Kohlmarkt, puis à la Mölkerbastei, à l’appartement du prince. Le roi de Prusse est venu en costume civil. » (Bertuch)

« Ses funérailles eurent lieu le 13 décembre (sic), avec un éclat et une pompe inconnus jusqu’alors pour un particulier. Sa compagnie de trabans, en grand uniforme rouge brodé d’or, était à droite du char; la garde du château, en uniforme gris et velours noir brodé d’or, à gauche. Des officiers portaient les insignes de deuil. Un homme d’armes à cheval, revêtu d’une armure noire avec une écharpe de crêpe en bandoulière, suivait en tenant son épée à la main la pointe baissée vers la terre, puis venait un cheval de bataille caparaçonné d’un voile noir semé d’étoiles d’argent.

Derrière le cheval marchait toute la famille, après laquelle se pressait une foule vraiment inouïe de maréchaux, d’amiraux, de généraux et de princes de tous les pays de l’Europe, parmi lesquels on remarquait : le prince de Lorraine, le prince Auguste de Prusse, le duc de Saxe-Weimar, son ami particulier, le prince Philippe de Hesse, le prince Eugène de Beauharnais, le prince Schwarzenberg, les comtes Colloredo, Radetzky, Neipperg, Giulay, Uvarovo, de Witt, le duc de Richelieu, sir Sydney Smith en grand uniforme d’amiral, qui avait sollicité l’honneur de commander la dernière batterie; toute la garnison de Vienne, infanterie et cavalerie, plus quatre batteries de six canons, enfin tous les feld-maréchaux autrichiens qui tenaient à honneur d’accompagner leur compagnon d’armes.

Le convoi se rendit à l’église des Écossais, où se faisait le service funèbre. Sur le rempart, au passage du cortège, debout, tête nue, l’empereur Alexandre et le roi Frédéric-Guillaume de Prusse étaient venus rendre hommage au vieil ami de l’impératrice Catherine et du grand Frédéric. À l’arrivée à l’église, trois salves de vingt-quatre canons tonnèrent du rempart. Le service officiel terminé, le convoi se mit en marche [i] pour le Kahlenberg, résidence favorite du prince; il avait demandé à être enterré dans la petite chapelle qu’il y avait fait bâtir.

Toute la suite, sauf l’infanterie, accompagna la famille. Le temps était glacial et, sur le Kahlenberg même, un épais brouillard cachait presque la route. On entra dans la chapelle trop petite pour contenir la foule; les pleurs et les sanglots étaient tels qu’on ne pouvait entendre les prières des morts. Au moment où l’on souleva le cercueil pour le descendre dans le caveau, le soleil, perçant tout à coup le brouillard, illumina la petite église. « Il sembla, dit Gentz, qu’il voulût aussi saluer une dernière fois ce favori de Dieu et des hommes ! » (Potocka)

« Le prince de Ligne avait désigné le lieu de sa sépulture dans son pavillon de Kalembourg (sic) situé sur une haute colline qui domine Vienne, et qu’il avait dédié à la gaîté et aux muses. » (Bausset)

« Les funérailles du prince de Ligne eurent lieu avec tous les honneurs dus à son rang, et un éclat inconnu jusqu’alors au convoi d’un particulier.

À midi, le cortège funèbre quitta sa maison : il se composait de huit mille hommes d’infanterie, de plusieurs escadrons de toutes armes et de quatre batteries d’artillerie : sa compagnie des trabans entourait le char ; les officiers portaient les insignes du deuil. Un homme d’armes à cheval, revêtu d’une armure noire, une écharpe de crêpe en bandoulière, suivait en tenant une épée nue baissée vers la terre. Venait ensuite un cheval de bataille caparaçonné d’un voile noir semé d’étoiles d’argent. Derrière le cheval, à côté de sa famille éplorée, se pressait une foule nombreuse de maréchaux, d’amiraux, de généraux de presque toutes les nations de l’Europe : le prince Eugène, les généraux Tettenborn, Philippe de Hesse-Hombourg, Walmoden, Uvarov, de Witt, Ypsilanti, le prince de Lorraine, le duc de Richelieu et toutes les personnes considérables qui se trouvaient alors à Vienne. Quelques-uns de ses guerriers, venus pour rendre les derniers devoirs à celui qui avait été leur modèle, étaient à cheval l’épée nue à la main.

Le cortège traversa une partie de la ville pour se rendre à l’église paroissiale des Écossais. Après le service, on se dirigea vers le Kahlenberg où le prince avait déclaré vouloir être inhumé.

Fugitif comme toutes les grandeurs de la terre, ce convoi d’un feld-maréchal passa devant les souverains. Le roi de Prusse et l’empereur de Russie s’étaient placés, pour le voir, sur cette partie des remparts qui avait été rasée par les Français. Sur leur visage était peinte la tristesse, témoignage sincère de leurs regrets. Sans doute, Alexandre se rappelait dans quelle intimité l’illustre défunt avait jadis vécu avec son aïeule la grande Catherine.

Le cortège arriva enfin à la petite église du Kahlenberg : là, des larmes, des gémissements partis du cœur remplirent cette maison si longtemps heureuse par sa présence. C’était ce même refuge du Leopoldsberg où peu de jours avant, j’avais passé tête à tête avec lui des heures si pleines et si rapides. Lorsque nous accompagnâmes le corps dans le caveau préparé pour lui, le soleil sembla jaloux d’éclairer le dernier asile de cet homme célèbre: un rayon perça les nuages et vint  saluer le cercueil que la terre allait renfermer. Les cloches de la chapelle tintaient tristement, comme pour annoncer au monde que tout était fini.

Les prières des morts récitées, sa famille, ses amis, ses serviteurs vinrent adresser un dernier adieu à celui qu’ils avaient tant aimé. Dans toutes les bouches était son éloge, et des larmes dans tous les yeux. Bénie soit la mémoire de l’homme qu’une véritable douleur accompagne dans la tombe : c’est la plus belle oraison funèbre. » (La Garde)