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Marbot à Znaim

e 11 juillet, jour néfaste pour moi, le corps de Mas­séna parut devant Znaïm vers dix heures du matin, et nous aperçûmes, à une demi-lieue sur notre droite, les divisions du maréchal Marmont réunies sur le plateau de Teswitz. Ces troupes venaient de Laa par la route de Brünn. À midi, l’Empereur et sa garde arrivèrent à Zukerhandel, et l’armée d’Italie n’en était plus qu’à quelques lieues.

La ville de Znaïm, entourée d’un mur fort solide, est située sur un coteau couvert de vignobles, au bas duquel coulent la rivière de Taya et le fort ruisseau de Lischen, qui se jette dans la Taya au-dessous de Teswitz. Ces deux cours d’eau environnent donc une partie du coteau de Znaïm et en font une position retranchée par la nature, car, presque sur tous les points, les rives sont hérissées de rochers escarpés, d’un accès fort difficile. Le sol s’abaisse au village d’Oblass, que traverse la route de Vienne, par laquelle arrivait le corps de Masséna.

L'archiduc Charles à Aspern
L’archiduc Charles à Aspern

Le prince Charles, ne recevant pas de réponse à sa proposition d’armistice, et ne voyant même pas revenir son parlementaire, prit la résolution de profiter des bonnes positions qu’il occupait, pour risquer encore les chances d’une bataille. En conséquence, il forma son armée sur deux lignes, dont la première appuyait sa droite à la Taya, près de Kloster-Bruck, avait son centre en face de Teswitz et de Zukerhandel et prolongeait sa gauche jusqu’à Kukrowitz. La seconde ligne occupait Znaïm, le Galgenberger Brenditz; les réserves étaient en arrière. Une nuée de tirailleurs défendait les vignobles situés entre Znaïm, le Lischen et la Taya.

 

Le maréchal Jean Masséna.
Le maréchal Jean Masséna.

Dès son arrivée devant Oblass, Masséna fit occuper ce village, ainsi que le double pont qui passe sur la rivière et l’île dite des Faisans. La division Legrand, qui venait de s’en emparer, se porta sur Alt-Schallersdorf et Klos­ter-Bruck, vaste et ancien couvent transformé en fabrique de tabac. Nos troupes éprouvèrent sur ce point une résistance d’autant plus vive que notre artillerie ne secondait pas leurs efforts; ne pouvant, en effet, passer dans les vignes, elle était obligée de tirer du bord de la rivière, c’est-à-dire de bas en haut, ce qui rend le feu incertain et presque nul. Le maréchal, retenu à Oblass dans sa calèche, regrettait vivement de ne pouvoir mon­ter à cheval, pour aller voir par lui-même ce qu’il y avait à faire pour remédier à cet inconvénient, lorsque je me permis de lui dire que, ayant exploré les environs avant l’attaque, je croyais qu’une batterie partant d’Oblass, longeant la rive droite de la rivière et allant se poster au-dessus du village d’Edelspitz, pourrait rendre les plus grands services. Masséna trouva l’avis utile; il m’en remercia et me chargea de conduire six canons au lieu indiqué, d’où, dominant et prenant à revers les troupes qui défendaient Kloster-Bruck et Alt-Schallersdorf, ils firent un tel ravage parmi les ennemis, que ceux-ci abandonnèrent promptement ces deux postes, dont nos troupes s’emparèrent. Le maréchal se félicitait du bon effet produit par cette batterie, lorsque j’accourus lui proposer d’en conduire une autre à Küeberg, point culminant de la rive gauche, mais cependant accessible en renforçant les attelages. Le maréchal y consentit, et, après quelques efforts, je réussis à faire monter huit pièces à Küeberg, d’où leurs boulets, fouettant en plein sur les lignes autrichiennes massées en avant de Znaïm, les eurent bientôt forcées à se réfugier derrière les murs de cette ville; aussi je ne doute pas que si la bataille eût continué, la batterie que nous avions placée sur le Küeberg n’eût été fort utile à l’armée française : c’est en occupant ce point avec de l’artillerie qu’on peut réduire promptement la forte position de Znaïm.

Général Claude Juste Alexandre Legrand. Anonyme
Général Claude Juste Alexandre Legrand. Anonyme

Pendant la vive canonnade dont je viens de parler, un orage épouvantable fondit sur la contrée. En un instant, tout est inondé. La Taya déborde, les armes ne peuvent plus faire feu. et l’on n’entend plus un seul coup de fusil. Les troupes du général Legrand se réfugient dans Kloster-Bruck, à Schallersdorf, et principalement dans les nombreuses caves creusées au milieu des vignes dont le coteau est couvert. Mais pendant que nos soldats vident les tonnes, sans se préoccuper des ennemis qu’ils sup­posent abrités dans les maisons de Znaïm, le prince Charles, prévenu sans doute de cette négligence, et vou­lant couper toute retraite à la division Legrand, fait sortir de la ville une colonne de mille grenadiers qui, s’élançant au pas de course sur la grande route aban­donnée par nos gens, traversent Alt-Schallersdorf et arrivent au premier pont d’Oblass! Je descendais en ce moment du Küeberg et d’Edelspitz; j’y étais monté en passant par New-Schallersdorf, à côté d’Oblass, où j’avais pris les canons que je devais conduire; mais, en revenant seul, il me parut inutile de faire ce détour, puisque je savais que tout le terrain compris entre la Taya et Znaïm était occupé par une de nos divisions d’infanterie. Aussi, dès que je fus au petit pont qui sépare Edelspitz de l’île des Faisans, j’y passai la Taya pour gagner les grands ponts placés sur la grande route en face d’Oblass, où j’avais laissé le maréchal. Je venais de monter sur la chaussée qui unit ces deux ponts, lorsque, malgré l’orage, j’entends derrière moi le bruit de nombreux pas cadencés; je tourne la tête, et qu’aper­çois-je?… Une colonne de grenadiers autrichiens qui n’était plus qu’à vingt-cinq pas de moi!… Mon premier mouvement fut de courir ventre à terre, afin de prévenir le maréchal et les nombreuses troupes qu’il avait auprès de lui; mais, à mon très grand étonnement, je trouvai le pont le plus voisin d’Oblass occupé par une brigade de cuirassiers français. Le général Guiton, qui la commandait, sachant la division Legrand de l’autre côté du fleuve, et ayant reçu un ordre inexact, s’avançait tranquillement au pas!

A peine avais-je eu le temps de dire : « Voilà les ennemis!… » que le général les aperçoit, met l’épée à la main, et criant : « Au galop! » s’élance sur les grena­diers autrichiens. Ceux-ci, venus pour nous attaquer à l’improviste, furent tellement étonnés de l’être eux- mêmes à l’instant où ils s’y attendaient si peu, que les premiers rangs eurent à peine le temps de croiser la baïonnette, et qu’en un clin d’œil les trois bataillons de grenadiers furent latéralement roulés par terre, sous les pieds des chevaux de nos cuirassiers!… Pas un des hommes ne resta debout!… Un seul fut tué; tous les autres furent pris, ainsi que les trois canons qu’ils avaient amenés pour contribuer à la défense de l’île des Faisans et des ponts.

Ce retour offensif aurait eu des résultats très fâcheux pour nous, si le prince Charles l’eût exécuté avec une troupe beaucoup plus nombreuse, en faisant en même temps attaquer la division Legrand dispersée dans les vignes, et qui, n’ayant plus de retraite par les ponts, eût éprouvé un très grand échec, car la Taya n’était pas guéable. Mais le général autrichien fit un faux calcul, en se flattant qu’un millier d’hommes envoyés pour s’emparer de l’ile des Faisans pourraient s’y maintenir contre les attaques de trois de nos divisions, et contre les efforts que la division Legrand, attaquée elle-même, n’eût pas manqué de faire pour s’ouvrir un passage. Ainsi pris entre deux feux, les mille grenadiers autri­chiens, enfermés dans l’île des Faisans, eussent été réduits à mettre bas les armes. Il est vrai que dans ce combat nous aurions perdu beaucoup d’hommes, dont la vie fut épargnée par l’attaque inattendue du général Guiton. Les cuirassiers, enhardis par le succès et ne connaissant pas le terrain, poussèrent leurs charges jusqu’aux portes de Znaïm, pendant que les fantassins du général Legrand, attirés par le tumulte, accouraient pour les seconder. La ville fut sur le point d’être enle­vée… Mais des forces supérieures, secondées par une nombreuse artillerie, contraignirent les Français à redescendre jusqu’à Alt-Schallersdorf et Kloster-Bruck, où Masséna les fit soutenir par la division d’infanterie du général Carra Saint-Cyr.

L’Empereur, placé sur les hauteurs de Zukerhandel, ordonna à ce moment au maréchal Marmont de débou­cher de Teswitz pour se lier à la droite de Masséna. La bataille s’engageait insensiblement. Pour s’en rapprocher, Napoléon vint à Teswitz. Masséna m’ayant envoyé vers Sa Majesté pour lui rendre compte de sa position, je revins avec l’ordre d’enlever à tout prix la ville que notre batterie de Küeberg foudroyait et que le maréchal Marmont allait assaillir aussi par le vallon de Lechen. De toutes parts on battait la charge, et le bruit des tam­bours, assourdi par l’effet de la pluie, se mêlait à celui  du tonnerre… Nos troupes très animées s’avançaient bravement contre les nombreux bataillons qui, postés en avant de Znaïm, les attendaient résolument : quel­ques rares coups de fusil partaient seulement des mai­sons. Tout faisait présager un sanglant combat à la baïonnette, lorsqu’un officier de l’Empereur, arrivant à toute bride, apporta à Masséna l’ordre d’arrêter le combat, parce qu’un armistice venait d’être conclu entre Napoléon et le prince de Liechtenstein. Aussitôt le maréchal, qui s’était beaucoup rapproché des troupes, prescrit à tous les officiers de courir annoncer cette nouvelle sur les divers points de la ligne, et me désigne nominativement pour aller vers celle de nos brigades qui se trouve le plus près de la ville et a le moins d’espace à parcourir pour en venir aux mains avec l’ennemi.

Arrivé derrière ces régiments, en vain je veux parler; ma voix est dominée par les cris de : « Vive l’Empe­reur! » toujours précurseurs du combat, et déjà les troupes croisaient la baïonnette!… Le moindre retard allait donner lieu à l’une de ces terribles mêlées d’in­fanterie qu’il est impossible d’arrêter dès qu’elles sont engagées. Je n’hésite donc pas, et, passant par un inter­valle, je m’élance entre les deux lignes prêtes à se join­dre, et, tout en criant : « La paix! la paix!… » je fais avec ma main gauche signe d’arrêter, lorsque, tout à coup, une balle partie du faubourg me frappe au poi­gnet!… Quelques-uns de nos officiers, comprenant enfin que je portais l’ordre de suspendre les hostilités, arrêtent la marche de leurs compagnies; d’autres hésitaient, parce qu’ils voyaient venir à eux les bataillons autri­chiens qui n’étaient plus qu’à cent pas!… A ce moment, un aide de camp du prince Charles arrive également entre les deux lignes, cherchant à prévenir l’attaque, et  reçoit aussi du faubourg une balle qui lui traverse l’épaule. Je cours vers cet officier, et, pour bien faire comprendre aux deux partis l’objet de notre mission, nous nous embrassons en témoignage de paix.

A cette vue, les officiers des deux nations, n’hésitant plus, commandent Halte! se groupent autour de nous, et apprennent qu’un armistice vient d’être conclu. On se mêle, on se félicite mutuellement; puis les Autrichiens retournent à Znaïm et nos troupes vers les positions qu’elles occupaient avant qu’on bâtit la charge.

La commotion du coup que j’avais reçu avait été si forte, que je croyais avoir le poignet cassé. Heureuse­ment, il n’en était rien; mais la balle avait fortement lésé le nerf qui rattache le pouce au poignet.

Aucune de mes nombreuses blessures ne m’a fait autant souffrir : je fus obligé de porter le bras en écharpe pendant plus de six mois. Cependant, ma blessure, quoique grave, l’était bien moins que celle de l’aide de camp autrichien. C’était un tout jeune homme, plein de courage, et qui, malgré ce qu’il avait éprouvé, voulut absolument venir avec moi auprès de Masséna, tant pour voir ce vieux guerrier si célèbre, que pour accom­plir un message dont le prince Charles l’avait chargé pour lui. Pendant le trajet que nous fîmes ensemble pour gagner Kloster-Bruck, où Masséna s’était établi, l’officier autrichien, qui perdait beaucoup de sang, ayant été sur le point de s’évanouir, je lui proposai de le reconduire à Znaïm; mais il persista à me suivre pour être pansé par les chirurgiens français, qu’il disait être bien plus habiles que ceux de son armée. Ce jeune homme s’appelait le comte d’Aspre et était neveu du général de ce nom, tué à Wagram. Le maréchal Masséna le reçut très bien et lui fit prodiguer toutes sortes de soins. Quant à moi, le maréchal, me voyant blessé de nouveau, crut devoir joindre ses suffrages à ceux de tous les officiers et même des soldats de la brigade, qui faisaient l’éloge du dévouement avec lequel je m’étais élancé entre les deux armées pour éviter l’effusion du sang.

Napoléon, étant venu vers le soir visiter les bivouacs, m’adressa de vifs témoignages de satisfaction, en ajou­tant : « Vous êtes blessé bien souvent, mais je récompenserai votre zèle. » L’Empereur avait formé le projet de créer l’ordre militaire des Trois Toisons[1]L’Ordre des Trois-Toisons d’Or est un ordre honorifique institué par Napoléon Ier à partir de Schönbrunn par lettres patentes du 15 août 1809. Il n’a jamais été distribué, … Continue reading , dont les che­valiers devaient avoir au moins six blessures, et j’appris plus tard que Sa Majesté m’avait inscrit au nombre des officiers qu’il jugeait dignes de recevoir cette décoration, dont je reparlerai plus loin.

Projet d'insigne pour l'Ordre des Trois Toisons.
Projet d’insigne pour l’Ordre des Trois Toisons

L’Empereur voulut voir M. d’Aspre, qui avait montré le môme dévouement que moi, et le chargea de compliments pour le prince Charles.

Comme, tout en se félicitant que les cuirassiers fussent arrivés sur les ponts à l’instant même où les grenadiers autrichiens allaient s’en emparer, Napoléon s’étonnait qu’on eût envoyé de la grosse cavalerie au-delà du fleuve, sur un coteau où il n’y avait d’autre passage qu’une grande route encaissée entre des vignobles, personne ne voulut avoir donné cet ordre, qui ne provenait ni du maréchal, ni du chef d’état-major, et le général de cuirassiers ne pouvant désigner l’officier qui le lui avait transmis, l’auteur de cette heureuse faute resta inconnu.

Pendant le peu de minutes que les grenadiers occu­pèrent l’île des Faisans, ils y prirent trois de nos géné­raux: Fririon, chef d’état-major de Masséna, Lasouski et Stabenrath, auxquels ils enlevèrent en un tour de main leurs bourses et leurs éperons d’argent. Ces géné­raux, délivrés à l’instant même par nos cuirassiers, rirent beaucoup de leur courte captivité.

Je vous ai dit qu’avant d’avoir reçu ma blessure, et immédiatement après la belle charge des cuirassiers, le maréchal m’avait ordonné d’aller rendre compte de ce beau fait d’armes à l’Empereur, toujours placé à Zukerhandel. Comme l’orage avait rendu la Taya infran­chissable à gué, je dus la passer, en face d’Oblass, sur les ponts de l’île des Faisans, pour gagner Zukerhandel par Teswitz, d’où les troupes du maréchal Marmont débouchaient en ce moment. L’artillerie ennemie faisait un feu terrible sur elles, de sorte que le terrain qui avoi­sine la rivière était labouré par les boulets, et cepen­dant il n’y avait pas moyen de prendre un autre chemin, à moins de faire un détour considérable : je pris donc cette direction. J’étais parti d’Oblass avec M. le chef d’escadron de Talleyrand-Périgord, qui, après avoir porté un ordre au maréchal Masséna, retournait à l’état- major impérial dont il faisait partie.

Le chef d'escadron Edmond de Talleyrand-Périgord
Le chef d’escadron Edmond de Talleyrand-Périgord

Cet officier avait déjà parcouru ce trajet, et il s’offrit pour me guider. Il marchait devant moi sur le petit sentier qui longe la rive droite de la Taya, lorsque, la canonnade ennemie redoublant d’intensité, nous accélérons la rapidité de notre course. Tout à coup, un maudit soldat du train, dont le cheval était chargé de poulets et de canards, produit de sa maraude, sort d’entre les saules qui bordent la rivière, et, se plaçant sur le sentier à quelques pas de M. de Talleyrand, se lance à toute bride; mais un boulet ayant tué son cheval, celui de M. de Talleyrand, qui le suivait de près, heurte le cadavre de cet animal et s’abat complètement!… En voyant tomber mon com­pagnon, je mets pied à terre pour l’aider à se relever. La chose était difficile, car l’un de ses pieds était engagé dans l’étrier sous le ventre du cheval. Le soldat du train, au lieu de nous prêter assistance, courut se blottir parmi les arbres, et je restai seul pour accomplir une tâche d’autant plus pénible qu’une grêle de boulets tombait autour de nous, et que les tirailleurs ennemis, poussant les nôtres, pouvaient venir nous surprendre!… N’im­porte!… Je n’abandonnerai pas un camarade dans cette fâcheuse position !… Je me mis donc à l’œuvre, et, après des efforts inouïs, j’eus le bonheur de relever le cheval et de replacer M. de Talleyrand en selle; puis nous reprîmes notre course.

J’eus d’autant plus de mérite en cette circonstance, que je voyais mon compagnon pour la première fois; aussi m’exprima-t-il sa reconnaissance dans les termes les plus chaleureux, et lorsque, arrivés à Zukerhandel, j’eus rempli ma mission auprès de l’Empereur, je fus en­touré et félicité par tous les officiers du grand état- major. M. de Talleyrand leur avait appris ce que je venais de faire, et répétait sans cesse : « Voilà ce qu’on « appelle un excellent camarade! » Quelques années plus tard, lorsque je revins de l’exil auquel m’avait condamné la Restauration, M. de Talleyrand, alors général de la garde royale, me reçut assez froidement. Toutefois, lorsque vingt ans après je le retrouvai à Milan, où j’ac­compagnai Mgr le duc d’Orléans, je ne lui en tins pas ran­cune, et nous nous serrâmes la main. C’est dans ce même voyage que je rencontrai à Crémone M. d’Aspre, devenu général-major au service de l’Autriche, après avoir servi l’Espagne jusqu’en 1836. Depuis, il a commandé en se­cond l’armée d’Italie, sous le célèbre maréchal Radetzki. Mais revenons à Znaïm.

Les Autrichiens évacuèrent cette ville, et on y établit le quartier général de Masséna, dont le corps d’armée forma un camp dans les environs. L’armistice avait livré provisoirement à Napoléon le tiers de la monar­chie autrichienne, habité par 8,000,000 d’âmes : c’était un immense gage de paix.

M. d’Aspre, étant trop souffrant pour suivre son armée, resta à Znaïm. Je le vis souvent; c’était un homme de beaucoup d’esprit, quoique un peu exalté.

Ma blessure me faisait beaucoup souffrir; je ne pou­vais faire aucun service à cheval. Masséna me chargea donc de dépêches pour l’Empereur, en m’ordonnant d’aller en poste à Vienne, où il ne tarda pas à venir s’éta­blir avec son état-major. Nos gens et nos chevaux res­tèrent à Znaïm, à tout événement. La conclusion de la paix traînait en longueur : Napoléon voulait écraser l’Autriche, qui résistait d’autant plus qu’elle espérait le secours des Anglais descendus en Hollande le 30 juillet et déjà maîtres de Flessingue.

En apprenant cet événement, le grand chancelier Cam­bacérès, qui gouvernait la France en l’absence de l’Em­pereur, fit marcher les troupes disponibles vers les bords de l’Escaut et en confiante commandement au maréchal Bernadotte. Ce choix déplut beaucoup à Napoléon. Du reste, les Anglais se retirèrent presque aussitôt. Les con­férences reprirent avec la même lenteur; nous occupions toujours le pays, et le quartier général de Masséna resta à Vienne depuis le 15 juillet jusqu’au 10 novembre. Privé, par ma blessure, des agréments que cette ville offrait aux officiers, j’eus du moins la satisfaction de trouver chez la comtesse de Stibar, chez laquelle j’étais logé, tous les soins que réclamait ma position : je lui en ai conservé une bien vive reconnaissance.

J’avais retrouvé à Vienne mon bon ami le général de Sainte-Croix, que sa blessure retint plusieurs mois au lit. Il logeait dans le palais Lobkowitz qu’occupait Mas­séna. Je passais chaque jour plusieurs heures avec lui, et l’instruisis du mécontentement que le maréchal parais­sait avoir conçu contre moi depuis l’incident de Wagram. Comme il avait une très grande influence sur Masséna,  il lui fit bientôt sentir combien son attitude à mon égard avait été pénible et blessante. Ses bons offices, ainsi que ma conduite à Znaïm, me remirent enfin assez bien dans l’esprit du maréchal, lorsque, par un excès de franchise, je détruisis le résultat obtenu, et ravivai le mauvais vou­loir du maréchal à mon égard. Voici à quel sujet.

Vous savez que blessé aux jambes, à la suite d’une chute de cheval qu’il avait faite dans l’île de Lobau, Masséna fut obligé de monter en calèche pour diriger ses troupes pendant la bataille de Wagram, ainsi qu’aux combats qui la suivirent. On allait donc atteler des che­vaux d’artillerie à cette voiture, lorsque, s’étant aperçu qu’ils étaient trop longs pour le timon, et n’avaient pas assez de liant dans leurs mouvements, on leur substitua quatre chevaux des écuries du maréchal, pris parmi les plus dociles, et parfaitement habitués au bruit du canon. Les deux soldats du train désignés pour conduire Masséna allaient se mettre en selle, le 4 juillet au soir, quand le cocher et le postillon du maréchal déclarèrent que, puisque leur maître se servait de ses propres chevaux, c’était à eux à les diriger. Malgré toutes les observations qu’on put leur faire sur les dangers auxquels ils s’expo­saient, ces deux hommes persistèrent à vouloir conduire leur maître. Cela dit, et comme s’il se fût agi d’une simple promenade au bois de Boulogne, le cocher monta sur le siège, et le postillon sauta à cheval!… Ces deux intrépides serviteurs furent pendant huit jours exposés à de très grands dangers, surtout à Wagram, où plusieurs centaines d’hommes furent tués auprès de leur calèche. A Guntersdorf, le boulet qui traversa cette voiture perça la redingote du cocher, et un autre boulet tua le cheval que montait le postillon!… Rien n’intimida ces deux fidèles domestiques, dont tout le corps d’armée admirait le dévouement. L’Empereur même les félicita, et dans une de ses fréquentes apparitions auprès de Masséna, il lui dit :

« Il y a sur le champ de bataille 300,000 combattants : eh bien ! savez-vous quels sont les deux plus braves? C’est votre cocher et votre postillon, car nous sommes tous ici pour faire notre devoir, tandis que ces deux hommes, n’étant tenus à aucune obligation mili­taire, pouvaient s’exempter de venir s’exposer à la mort; ils ont donc mérité plus qu’aucun autre! »

Puis s’adressant aux conducteurs de la voiture, il s’écria :

« Oui, vous êtes deux braves!… »

Napoléon aurait certainement récompensé ces gens- là, mais il ne pouvait leur donner que de l’argent et il craignit probablement de blesser la susceptibilité de Masséna, pour le service duquel ils bravaient tant de périls !… C’était en effet au maréchal à le faire, d’autant plus qu’il jouissait d’une fortune colossale : 200,000 fr. en qualité de chef d’armée; 200,000 francs comme duc de Rivoli, et 500,000 francs comme prince d’Essling : au total, neuf cent mille francs par an.

Cependant, Masséna laissa d’abord s’écouler deux mois sans annoncer à ces hommes ses intentions à leur égard; puis, un jour que plusieurs de ses aides de camp, au nombre desquels j’étais, se trouvaient réunis auprès du lit de Sainte-Croix, Masséna, qui le visitait fréquem­ment, entra dans l’appartenant, et tout en causant avec nous sur les événements de la campagne, il se félicita d’avoir suivi le conseil que je lui avais donné d’aller sur le champ de bataille en calèche, plutôt que de s’y faire porter par des grenadiers; il fut alors tout naturellement conduit à parler de son cocher et de son postillon, et loua leur sang-froid et le courage dont ils n’avaient cessé de faire preuve au milieu des plus grands périls. Enfin, le maréchal termina en disant que, voulant accorder à ces braves gens une bonne récompense, il allait donner à  chacun d’eux 400 francs. Puis, s’adressant à moi, il eut le courage de me demander si ces deux hommes ne seraient pas satisfaits!…

J’aurais dû me taire, ou me borner à proposer une somme un peu plus forte; mais j’eus le tort d’être trop franc, et surtout de l’être avec malice; car, bien que j’eusse parfaitement compris que Masséna n’entendait donner à chacun de ces gens que 400 francs une fois payés, je répondis qu’avec 400 francs de rente viagère qu’ils ajouteraient à leurs petites économies, le cocher et le postillon seraient sur leurs vieux jours à l’abri de la misère. Une tigresse dont un chasseur imprudent attaque les petits n’a pas des yeux plus terribles que le devinrent ceux de Masséna en m’entendant parler ainsi; il bondit de son fauteuil en s’écriant :

Malheureux!… vous voulez donc me ruiner!… Comment! 400 francs « de rente viagère!,.. Mais non, non, non!… C’est 400 fr. une fois donnés !

La plupart de mes camarades gardèrent un prudent silence; mais le général Sainte-Croix et le commandant Ligniville déclarèrent hautement que la récompense fixée par le maréchal ne serait pas digne de lui, et qu’il fallait la changer en une rente viagère. Alors Masséna ne se contint plus : il courait furieux dans la chambre, en renversant tout ce qui se trouvait sous sa main, même les gros meubles, et s’écriait : « Vous voulez me ruiner!… » Puis, en sortant, il nous dit pour adieux :

Je préférerais vous voir fusiller tous, et recevoir moi-même une balle au travers du bras, plutôt que de signer la dotation d’une pension viagère de 400 francs pour qui que ce fût… Allez tous au diable!…

Le lendemain, il revint parmi nous, très calme en apparence, car personne ne savait dissimuler comme lui; mais, à compter de ce jour, le général Sainte-Croix, son ami, perdit beaucoup de son affection; il prit Ligniville en guignon, et lui en donna des preuves l’année suivante en Portugal. Quant à moi, il m’en voulut encore plus qu’à mes camarades, parce que j’avais le premier parlé des 400 francs de rente. De bouche en bouche, la nouvelle de cet incident arriva aux oreilles de l’Empereur : aussi, un jour que Masséna dînait avec Napoléon, Sa Majesté ne cessa de le plaisanter sur son amour pour l’argent et lui dit qu’il pensait néanmoins qu’il avait fait une bonne pension aux deux braves serviteurs qui con­duisaient sa calèche à Wagram… Le maréchal répondit alors qu’il leur donnerait à chacun 400 francs de rente viagère, ce qu’il fit sans qu’il fût besoin de lui percer le bras d’une balle. Sa colère contre nous s’en accrut encore, et il nous disait souvent, avec un rire sardonique :

Ah! mes gaillards, si je suivais vos bons avis, vous m’auriez bientôt ruiné!…

L’Empereur, voyant que les plénipotentiaires autri­chiens reculaient constamment la conclusion du traité de paix, se préparait à la guerre, en faisant venir de France de nombreux renforts, dont il arrivait tous les jours de nombreux détachements, que Napoléon inspectait lui- même à la parade quotidienne, passée dans la cour du palais de Schönbrunn. Ces recrues attiraient beaucoup de curieux, qu’on laissait trop facilement approcher; aussi, un étudiant, nommé Frédéric Staps, fils d’un libraire de Naumburg et membre de la société secrète du Tugendbund (ligue de la vertu), profita de ce défaut de surveillance pour se glisser dans le groupe qui envi­ronnait l’Empereur. Déjà deux fois le général Rapp l’avait invité à ne pas s’approcher aussi près, lorsqu’en l’éloignant une troisième fois, il sentit que ce jeune homme avait des armes cachées sous ses habits. Staps fut arrêté et avoua qu’il était venu dans l’intention de tuer l’Empereur, afin de délivrer l’Allemagne de son joug. Napoléon voulait lui laisser la vie et le faire traiter comme atteint de démence; mais les médecins ayant affirmé qu’il n’était pas fou, et cet homme persistant à dire que, s’il s’échappait, il chercherait de nouveau à accomplir l’attentat qu’il avait depuis longtemps conçu, on l’envoya au conseil de guerre; il fut condamné, et l’Empereur l’abandonna à son malheureux sort : Staps fut fusillé.

Le traité de paix ayant été signé le 14 octobre, l’Em­pereur quitta l’Autriche le 22, laissant au major général et aux maréchaux le soin de présider au départ des troupes, qui ne fut entièrement effectué que quinze jours après. Masséna autorisa alors ses officiers à rentrer en France.

Je quittai Vienne le 10 novembre. J’avais acheté une calèche, dans laquelle je voyageai jusqu’à Strasbourg avec mon camarade Ligniville, dont la famille habitait les environs. J’avais laissé en arrière mon domestique, chargé de conduire l’un de mes chevaux à Paris. Je me trouvais donc seul à Strasbourg et craignais de me mettre seul en route, car mon bras était très enflé; l’ongle du pouce venait de tomber, et je souffrais au-delà de toute expression. J’aperçus heureusement, dans l’hôtel où je logeais, le chirurgien-major du 10e de chasseurs, qui voulut bien me panser, et qui, devant se rendre à Paris, prit place dans ma voiture, en m’assurant ses soins pendant le trajet. Ce docteur quittait le service militaire, pour s’établir à Chantilly, où je l’ai revu, vingt années après, à la table de Mgr le duc d’Orléans, comme commandant de la garde nationale. J’arrivai néanmoins à Paris en assez mauvais état; mais les bons soins de ma mère, et le repos dont je jouissais enfin auprès d’elle, hâtèrent ma guérison.

 

Ainsi se termina pour moi l’année 1809. Or, si vous vous rappelez que je l’avais commencée à Astorga, en Espagne, pendant la campagne contre les Anglais, après laquelle je pris part au siège de Saragosse, où je reçus une balle au travers du corps; si vous considérez qu’il me fallut ensuite traverser une partie de l’Espagne, toute la France et l’Allemagne, assister à la bataille d’Eckmühl, monter à l’assaut de Ratisbonne, exécuter à Molk (Melk) le périlleux passage du Danube, combattre pendant deux jours à Essling, où je fus blessé à la cuisse, me trouver engagé pendant soixante heures à la bataille de Wagram, enfin être blessé au bras au combat de Znaïm, vous conviendrez que cette année avait été pour moi bien fertile en événements et m’avait vu courir bien des dangers!


 

 

References

References
1 L’Ordre des Trois-Toisons d’Or est un ordre honorifique institué par Napoléon Ier à partir de Schönbrunn par lettres patentes du . Il n’a jamais été distribué, et a été dissous par Napoléon le .  Il devait fusionner les deux ordres de la Toison d’or – Espagne et Autriche – auxquels une branche française aurait été ajoutée